Les ressorts et facettes de l’exceptionnalisme politico-religieux américain (colloque)

détail d'un tableau allégorique de John Gast, datant de 1872 qui représente l'expansion victorieuse de l'Amérique, incarnée par Columbia, laquelle étend la lumière de la civilisation vers l'Ouest sauvage.

détail d’un tableau allégorique de John Gast, datant de 1872 qui représente l’expansion victorieuse de l’Amérique, incarnée par Columbia, laquelle étend la lumière de la civilisation vers l’Ouest sauvage.

Résumé : Les Américains ont la particularité de se vouloir et d’être véritablement différents, voire uniques ; c’est ce que l’on appelle « l’exceptionnalisme américain ». Aussi croient-ils fermement en la « destinée manifeste » de leur pays. Cette spécificité, qui n’est pas nouvelle – vu ses origines puritaines – mais qui semble s’être accentuée au cours des dernières décennies, trouve sa confirmation dans de nombreux domaines, notamment la religion. Source de perplexité dans le reste du monde, le facteur religieux se révèle toujours beaucoup plus fort aux États-Unis que dans les autres nations démocratiques et industrialisées.

C’est autour de cet exceptionnalisme, théorie au puissant pouvoir mobilisateur, qu’une journée d’étude a été organisée le 14 février 2014 par l’Université de Valenciennes et du Hainaut Cambrésis (UVHC), le laboratoire CALHISTE, en partenariat avec l’Institut d’Étude des Faits religieux (IEFR). Celle-ci a réuni un panel d’intervenants spécialistes des États-Unis et des questions religieuses dont j’ai eu le plaisir de faire partie. L’objectif de ses organisateurs a été de proposer une tentative, humble mais ambitieuse, de cadrage de l’exceptionnalisme américain[1], en explorant ses fondements historiques et ses multiples expressions et répercussions politiques, diplomatiques, religieuses et culturelles. La religion civile américaine (Civil Religion) expliquée par Mokhtar Ben Barka (UVHC); la politique basée sur la foi (faith-based initiatives)  par John Chandler (UVHC)[2]; la politique extérieure par Malie Montagutelli (Paris 3-Sorbonne Nouvelle); le cinéma hollywoodien en tant que vecteur de diffusion de l’exceptionnalisme en Amérique et dans le monde, par Nathalie Dupont (Université du Littoral Côte d’Opal/ ULCO); et le missionarisme évangélique par votre serviteur, ont reflété la diversité des thèmes à travers lesquels se décline l’exceptionnalisme. Le présent article accompagne le propos du colloque d’une analyse personnelle et indépendante en attendant la restitution des actes, et retient la « destinée manifeste » comme fil conducteur de la réflexion.

La « destinée manifeste » : contexte de réalisation d’une idée puissante Exception_PR_EU_affiche_smll - Copie

      Émergeant d’un riche univers mental mais généralement peu connu ou évoqué hors des cercles américanistes, le concept de « destinée manifeste » est l’un des avatars les plus englobants de l’exception américaine. À l’origine, ce fut un slogan accrocheur, popularisé en 1845 par la revue « US Magazine and Democratic Review » (réputée proche du mouvement national populiste « Jacksonian democracy » fidèle aux idées du président Andrew Jackson [1767-1845]), et né sous la plume du journaliste new yorkais John L. O’Sullivan. Son article intitulé « Annexation »[3] fit date, frappant les esprits par sa tonalité conquérante et intransigeante, incitant à l’annexion de l’État du Texas – qui surviendra la même année, déclenchant la guerre américano-mexicaine (1846-1848). Sur ces entrefaites, le Congrès américain votera le 14 février 1848 l’intégration à l’Union de la moitié Sud du territoire de l’Oregon né d’un compromis avec la Grande-Bretagne (traité de l’Oregon en 1846). Celle-ci succèdera à l’annexion du Nouveau-Mexique et de la Californie le 2 février 1848 (entérinée par le Traité de Guadalupe Hidalgo). Sur une période d’expansion territoriale s’étalant de 1787 (date de rédaction de la Constitution) à 1861, l’accélération du processus fut sans précédent durant l’unique mandat présidentiel (1845-1849) du démocrate jacksonien James Knox Polk (1795-1849). Quoique généralement – et certainement à juste titre – présentée comme une dynamique irrésistible et irréversible, il convient de souligner que de nombreux aspects, à la fois idéologiques/religieux et purement pratiques de la « destinée manifeste » suscitèrent néanmoins des questionnements voire des réticences et des  vives contestations au sein du paysage politique et de la société civile. La moralité, le bon sens et la nature prétendument sacrée de la « destinée manifeste » n’allaient pas forcément de soi aux yeux de tous les Américains. Ce qui n’empêcherait pas les voix dissonantes d’être noyées par une puissante vague de patriotisme et le fait accompli d’être majoritairement soutenu par le peuple au nom d’impératifs économiques et sécuritaires engageant la souveraineté nationale. Les démocrates jacksoniens, réputés réactionnaires, populistes et expansionnistes, soutenaient l’idée que les Américains blancs devaient étendre leur contrôle d’Est en Ouest, entre l’Océan Atlantique et le Pacifique tandis que leurs opposants jeffersoniens et « Whigs » (libéraux, égalitaristes et modernistes) préféraient mettre l’accent sur l’approfondissement de la structure socio-économique existante (les premiers privilégiant la consolidation du secteur agricole, les seconds davantage celle du tissu industriel) plutôt que sur l’expansion territoriale jugée par beaucoup inconstitutionnelle, arbitraire, inutile et moralement condamnable puisque susceptible d’encourager l’extension de l’esclavage. La « question noire » était déjà une source de désaccords au sein même des partis et provoqua l’éclatement de l’éphémère parti Whig. Ces lignes de faille allaient préfigurer plus tard  la déchirure de la guerre de sécession.

Célèbre affiche électorale de 1900 comparant entre autres, la situation désastreuse de Cuba sous domination espagnole en 1896 et de Cuba sous contrôle américain depuis la guerre hyspano-américaine de 1898, renouant avec la liberté et de la prospérité. (crédit : Wikimedia Commons).

Célèbre affiche électorale de 1900 comparant entre autres la « situation désastreuse » de Cuba sous domination espagnole en 1896 et le « renouveau » de Cuba sous contrôle américain renouant avec la liberté et la prospérité depuis la fin de la guerre hispano-américaine de 1898 (crédit : Wikimedia Commons).

De l’expansion territoriale à la domination morale

     La « destinée manifeste » s’articule autour d’une dualité entre, d’une part, un expansionnisme géographique vigoureux  (via la colonisation de peuplement) servant un agenda nationaliste fondé sur des considérations pratiques et prosaïques immédiates; d’autre part, une idée plus transcendante, intemporelle et universelle du rôle ou de la mission moral(e) de l’Amérique. Sa providentialité autoproclamée, conjuguée à la volonté populaire et à la propagande, a traversé les époques, fournissant maintes fois une justification au fait colonial et à l’unilatéralisme par laquelle les décideurs pouvaient d’une certaine manière se donner bonne conscience. Le paradoxe moral qui se dégage de cet “égoïsme sacré” a été admis lors du colloque, moyennant toutefois quelques nuances. En effet, tout en reconnaissant le fait que l’Amérique a pu être amenée à coloniser et à annexer (les frontières de l’Ouest d’abord puis d’autres territoires étrangers comme Hawaï et les Philippines à la fin du XIXe siècle) sans égard pour les populations autochtones (et ce, d’autant plus facilement qu’il n’existait pas encore de Déclaration internationale des droits indigènes) dans le but d’augmenter la superficie de son territoire, ses ressources naturelles et de jouir de positions militaires stratégiques plus ou moins provisoires ; cela ne la rend pas a posteriori assimilable aux empires coloniaux européens multi-continentaux et extensifs, dont les finalités étaient immanentes à leur essence et non dictées par les contingences. Coloniale par accident, par besoin ou par utilitarisme plutôt que par choix, dessein ou soif de domination – ambition qu’elle a d’ailleurs, de tout temps, refusé d’assumer -, l’Amérique a coutume, au contraire, de se positionner et de s’affirmer volontiers comme une « puissance morale » ou un « Empire de la liberté » (selon l’idée développée par Thomas Jefferson [1743-1826]). Sa stratégie de domination est définie comme non-territoriale, symbolique, bienveillante et libératrice, destinée à défendre, à exporter et à faire triompher (par son rayonnement autant que par sa puissance économique) ses valeurs morales, culturelles, démocratiques et marchandes; dût-elle à cet effet – et quand d’exceptionnelles circonstances l’y acculent -, intervenir militairement, sanctionner économiquement, provoquer des changements de régimes hostiles ou non coopératifs afin d’asseoir un contrôle politique pour une durée convenant à ses intérêts. L’usage – qui allait devenir de plus en plus décomplexé dans la diplomatie américaine – d’une rhétorique ambiguë, expansionniste et unilatéraliste drapée du manteau de l’humanitaire, est éloquemment illustré par l’affiche électorale du parti républicain datant du 12 juillet 1900 et vantant le bilan et les « promesses tenues » du président sortant William McKinley (1843-1901), héraut d’une politique étrangère hégémonique et artisan de la reprise économique et du sauvetage des banques en 1897 après la Panique de 1893. Sous les portraits du candidat à sa propre succession et de son colistier Theodore Roosevelt (1858-1919), figure un slogan justifiant le protectorat américain mis en place sur Cuba en 1898 et sans doute implicitement l’annexion des Philippines, de Puerto-Rico, Guam et Hawaï la même année : « le drapeau américain n’a pas été planté sur le sol étranger pour acquérir plus de territoire, mais pour le bien de l’humanité » (The American flag has not been planted on foreign soil to acquire more territory but for humanity’s sake). La preuve en est que, contrairement aux idées reçues de nos jours, certains traits de tempérament et éléments de langage ne sont pas apparus sous l’ère des idéalistes néonconservateurs (2001-2009) entourant le président George W. Bush.

« L’instinct du bien » et la « morale universelle » de l’Amérique : les sources de légitimation de son action dans le monde

Affiche officielle du documentaire de propagande "Pershing's Crusaders" réalisé à l'occasion de l'entrée en guerre de l'Amérique contre l'Allemagne. Pour le président Woodrow Wilson, rompant avec l'isolationnisme, la participation tardive de son pays à la première guerre mondiale est une exigence. L'Amérique doit donner son sang et ses forces pour les principes qui l'ont fait naître... L'affiche joue sur l'association et les stéréotypes. Les héroïques soldats commandés par le général Pershing sont représentés comme les dignes descendants des croisés.

Affiche officielle du film de propagande « Pershing’s Crusaders » réalisé à l’occasion de l’entrée en guerre de l’Amérique contre l’Allemagne le 6 avril 1917. Rompant avec l’isolationnisme et la neutralité, le président Woodrow Wilson voyait dans la participation tardive de son pays à la Première guerre mondiale un enjeu pour la paix, la démocratie et liberté des peuples, déclarant que l’Amérique devait donner son sang et son pouvoir pour les principes qui l’avaient fait naître. L’affiche fonctionne sur les stéréotypes et l’analogie entre les héroïques soldats commandés par le général Pershing et les preux croisés.

     Traditionnellement, l’Amérique aime à brandir fièrement un idéalisme moral qui se veut sincère, vibrant et unique. Il peut lui arriver cependant d’échouer à convaincre de l’authenticité de sa démarche, et de se laisser enfermer sur elle-même par ses principes. Cet idéalisme est vécu comme une vertu, une « marque pays » et un gage de succès dans tous les domaines (grâce à l’intensité de l’énergie, du dévouement et de l’optimisme populaires qu’il suscite). A contrario, le manque de foi, de volontarisme, d’engagement moral des Européens et, du point de vue politico-économique, la persistance d’un modèle social-démocrate et d’un interventionnisme étatique (l’État-providence) dont l’idée que s’en font les conservateurs américains est généralement excessive, inspirent le mépris outre-Atlantique. Washington ne se prive guère d’utiliser à son avantage ces « lacunes » et « failles » européennes identifiées comme autant de causes privant l’UE-28 d’un véritable leadership et expliquant son lent déclin socio-économique et culturel, ainsi que son inefficacité, entre autres, à régler un certain nombre de crises et des conflits mondiaux depuis deux décennies. Au XXe siècle et au début du XIXe siècle, chaque fois que l’Amérique a eu recours à l’interventionnisme unilatéral sur la scène internationale, elle l’a justifié en affirmant n’avoir d’autre choix que de pallier avec fermeté et détermination l’impuissance, l’immobilisme ou l’incompétence de ses alliés européens et des institutions internationales. Des guerres mondiales à la guerre des Balkans, l’action américaine (diplomatique et militaire) aura de nombreuses fois sauvé la mise à l’Europe en difficulté. On comprend mieux dès lors pourquoi l’attitude attentiste du président Barack Obama représente plus qu’une inflexion mais une rupture avec la tradition ressentie comme un véritable affront et une trahison par les républicains les plus conservateurs (et même par certains modérés) qui restent persuadés que le statut de superpuissance de l’Amérique et ses valeurs universelles lui incombent naturellement une plus grande – exceptionnelle – responsabilité morale que tout autre acteur international. L’attitude résultant de cette conviction est auto-perçue comme proactive, courageuse, honnête et altruiste tandis que celle-ci est décrite par de nombreux alliés et adversaires comme arrogante, interférente, aventureuse, hypocrite, égoïste et perfide. Cette distorsion/incompréhension, plutôt que d’avoir un effet dissuasif sur les decision makers américains ou de les pousser à se remettre en question, les convainc un peu plus de leur caractère visionnaire et valeureux que les autres nations critiquent, soit parce qu’elles l’envient soit ne le comprennent pas, mais dans les deux cas, parce qu’elles en sont dépourvues. Si l’exceptionnalisme était une chose aisée à appréhender uniquement par l’intellect, il serait dès lors plus ou moins possible pour d’autres nations de se l’approprier rapidement. Or, l’incompréhension de la majorité conforte le sentiment de la minorité d’être dotée d’un génie et d’un instinct moral supérieurs, innés et inimitables. Les États-Unis considèrent que leurs actions contournant certaines règles internationales restent non moins légitimes et nécessaires et ne doivent être jugées qu’à l’aune de leurs objectifs « bons pour l’Amérique et pour l’humanité ». Cette approche, bien moins regardante sur la manière que sur l’intention, est conçue dans un esprit conforme au proverbe kantien « l’intention vaut l’action » résumant le concept moral de l’ « impératif catégorique » du philosophe. Cela dit, la légalité et la légitimité internationales ne sont pas sans importance dans la perspective américaine. Ses dirigeants, de quelque bord politique que ce soit, ne méprisent pas ces notions, bien qu’ils s’arrogent souverainement le droit d’en faire abstraction à partir du moment où cela ne leur semble suffire à résoudre un problème sérieux ou constitue une entrave à la sauvegarde de leurs intérêts supérieurs nationaux. Dans leur hiérarchie des valeurs, leur conception de la moralité est absolue, donc placée au dessus de la légalité internationale.

Le 27 octobre 2007, alors qu'elle s'apprêtait à témoigner devant le Chambre des représentants, la secrétaire d'État Condoleeza Rice fut prise à partie dès son arrivée par une activiste du collectif féminin anti-guerre "Code Pink". Son assaillante, Desiree Anita Ali-Fairooz, tout en agitant ses mains couvertes d'un rouge sang devant le visage de C. Rice, impassible, s'écria : "vous avez le sang de millions d'Irakiens sur vos mains, vous êtes une criminelle de guerre !" (crédit photo: AP)

Le 27 octobre 2007, alors qu’elle s’apprêtait à témoigner devant le Chambre des représentants, la secrétaire d’État Condoleeza Rice fut prise à partie par une activiste du collectif féminin anti-guerre « Code Pink ». Son assaillante, Desiree Anita Ali-Fairooz, agitant ses mains couvertes d’un rouge sang l’invectiva quelques secondes avant d’être évacuée : « vous avez le sang de millions d’Irakiens sur vos mains, vous êtes une criminelle de guerre ! » (crédit photo: AP)

Les normes et standards évoluent, les opinions publiques sont influençables et versatiles, mais les principes moraux américains sont, eux, conçus comme immuables. Parfois, les risques que comporte une action extérieure (intervention militaire), si élevés soient-ils, valent la peine d’être pris car l’idée de la grandeur et de la justice promue par l’Amérique exige des sacrifices et des pertes (l’Amérique n’est-elle pas née et n’a-t-elle pas grandi en puissance et en sagesse dans la foi autant que dans la douleur?). Le concept de « chaos constructif »(constructive chaos) employé par l’administration George W. Bush (et précisément sorti de la bouche de sa secrétaire d’État Condoleeza Rice au plus fort de la « guerre des 33 jours » en juillet 2006) relève du même ordre d’idée. Celui-ci désigne la dystocie d’un « nouveau Moyen-Orient » s’apprêtant à entrer dans une ère tourmentée par les guerres et la violence, présentée comme un passage cruel mais obligé avant son remodelage définitif. L’Amérique (pas exclusivement celle des néoconservateurs) conçoit que la licéité d’une guerre, fût-elle préventive ou défensive, n’est pas une fin en soi compte tenu de la nature du système international actuel, au demeurant peu solidaire et peu soucieux de « faire progresser le bien », contrairement à l’Amérique. Ce système, gouverné par de grosses machines bureaucratiques et technocratiques, dénué de toute vision, est jugé incapable de prendre en charge le devenir du monde sans l’indispensable superpuissance qui sait prendre des décisions difficiles et coûteuses au nom de ses grands principes. L’administration G.W Bush avait ainsi fait le pari qu’en apportant la démocratie et en améliorant la stabilité et la sécurité au Moyen-Orient après son intervention militaire contestée en Irak en 2002, elle en aurait tiré suffisamment d’honneur et de prestige pour faire valoir rétroactivement le bien-fondé des choix qu’elle avait assumés malgré le scepticisme ambiant et les protestations. Les États frileux ou hostiles à son projet auraient fini par réévaluer leur jugement négatif en constatant les bénéfices qualitatifs et quantitatifs engendrés par l’action américaine et sa « vision morale » du monde. Mais le fiasco de l’occupation de l’Irak n’aura fait, au contraire, que rendre le jugement de la société internationale plus implacable, et de fait, la centralisation de ses critiques sur les motifs initiaux (fallacieux) de la guerre s’en trouva amplifiée. Dans l’absolu, aucun argument n’aurait pu freiner la décision de la Maison Blanche de partir en « croisade » pour réaliser son ambitieux, utopique projet, ou devrait-on dire, sa « destinée ». Car le concept de « Grand Moyen-Orient » des néoconservateurs comme celui de la « destinée manifeste » des démocrates jacksoniens portait en lui une légitimité morale d’une invincible évidence d’être du côté du bien (contre le mal), posture sacrée interdisant l’échec ou la dérobade.

Le modèle de la nation hybride : un exceptionnalisme en danger ?

Cette photo prise le 16 septembre 2007 où l'on voit le sénateur B. Obama et les deux autres candidats à l'investiture démocrate devant le drapeau américain, les mains jointes en dessous de la taille, tandis que résonait le sermon d'allégeance (pledge of Allegeance) avait tourné sur la toile, suscitant l'indignation. Cible régulière de nombreuses rumeurs et attaques remettant en cause autant sa religion (il serait en réalité un musulman) et son patriotisme, le président Obama avait récusé ces accusations, précisant qu'il ne s'agissait pas du sermon d'allégeance mais de l'hymne nationale, le Star-Spangled Banner ("La Bannière étoilée") durant laquelle il ne faut pas poser la main droite sur le coeur mais chanter.

Photo prise le 16/09/2007:  l’on y voit le sénateur B. Obama et les deux autres candidats à l’investiture démocrate, Bill Richardson et Hillary Clinton devant le drapeau américain. Ses mains jointes placées sous la taille pendant le Serment d’allégeance (Pledge of Allegiance) suscitèrent un tollé sur le web. L’intéressé récusa les allégations d’antipatriotisme, arguant qu’il ne s’agissait pas du serment mais de l’hymne nationale, »La Bannière étoilée » (Star-Spangled Banner) durant laquelle chanter est suffisant. (crédit : Reuters)

     La « destinée manifeste » représente assurément une clé d’entrée privilégiée pour une compréhension plus large de la paradoxale Amérique, perçue dès l’origine par ses premiers colons comme une bénédiction et une « mission confiée par Dieu » (God given mission). Débutant par les aspects historiques, le cheminement de la réflexion a abouti lors du colloque à la question de la perpétuation d’un esprit autant empreint de religiosité que de laïcité qui anime l’exceptionnalisme religieux et le patriotisme américains. Une hybridation mise en exergue par le professeur Moktar Ben Barka dans un édifiant exposé sur la « religion civile américaine »[4]. Cependant, la profondeur de ce double ancrage de l’exceptionnalisme dans le réel et le sacré, le temporel et le spirituel, qui créé une alchimie harmonieuse et fait de l’Amérique un pays à la fois authentiquement, constitutionnellement laïc et profondément attaché à la religion, n’empêche pas de faire remarquer que des changements sociétaux et politiques commencent à secouer les repères traditionnels, identitaires et affectifs, suscitant des réactions controversées et éveillant la colère et l’inquiétude des milieux conservateurs. Ceux-ci alertent l’opinion sur le fait que les spécificités fondamentales sur lesquelles repose l’identité américaine sont menacées par les politiques, menées à l’intérieur comme à l’extérieur par le président Obama.

L’ exceptionnalisme, comme outil pédagogique, ne fonctionne jamais mieux que lorsque l’Amérique se trouve dans une situation qui l’oblige à s’affirmer et à se démarquer par rapport à un ennemi extérieur, une antithèse parfaite, figée et menaçante, qui donne une raison concrète aux forces de la nation de se mobiliser, de s’unir, de consentir des efforts pour faire avancer la cause nationale et d’appuyer les mesures du gouvernement visant à augmenter les moyens de maintenir sa suprématie militaire. Tour à tour, cet ennemi fondamental a pu prendre les traits, pour l’essentiel, de l’Empire britannique, de l’Union soviétique puis de l’islamisme, son premier ennemi déterritorialisé et désétatisé. Mais aujourd’hui, il semblerait que, ironiquement, une partie de l’Amérique exceptionnaliste et chrétienne se soit également trouvé un nouvel ennemi intérieur, symbolique et culturel, en la personne du président Barack Obama. Ce dernier est la cible régulière de rumeurs et d’accusations diverses remettant en cause son appartenance religieuse (il serait en réalité « musulman »), son patriotisme, ses convictions politiques (il est suspecté d’anciennes sympathies rémanentes allant aux Black Panthers et au marxisme) jusqu’à sa filiation paternelle utilisée pour étayer les thèses susmentionnées. Des points de controverse et des flous qui en font l’un des présidents les plus intrigants, insaisissables et polarisants de l’histoire des États-Unis. Ses détracteurs les moins extravagants lui reprochent plus sobrement un « réalisme cynique et électoraliste » qui le pose tantôt en fossoyeur d’un exceptionnalisme fondé principalement depuis des décennies sur la foi, l’amour de la patrie, l’idéalisme, la puissance et sur la prééminence du militarisme comme base et vecteur du leadership, tantôt en opportuniste capable à tout moment de retourner sa veste, de revenir sur ses engagements et de poursuivre une guerre (en Afghanistan) « sans y croire une seconde » [5]. Si le mot « exceptionnalisme » n’a jamais été entendu dans les discours des présidents américains des trois dernières décennies, démocrates et républicains confondus, aucun d’eux, de Ronald Reagan à B. Obama, n’a toutefois caché sa pleine adhésion à l’idée voulant que le peuple américain possédât des qualités exceptionnelles, ni le sérieux avec lequel il considérait son devoir de chef d’État de maintenir l’Amérique dans son statut de première puissance et de « nation indispensable » (indispensable nation). Mais ce discours classique, rassurant quoique convenu, généralement attendu de la part de tout président américain et auquel B. Obama ne peut logiquement se soustraire, passe péniblement l’épreuve des faits dans son cas personnel. La question de l’exceptionnalisme et le mot lui-même se sont invités de façon inédite aux élections présidentielles de 2012, comme une manière de revitaliser un nationalisme affadi par le passage de l’administration Obama, et ont servi d’argument central dans les discours offensifs de ses adversaires, Newt Gingrich [6], Rick Perry [7] (tous deux candidats à la primaire du Parti républicain) et Mitt Romney, candidat malheureux à la présidentielle [8]. [ mise à jour du 17/06/ 2014 : le président a fini par comprendre qu’il a tout intérêt à se réapproprier ce thème de controverse utilisé contre lui, en atteste son discours prononcé le 28 mai 2014 à l’académie militaire de West Point, où, évoquant l’exceptionnalisme et l’accommodant au passage au multilatéralisme qui lui est cher, il a déclaré : « Je crois en l’exceptionnalisme américain de toutes les fibres de mon être. Mais ce qui nous rend exceptionnels, ce n’est pas notre capacité à faire fi des normes internationales et de la primauté du droit, mais notre volonté de les affirmer à travers nos actions » (I believe in American exceptionalism with every fiber of my being. But what makes us exceptional is not our ability to flout international norms and the rule of law; it is our willingness to affirm them through our actions)].

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p class= »wp-image-3705 « >Face au « Godless » rampant, choisir entre la « guerre culturelle » ou « la porte vers l’inconnu »

     À travers ce discours d’opposition qui entend raviver la mythologie nationale, les républicains de l’aile la plus conservatrice du parti ne reprochent pas uniquement à l’actuel président d’avoir fait perdre à l’Amérique beaucoup de son prestige militaire et de son leadership mondial, en faisant notamment le choix du leading from behind (« diriger de l’arrière »), mais également l’aversion ou l’indifférence qu’il montre pour les traditions et symboles chers à la nation. Sur le plan économique, ses tendances socialistes, étatistes/interventionnistes (keynésiennes) et « européanisantes », contraires à l’État minimal et au conservatisme fiscal – constantes du parti républicain – ont été présentées comme la principale cause du creusement du déficit budgétaire et de la dette publique ayant atteint depuis 2009 des niveaux historiques. À contre cœur, et au terme d’un bras de fer de trois ans, les républicains ont dû céder en février 2014 face aux démocrates sur la question du relèvement du plafond de la dette pour un an. Une capitulation nécessaire pour éviter le défaut de paiement. Sur le plan des valeurs, l’Amérique traditionnaliste est en passe de perdre sa « guerre culturelle et religieuse » face à une pensée de gauche radicale qui gagne du terrain. Fortement déçus par le programme du parti républicain, ses échecs et ses compromis qui ne sont plus en phase avec leurs valeurs, les chrétiens se retrouvent de moins en moins dans l’offre politique et commencent, dans l’ensemble, à reconsidérer moralement et philosophiquement l’alliance qui les lie au Grand old party depuis des décennies, bien que la majorité d’entre eux continuera à voter républicain, plus par pragmatisme (et absence d’alternative) que par envie et choix volontaire. Néanmoins, ils seraient nombreux à avoir fini par épouser les positions radicales du Tea party, mouvement de contestation hétéroclite, populiste, libertaire, ultraconservateur, né il y a cinq ans, essentiellement bâti sur l’anti-Obama et situé à la droite du parti républicain (duquel il est pour l’instant indissociable même si une partie des républicains mainstream s’en méfie et le perçoit comme une machine à perdre les élections). Pour comprendre les raisons de la colère et de l’amertume des chrétiens et conservateurs, il faut se replonger dans l’histoire de longue durée où le nationalisme et la foi, l’américanocentrisme et le christocentrisme ont procédé de la même dynamique et évolué de pair dans la réalité (et la mentalité) américaine. Cette association dans la psyché collective a d’ailleurs occasionné une compréhension relativement biaisée des autres schèmes culturels (vus à travers le prisme de ses propres conceptions et archétypes) suivie d’une attitude volontiers hautaine et méprisante, et par des politiques transformationalistes voire « messianiques » qui ont créé plus d’instabilité et de ressentiment dans le monde qu’elles n’ont atteint les objectifs déclarés des États-Unis. La concordance entre les deux domaines ou préoccupations est telle que l’orthodoxie nationale américaine redoute que tout changement culturel radical survenant dans l’un ne tarde à affecter l’autre, et à terme, à faire s’effondrer tout le système. Elle tente d’empêcher la destruction annoncée de son idiosyncrasie, de ses piliers que sont le patriotisme constitutionnel, le libéralisme économique, l’anti-étatisme et la religion civile, sous l’effet conjugué et néfaste du relativisme culturel, de la socialisation économique, de la sécularisation/déchristianisation, de la désaffiliation ecclésiale/communautaire, de la pluralisation religieuse et de la progression de l’Islam. Un certain nombre de questions d’avenir alimentent l’angoisse : une Amérique « Godless » pour laquelle militent activement depuis une douzaine d’années les mouvements humanistes, sécularistes et athées gardera-t-elle son caractère « exceptionnel »? Cette démocratie libérale purgée de l’idée d’élection et de mission divine qui la fonde et la stimule, de son référentiel et de ses traditions chrétiens, de l’intervention permanente du surnaturel, restera-t-elle « l’Amérique » telle qu’elle s’identifie elle-même et est communément identifiée ? En quoi se différenciera-t-elle des autres nations industrialisées et puissances émergentes?

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p class= »MsoNormal »> La construction sans fin d’un idéal américain « universel »

Image représentant John Winthrop aux cotés de l'équipage de l'Arabella. Source : simsonian.com /Bettmann / Corbis)

Image représentant John Winthrop à bord de l’Arabella. Source : Simsonian.com /Bettmann / Corbis)

En introduction de ma communication intitulée « Destinée manifeste et mission évangélique, ou les fondements mystico-politiques d’une Amérique providentielle », j’ai tenté d’expliquer mon parti-pris de ne pas limiter la « destinée manifeste » à un mythe de l’expansion circonscrit aux impératifs nationaux posés entre les années 1830 et 1890, mais plutôt de la dépeindre comme un processus téléologique plus complexe, un mouvement auto-réalisateur, indéfini sous bien des aspects, qui ne se départ pas de sa sacralité et de sa dimension surnaturelle même en étant déthéologisé, qui ne se fixe pas de limites spatio-temporelles absolues, de cadre normatif et se joue des « ismes »(bien que possédant un fort potentiel idéologique), à commencer par l’intellectualisme, inhibiteur de volonté. Le puissant élan qu’insuffle la « destinée manifeste », voulue d’essence divine ou providentielle par son auteur, ne peut non plus être interrompu ou annulé par la seule volonté humaine (qui n’est que l’instrument de Dieu). Il n’est guère étonnant, à cet égard, que ce concept ait dépassé et surplombé le continentalisme et l’impérialisme défensif qui devaient initialement faciliter la mise en œuvre de la doctrine Monroe et la sanctuarisation du territoire national. La « destinée manifeste » englobe cette « cause de l’Amérique » dont parlait le révolutionnaire Thomas Paine dans son livre « Le sens commun » (The Common Sense) publié en 1776, et qui serait « la cause de l’humanité tout entière ». Il écrivait : « Il est en notre pouvoir de créer un nouveau monde. L’Amérique se dressera, non pas pour elle seule, mais pour le monde. (…) La cause de l’Amérique est dans une grande mesure la cause de l’humanité tout entière (…) Ce n’est pas la préoccupation d’une journée, d’un an, ni d’un siècle ; la postérité est virtuellement impliquée dans le déroulement des choses, et elle sera plus ou moins touchée, même à la fin des temps, par ce qui se passe »[9]. En tant que finalité sans fin, la « destinée manifeste » est donc vouée à demeurer une œuvre terrestre incomplète et un combat spirituel permanent. Aseptisée, abstractisée, justifiée, transfigurée, muséifiée, la « destinée manifeste », en dépit de ses aspects les plus sombres et tragiques rappelés par les historiens américains depuis les années 1970, est volontiers retenue par une mémoire collective  idéalisée comme une histoire légendaire et intemporelle, exaltante, typiquement américaine, de bravoure et de foi ; un appel mystique et impérieux de pieux et humbles fermiers blancs luttant pour leur survie dans un environnement hostile autant que pour leur salut ; un récit auto-indulgent où la mort et la brutalité massifiées, arrachées à l’humanisation par la « volonté divine », opèrent une transmutation de la culpabilité du sang versé en un sacrifice collectif douloureux mais inexorable par lequel jaillira la vie, la promesse éternelle pour l’Amérique d’exister en puissance et en gloire après avoir vaillamment surmonté les épreuves. Le repeuplement du territoire entre en résonance avec la théologie du remplacement, condamnant un peuple indigène déchu, coupable de s’être éloigné de Dieu, à s’incliner, à embrasser la croix ou à disparaître pour laisser la place à un nouveau peuple choisi pour la pureté de sa foi.

Une symbiose idéologique comme support à l’esprit de conquête américain

Le creuset de la « destinée manifeste » est rempli de mythes fondateurs pétris d’analogies et d’allusions bibliques dans lesquelles la terre, symbolisant la promesse de Dieu à ses élus, revêt une importance centrale, partant de la Genèse [notamment le verset 28 du chapitre 1 où Dieu bénit Adam et Eve et leur dit de se multiplier, de remplir la terre et l’assujettir] jusqu’à l’Exode et la conquête du pays de Canaan par les Hébreux. Cette « destinée manifeste » peut ainsi être vue comme l’un des corollaires de la systématisation de la théologie de l’alliance. Dès lors, sous-estimer la puissance du facteur (et moteur) religieux, même sous-jacent, et choisir de ne s’attarder que (ou principalement) sur les chroniques socio-politiques de la maturation institutionnelle américaine, revient à perdre de vue l’essence créatrice du mythe national et républicain américain.

La première version (de 1629) du sceau de la colonie de la baie du Massachusetts, reflétait les intentions - pas que commerciales mais aussi missionnaires - des colons. Un rouleau sortant de la bouche de l'indien representé sur le sceau lui fait dire (à l'endroit des chrétiens anglais) : "Come over and help us" ("Venez et aidez-nous"). L'analogie biblique est évidente et renvoie à "Actes 16 :9" : "Pendant la nuit, (l'apôtre) Paul eut une vision: un Macédonien lui apparut, et lui fit cette prière: Passe en Macédoine, secours-nous !"

La première version (1629) du sceau de la colonie de la baie du Massachusetts, reflétait les intentions – pas que commerciales mais aussi missionnaires – des colons. Un phylactère en forme de rouleau sortant de la bouche de l’indien au centre du sceau lui fait dire aux chrétiens anglais : « Come over and help us » (« Venez et aidez-nous »). Cette phrase renvoie au Nouveau Testament (Actes 16:9) : « Pendant la nuit, (l’apôtre) Paul eut une vision: un Macédonien lui apparut, et lui fit cette prière: Passe en Macédoine, secours-nous! »

La « destinée manifeste » est un agrégat de principes bibliques (peuple élu, prédestination, relation alliancielle, théonomie) et d’emprunts aux théories philosophiques réformées, politiques et socio-économiques. Dans cette sédimentation, le profane n’entre pas en conflit avec le religieux ni ne l’absorbe, et vice versa. Au contraire, ces composantes se renforcent mutuellement. Le corpus de la « destinée manifeste » intègre des éléments du « constructionnisme ouvert » (loose constructionism) qu’incarnait le fédéraliste Alexander Hamilton (1757-1804) favorisant une interprétation libre, non littérale, de la Constitution afin de donner des pouvoirs étendus à un État central à exécutif fort, – en l’occurrence pour servir à justifier l’acquisition de nouveaux territoires même si la Constitution n’en donnait pas expressément le droit (« tout ce qui n’est pas interdit est autorisé »); du baconianisme qui consacre le pouvoir d’action et de domination de « l’Empire humain » sur la nature grâce à la science et la technique; de l’utilitarisme qui ramène la notion du juste à celle de l’utile; du spencérisme basé sur « la sélection des plus aptes », selon l’expression de son théoricien; du physiocratisme qui plaide pour un développement économique basé essentiellement sur l’agriculture, mais aussi sur les lois naturelles de la liberté et de la propriété privée. Après la Reconstruction (fin de la guerre civile), ce courant agraire s’essoufflera en même temps que le rêve jeffersonien d’une Amérique des campagnes prospère au profit du modèle hamiltonien, industriel et urbain. En tout état de cause, il ressort de cette mixture idéologique des processus et étapes invariables qui sont les suivants : « conquérir, peupler et dominer (la terre) », étant entendu que la nature et toutes les richesses qu’elle renferme sont un don de Dieu et ont vocation à être exploitées et extraites pour le bien du plus grand nombre; « civiliser et évangéliser », autrement dit diffuser et implanter la démocratie et le christianisme – ces deux principes sont consubstantiels et sont une condition pour que la communauté chrétienne se multiplie et vive en paix, se tenant éloignée de « l’état de nature » et du paganisme contraires à la civilisation et associés, dans la pensée puritaine, au domaine des ténèbres ou royaume de Satan. Schématiquement, il ne peut y avoir de démocratie et de prospérité pérennes sans un peuple éduqué à être libre, et telle liberté authentique ne s’acquiert qu’à travers la relation personnelle de l’individu avec son créateur, elle-même racine inaliénable de la foi chrétienne. Les chrétiens ont le devoir d’œuvrer à la disparition de ces systèmes impies de la surface de la Terre, dans la persévérance, le pacifisme et l’engagement sacrificiel. Dans la société américaine, prédicateurs itinérants (circuit riders), pasteurs et missionnaires ont historiquement tenu le rôle de gardiens des valeurs morales de la communauté chrétienne, d’éveilleurs des consciences (initiant les « Grands Réveils ») et de vecteur de diffusion de la foi chrétienne sur le territoire, notamment auprès des Amérindiens.

Exceptionnalisme historique et morale chrétienne : des convergences mais aussi des déchirures

L’euphorie conquérante et l’utilitarisme n’avaient pas annihilé tout sens commun et capacité d’indignation chez l’élite intellectuelle et religieuse américaine du 19ème siècle. Une partie d’entre elle eut le courage d’interroger de façon critique les conséquences humaines tragiques et visibles de l’expansionnisme : était-ce bien la volonté de Dieu que fussent conquis des territoires au prix de massacres, de l’asservissement et du déplacement de populations indigènes ? Si l’on admet que de nombreux éléments symboliques du christianisme furent employés pour donner plus d’entrain à l’entreprise hégémonique et coloniale, ainsi qu’une coloration mystique et sacrée à l’exclusivisme national américain, cela ne suffit pas à conclure que le christianisme porte en lui le germe de l’impérialisme, ou que l’évangélisation ne peut se concevoir qu’au détriment de la liberté de conscience et de la dignité des non-chrétiens. Des rationalistes, unitariens-universalistes et transcendantalistes furent réunis autour du même rejet de la politique des démocrates jacksoniens. L’un des esprits les plus éclairés de son époque, le pasteur unitarien réformiste et abolitionniste Theodore Parker (1810-1860) dont la pensée inspira entre autres Abraham Lincoln, rejeta l’idée que le christianisme pût servir de caution à de pareils desseins et à l’injustice de manière générale. Hostile à la sanglante guerre américano-mexicaine (1846-1848) consécutive à l’annexion du Texas, on lui doit cette phrase mémorable prononcée en la circonstance lors d’un sermon : « La guerre est une violation flagrante du christianisme. Si la guerre est juste, alors le christianisme est faux, une falsification, un mensonge » (« War is an utter violation of Christianity. If war be right then Christianity is wrong, a falsehood, a lie »)[10]. Parmi les penseurs non religieux les plus importants et emblématiques de l’époque, intellectuellement engagés contre les guerres impérialistes de leur gouvernement – lesquelles ne pouvaient à leurs yeux que faire le jeu des propriétaires d’esclaves du Sud et favoriser l’extension du domaine de la traite négrière, figuraient les transcendantalistes Ralph Waldo Emerson (1803-1882) et Henry David Thoreau (1817-1862). La guerre contre le Mexique (et son refus de payer une taxe destinée à la financer) inspirera au second l’écriture de son célèbre essai « La désobéissance civile » publié en 1849.

De la « nation of saints » à la puissance missionnaire

Dans son discours d'adieu diffusé à la télévision le 11 janvier 1989, le président Ronald Reagan reprit la "City upon a Hill", pour décrire l'Amérique qu'il avait toujours imaginée. Une "Cité rayonnante" (shining City) - l'adjectif "shining" fut rajouté par ses soins -, construite sur des rochers plus forts que les océans, balayée par le vent, bénie de Dieu, grouillant de gens de toutes sortes vivant dans l'harmonie et la paix (...)

Dans son discours d’adieu diffusé à la télévision le 11 janvier 1989, le président Ronald Reagan reprit l’image de la City upon a Hill pour décrire l’Amérique qu’il avait toujours imaginée : « une cité rayonnante (shining city) – l’adjectif shining fut rajouté par ses soins -, construite sur des rochers plus forts que les océans, balayée par le vent, bénie de Dieu, grouillant de gens de toutes sortes vivant dans l’harmonie et la paix (…) »

Dans le sillage du riche exposé historique de l’intervenante qui m’a précédé lors du colloque, Madame Malie Montagutelli (Paris 3-Sorbonne nouvelle), j’ai choisi de mettre en évidence la dimension religieuse prépondérante de l’exception américaine dès l’époque des puritains. Ainsi ai-je insisté sur le fait que « l’esprit de la destinée manifeste » ne s’est pas forgé avec la « destinée manifeste » mais lui est évidemment bien antérieur et affleurait déjà du célèbre sermon de John Winthrop (1587-1649), prononcé durant l’été 1630 à bord du bateau « Arabella » et intitulé « A Model of Christian Charity« , lui-même dans la lignée du Pacte du Mayflower (Mayflower compact) ratifié en 1620 par les Pères Pèlerins à bord du bateau éponyme. Dans l’esprit de ces dissidents de l’église anglicane, l’implantation de la première colonie en Nouvelle Angleterre était une entreprise dédiée à la gloire de Dieu et à la propagation de la nouvelle foi chrétienne dont ils étaient les dépositaires. Le préambule du Pacte débutait par ces mots : « Ayant entrepris, pour la gloire de Dieu, pour la propagation de la foi chrétienne, et l’honneur de notre roi et de notre pays, un voyage pour implanter la Première Colonie dans les régions septentrionales de Virginie (…) » (« Having undertaken for the Glory of God, and Advancement of the Christian Faith, and the Honour of our King and Country, a Voyage to plant the first Colony in the northern Parts of Virginia… »)

Dix ans plus tard, dans son sermon, J. Winthrop employa la fameuse parabole christique de la  City upon a Hill (« Cité  sur la colline ») sur laquelle, affirma-t-il, »les regards de tous les peuples sont dirigés »(For we must consider that we shall be as a city upon a hill. The eyes of all people are upon us »). Il insista sur l’importance du respect des valeurs garantissant le « lien de la paix » et partant « l’unité de l’esprit » (« Unity of the spirit in the bond of peace »), le principe du bien commun (« common weal ») reposant sur la justice et la miséricorde, la fraternité, l’empathie et la générosité. Il n’ignorait pas et anticipait les difficultés et périls qui attendaient les migrants sur une terre inconnue. Son sermon rassembleur exhortait les colons anglais alors éprouvés par un long voyage à demeurer « unis comme un seul homme » (« We must be knit together, in this work, as one man ») dans la joie comme dans l’adversité; à se réjouir, pleurer, travailler et souffrir ensemble (« We must delight in each other; make others’ conditions our own; rejoice together, mourn together, labor and suffer together, always having before our eyes our commission and community in the work, as members of the same body ».) Cette société puritaine rêvée par J.Winthrop devait être exceptionnelle par sa foi et son éthique appliquées à tous les domaines et activités humains, du commerce à l’administration publique. A model of Christian Charity fait figure de manifeste pour la future nation à bâtir, conçue à la fois comme un refuge pour les vrais croyants persécutés par le papisme, l’anglicanisme et les monarchies européennes fidèles à Rome, et comme un modèle de foi et de vertu, un « phare chrétien » et un havre de paix pour tous les peuples opprimés du monde. Mais dans la réalité, ce vœu pieux prit une autre tournure, se réalisant tout au long du XVIIème siècle sous la forme d’une confédération de Nouvelle-Angleterre composée de gouvernements autonomes, théocratiques, élitistes et anti-démocratiques, régis par les congrégationalistes puritains (appelés « élus » ou « saints ») éloignés de la tolérance toute théorique du sermon du gouverneur Winthrop (dont la ligne était réputée très rigide) et ne souffrant aucune sorte de contestation ou dissidence politique et religieuse d’autres groupes protestants et catholiques. La « destinée manifeste » au XIXème siècle avait fini par renouer avec la promesse de départ des puritains (laquelle ne pouvait, au regard de ses prétentions universelles latentes, s’accommoder indéfiniment de l’isolationnisme) ; à savoir œuvrer à la restauration d’un christianisme primitif (ou « pur ») à caractère ethnique (anglo-saxon) sur un territoire donné par Dieu, puis à la diffusion de cette foi et du principe de liberté civile (auxquels étaient attachées les figures de la Révolution américaine) afin d’asseoir une suprématie morale dans le monde à laquelle l’Amérique et son peuple était prédestinés dans la vision qu’en avaient les puritains calvinistes.

Dessin illustrant le "fardeau de l'homme blanc" (White man's burden), d'après le titre du poème de Rudyard Kipling qui encourage l'entreprise coloniale américaine dans les Philippines. L"Amérique, à l'instar de l'Europe, est invité à endosser ses responsabilités, à porter sa "croix" en conduisant les peuples vers la civilisation.

Dessin représentant le « Fardeau de l’homme blanc » (White Man’s Burden) d’après le poème éponyme de R. Kipling rédigé en 1899, coïncidant avec la guerre américano-philippine déclenchée après le traité de Paris (1898) qui plaçait les anciens territoires espagnols (Puerto Rico, Guam, Cuba et les Philippines) sous contrôle états-unien. L’Oncle Sam, à l’instar de l’Europe, était invité par le poète écrivain anglais à endosser son rôle de puissance en conduisant les peuples vers la civilisation, à « porter sa croix » en quelque sorte. Dessin : « The White Man’s Burden (Apologies to Kipling) », par Victor Gillam publié dans Judge magazine,1899.

Expansionnisme et missionarisme évangélique : un  même substrat sociologique

     Le sermon de J.Winthrop et l’image romantique des Pilgrims et des colons puritains sont demeurés des références indirectes ou implicites de l’univers de la « destinée manifeste », nourrissant l’imaginaire collectif américain et inspirant les ardents défenseurs de l’expansionnisme sous toutes ses formes et à toutes les époques. Aussi, en remontant aux sources du sentiment religieux de cette nation et en découvrant combien la « destinée manifeste » colle à des pensées, courants et visées bien antérieurs à sa formulation, l’on ne peut que plus aisément voir en elle l’exemplification du « concept exogène », forgé après coup et conférant aux événements du passé une signification transhistorique ou achronique. Par ailleurs, en sus de son caractère multifacette exaltant le volontarisme et propice à la doctrinalisation (bien que n’étant pas elle-même une doctrine), l’on ne saurait s’expliquer l’engouement suscité par cette « destinée manifeste » sans une compréhension globale du contexte effervescent de l’Amérique du 19ème siècle, et de sa société avide de progrès et de prospérité au sein de laquelle une grande variété d’idées et d’idéaux prirent forme et concoururent à un regain de nationalisme, de spiritualité et d’optimisme. En réaction à la progression du déisme et du matérialisme, à l’accroissement des inégalités sociales et de la pauvreté, les second et troisième Grands Réveils religieux (Great Awakenings) dominés par les interprétations post-millénaristes replacèrent la religion et la foi au centre des grands débats et de l’action sociale. Les églises et associations chrétiennes protestantes et catholiques s’assignèrent comme devoir de corriger les maux et travers de la société, comme une étape préalable aux « mille ans » de règne prospère de l’Église sur terre précédant le retour attendu du Christ (parousie). Dans ce contexte de ferveur, d’agitation et d’espérance, la mission évangélique et le mouvement intellectuel dit de « l’évangile social » (social gospel) connurent un essor significatif (la première vers les années 1830-1840, et le second plus particulièrement vers la fin du 19ème siècle). L’idée de « réformer le monde » (reforming the world) revint en force, et fut le leitmotiv d’organisations chrétiennes internationales et interconfessionnelles couvrant un large éventail d’activités d’éducation (dont l’étude biblique) et d’assistance aux plus démunis, telles que la Young Men Christian Association (YMCA) et son équivalent dédiée aux femmes, la YWCA, présentes aux États-Unis en 1851 et dans tous les grands pays d’Europe. La YMCA fit du développement de l’équilibre harmonieux entre l’intellect (par l’éducation), l’esprit (en soignant la spiritualité) et le corps (via l’activité physique) son crédo. Le rebond de « l’esprit de la mission » au sens large (c’est-à-dire à la fois social, religieux et politique) connaîtra son apogée avec l’universalisme et la « diplomatie missionnaire » initiés sous la présidence de Woodrow Wilson (1913-1921), promoteur d’une vision d’un ordre mondial pacifié et « américanisé ».

Josiah Strong ou la théorisation de la « race missionnaire »

     Il m’aurait été difficile lors de mon intervention de ne pas citer le rôle et l’influence majeurs pour ne pas dire déterminants d’un personnage comme Josiah Strong (1847-1916), pasteur protestant, principal fondateur de l’évangile social et grand promoteur et théoricien de la mission évangélique. Dans son plus célèbre ouvrage aux accents prophétiques Our Country: Its Possible Future and Its Present Crisis publié en 1885 [11], au milieu de la Grande dépression de 1873-1896, J. Strong reprenait le thème de la destinée particulière de l’Amérique sur son continent, son outre-mer, et de sa future mission mondiale dont il était persuadé. Très « racialiste » dans son approche supérioriste, il décrivait la race anglo-saxonne comme la « plus noble » d’entre toutes, puisque porteuse des deux plus grandes idées : le christianisme pur ( protestant) et la liberté. Il jugeait sa culture, sa langue et sa religion supérieures à celles des autres peuples, y compris latins, dont il annonçait le déclin. J.Strong était également convaincu que les signes de l’époque conjugués à ces dispositions innées rendaient inéluctable la domination (morale) du monde et son évangélisation par l’Amérique. Néanmoins, j’ai insisté au cours de ma présentation sur un certain nombre de nuances et de différences fondamentales qui doivent permettre d’éviter tout amalgame ou confusion entre ses idées et les idéologies totalitaires, eugénistes (notamment nazie) et suprémacistes Wasp (type Ku Klux Klan) du 20ème siècle. En effet, Josiah Strong ne prônait pas l’exclusion ou l’élimination mais « l’amélioration » des autres races par la civilisation et l’évangélisation. Le 19ème siècle, en particulier sa seconde moitié correspondant au Troisième Réveil durant laquelle vécut J.Strong, réunissait assurément toutes les conditions pour être le ferment (ce qu’elle fut en effet) de grandes réformes et de transformations liées à l’essor démographique et aux trois forces motrices qui la poussèrent vers la modernité : le nationalisme, l’impérialisme et l’industrialisme. Durant cette période charnière, secouée par plusieurs conflits armés dont la traumatisante guerre civile; se confrontèrent ou se syncrétisèrent des doctrines aussi variées que la théologie millénariste, le restaurationnisme, les grandes idées des Lumières (rationalisme, individualisme, humanisme et déisme), l’universalisme unitarien, l’abolitionnisme, le darwinisme social, l’anglo-saxonisme (ces deux théories sont des marqueurs spécifiques du « strongisme ») et l’anglo-israélisme (dont la frange des souscripteurs philosémites formera la base idéologique du sionisme chrétien en Angleterre et en Amérique) etc. En fin de compte, il est, à ce jour, difficile et hasardeux de juger de la validité, du bien-fondé et de la moralité de ces systèmes de pensée, pris individuellement, tant ceux-ci s’interpénètrent, s’irriguent, et ne semblent plus s’insérer dans nos catégories actuelles. Une partie de leurs axiomes (notamment les thèses racialistes) a été depuis contredite par la génétique. Cet écheveau est encore plus compliqué à démêler quand on sait que le christianisme, le capitalisme, l’abolitionnisme, l’expansionnisme et le racisme scientifique pouvaient aisément (et fréquemment) coexister dans un même esprit. De ce magma idéologique, l’Amérique sut tirer et développer son propre modèle, en s’inspirant d’abord fortement du siècle des Lumières européen et de la Révolution française, puis en essayant de concilier les exigences de la modernité, du républicanisme, de la raison et de la critique historique avec les fondamentaux du christianisme évangélique et de la mythologie nationale américaine. La désinstitutionnalisation de la religion opérée au début du XVIIIe siècle fit avancer le pays vers la laïcité constitutionnelle et la définition d’une religion civile qui, depuis lors, se rapproche d’une forme de déisme dans lequel les références au judéo-christianisme restent malgré tout prégnantes et animent l’âme de la nation et l’éthique républicaine et patriotique, sans nuire au pluralisme et à la liberté religieuse au sein de la société civile, mais au contraire en leur garantissant une protection sans égale.

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Le massacre de Marcus et Narcissa Whitman, premiers missionnaires évangéliques dans l'Oregon country, ainsi que treize autres membres de la colonie, par des indiens Cayuse est souvent présenté comme la conséquence du choc des cultures et de la volonté des pionniers de la mission d'imposer aux paiens de nouvelles croyances. L'événement déclencheur de la tuerie aurait été une épidémie de rougeole qui fit davantage de morts chez les Indiens, moins immunisés que les colons blancs. M. Whitman fut soupçonné de soigner surtout les blancs et de laisser mourir les enfants indiens. La rancoeur et la paranoïa arrivèrent à leur paroxysme le e 29 novembre 1847

Le massacre de Marcus et Narcissa Whitman, premiers missionnaires évangéliques établis dans l’Oregon country,ainsi que onze autres membres de la colonie par des indiens Cayuse le 29 novembre 1847 est présenté comme une conséquence tragique du choc des cultures et de la volonté des pionniers de la mission de transformer la culture indigène. Une épidémie de rougeole qui fit davantage de morts chez les Indiens, moins immunisés que les colons blancs, fut probablement le déclencheur de la tuerie. Les Indiens accusèrent M. Whitman de soigner les blancs et de laisser mourir les enfants indiens. Illustration  extraite de l’ouvrage Marcus Whitman M.D.: Pioneer and Martyr par Clifford Merrill Drury, 1937, p.400.

Tout en demeurant une création singulière, le républicanisme américain de la fin du XIXème siècle partageait avec l’universalisme républicain français directement issu de la Révolution (et emblématique de la Troisième république) un caractère assimilateur et civilisateur éminent, justifiant ou influençant respectivement des politiques expansionnistes et coloniales mais aussi les missionnaires chrétiens. Toutes choses étant égales par ailleurs, l’on peut constater que certaines interprétations, tant de l’humanisme des Lumières que du christianisme (qui se sont pourtant opposés sur de nombreux points) conduisirent des laïcs et des religieux européens et américains à des attitudes ethnocentriques et racistes comparables. Coïncidence curieuse de l’histoire, en France, le président du Conseil des ministres Jules Ferry tenait devant l’hémicycle en 1885, année de publication du livre « Our Country », un discours que son auteur, le pasteur Strong, n’aurait sans doute pas renié, tout au moins en considérant l’insistance des deux hommes sur le lien « naturel » entre « supériorité raciale » et « responsabilité morale » (civilisatrice) : « Messieurs, (les députés), il faut parler plus haut et plus vrai ! il faut dire ouvertement qu’en effet les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures […] Je répète qu’il y a pour les races supérieures un droit, parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures […] Ces devoirs ont souvent été méconnus dans l’histoire des siècles précédents, et certainement quand les soldats et les explorateurs espagnols introduisaient l’esclavage dans l’Amérique centrale, ils n’accomplissaient pas leur devoir d’hommes de race supérieure. Mais de nos jours, je soutiens que les nations européennes s’acquittent avec largeur, grandeur et honnêteté de ce devoir supérieur de la civilisation »[12]. Cette coïncidence entre les préoccupations exprimées n’était certainement pas anodine, puisque 1885 fut l’année de la Conférence de Berlin au cours de laquelle quatorze nations occidentales posèrent officiellement les jalons de la colonisation.

Dans la pratique, malgré un enrobage rhétorique « moral » séduisant, l’universalisme et l’humanisme plaidés par les expansionnistes n’avaient, jusqu’aux années 1960, pas tenu leurs principales promesses d’égalité, de développement, de libération et d’autodétermination des peuples non occidentaux. L’idéalisme wilsonien n’enclencha pas non plus immédiatement de mouvement anticolonial après la première guerre mondiale, ce fut même la tendance contraire qui fut observée. Le principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes qu’il défendait fut finalement exclu du Pacte de la Société des nations (SDN) du 28 juin 1919 (ouvrage dont W. Wilson fut le principal architecte). Les puissances occidentales continuèrent de juger les peuples d’indigènes d’Afrique, d’Amérique latine et d’Asie dans leur majorité (à l’exception de la Chine et des ex-provinces ottomanes du Moyen-Orient déjà dotées d’une Constitution, entre autres) inaptes à une autodétermination rapide, justifiant ainsi le maintien des colonies et, dans le cas des pays du Levant, de la Mésopotamie et de la péninsule Arabique,  l’établissement de mandats tutélaires français et britannique dont la durée dépendait du degré de civilisation et des aptitudes des peuples en question. L’article 22 de la charte de la SDN qui comportait l’expression « mission sacrée de civilisation » postulait que ses principes « s’appliquent aux colonies et territoires qui, à la suite de la guerre, ont cessé d’être sous la souveraineté des États qui les gouvernaient précédemment et qui sont habités par des peuples non encore capables de se diriger eux-mêmes dans les conditions particulièrement difficiles du monde moderne. Le bien-être et le développement de ces peuples forment une mission sacrée de civilisation, et il convient d’incorporer dans le présent Pacte des garanties pour l’accomplissement de cette mission. La meilleure méthode de réaliser pratiquement ce principe est de confier la tutelle de ces peuples aux nations développées qui, en raison de leurs ressources, de leur expérience ou de leur position géographique, sont le mieux à même d’assumer cette responsabilité et qui consentent à l’accepter : elles exerceraient cette tutelle en qualité de Mandataires et au nom de la Société » (article 22, paragraphes 1 et 2).

La mission évangélique, au prisme d’un tiraillement conceptuel perpétuel

     Du côté de la société et de la politique extérieure américaines, force est de constater que depuis l’ère industrielle, l’identité nationale et le christianisme (incluant le missionarisme) n’ont jamais cessé de naviguer entre exclusivisme et inclusivisme, sans toutefois être à même de trancher. L’identité américaine n’est-elle pas exceptionnelle parce que justement unique et dissociée des autres, alors que la vocation du christianisme est de s’étendre et de transcender les clivages culturels, ethniques, sociologiques et nationaux, y compris le principe même de civilisation, dans l’absolu ? Le caractère exceptionnel de l’Amérique ne peut se résumer à une source d’auto-glorification et de prospérité, car il est conçu comme un sentiment devant être transformé en principe d’action, comme une réalisation temporaire subordonnée à une cause plus noble et élevée. L’aboutissement de la civilisation universelle, sorte de « fin de l’histoire », signe, en principe, la fin de l’exceptionnalisme, de tout exceptionnalisme. Le paradoxe, c’est donc que l’exceptionnalisme américain devrait s’auto-annuler en accomplissant sa mission puisque n’ayant pas de valeur intrinsèque. L’exception culturelle ou civilisationnelle et la puissance politique et économique accordées par Dieu ne doivent durer que le temps nécessaire pour que son peuple mette à profit ses dons et qualités afin de réaliser le « nouvel ordre pour les siècles » (Novo Ordo Seclorum) – devise interprétée diversement par les religieux et les laïcs –  mais qui marquerait l’ultime étape où toute l’humanité adopterait la vision et la cause des fondateurs de l’Amérique (et qui coïnciderait pour les chrétiens avec la seconde venue du Christ). Mais ce scénario paraît encore aujourd’hui hypothétique ou suffisamment éloigné pour permettre à l’exceptionnalisme de se déployer encore durablement, de mobiliser pour répondre aux enjeux et ambitions politiques du temps présent.

     Les dilemmes et enjeux existentiels, moraux et métaphysiques, posés au XIXe n’ont pas fondamentalement disparu au XXIe siècle où le thème de la « civilisation » (occidentale), de « l’identité » (exceptionnelle) de l’Amérique ainsi que les moyens d’assurer leur préservation sont revenus en force dans les débats sociétaux et politiques. La tension interne entre plusieurs systèmes a jusqu’à présent maintenu un « entre-deux » non dépourvu de contradictions mais qui reste malgré tout équilibré et stabilisateur et constitue en soi une réalité proprement exceptionnelle. Mais jusqu’à quand? L’esprit de la mission évangélique américaine, quant à lui, n’est, bien entendu, pas né avec la révolution industrielle,  mais remonte, comme je l’ai dit précédemment, aux premières expéditions vers le Nouveau Monde. Le XIXe siècle lui redonna cependant un nouveau souffle, une nouvelle motivation (qui put varier d’intensité les siècles suivants, au gré des bouleversements géopolitiques et des réalités auxquelles les missionnaires se confrontèrent sur le terrain). Les aspects de l’essor, de la psychologie et des approches d’évangélisation de cette mission furent, à leur échelle, aux XIXe et au XXe siècles, le miroir des transformations et tiraillements socioculturels de l’Amérique et de la nature de ses relations (mouvantes) avec le reste du monde. Les premiers agents ou commissioners mandatés par les sociétés missionnaires, dont la première et plus importante, le American Board of Commissioners for Foreign Missions (ABCFM), étaient convaincus de s’inscrire dans un continuum et manifestaient un enthousiasme sincère et une détermination sans faille à marcher sur les pas des apôtres et des Pères pèlerins pour accomplir un nouveau volet de la destinée de l’Amérique, cette fois bien au delà de ses frontières. Mais les résultats mitigés des premières campagnes menées hors de la chrétienté et leur échec patent en terre biblique (d’abord sous joug ottoman puis après les indépendances), rapportés dans les récits et mémoires de leurs principaux acteurs, furent liés en grande partie à l’incapacité – si caractéristique de l’exceptionnalisme – des missionnaires anglo-saxons à dissocier l’Évangile, la foi chrétienne, universelle par nature, de la volonté d’expansion (par l’éducation) d’une civilisation particulière, « supérieure », la leur.

Chady Hage-ali

Stratpolitix

                                                        

[1] Le sociologue Seymour Martin Lipset (1922-2006) identifie cinq éléments qui forment le « credo américain » (American Creed) et définissent une culture politique qualitativement différente de toutes les autres. Certaines particularités alimentent le « rêve américain » et lui donnent toute sa force : l’égalité – qu’il faut comprendre comme une égalité de respect et d’opportunité pour chaque citoyen, sous-tendue par la méritocratie et la mobilité sociale, mais pas forcément une égalité en termes de résultat -, la liberté (sentiment qui s’exprime par un anti-étatisme et un anti-monarchisme traditionnels hérités de la Révolution), l’individualisme (glorifiant l’auto-réalisation/ »le self made man » dans un pays où tous les rêves peuvent se réaliser, même à partir de rien), le populisme (le gouvernement du peuple et l’anti-élitisme), et enfin le « laissez-faire » en économie.  S.M Lipset n’élude pas les conséquences négatives et les effets pernicieux de l’exceptionnalisme qu’il compare à une « épée à double-tranchant » : le taux de criminalité élevée, la violence, les problèmes d’intégration persistants des minorités (notamment afro-américaines) coexistent avec ses produits vertueux comme la liberté et la croissance économique. Seymour Martin Lipset, American Exceptionalism : A Double-Edged Sword, W. W. Norton & Company, 1996.

[2] John Chandler (UVHC) est l’auteur de l’ouvrage Faith-Based Policy: A Litmus Test for Understanding Contemporary America (Lexington Books, 2013) dans lequel il détaille les circonstances et les visions théologiques qui ont présidé à la création par le président G.W Bush en 2001 du Bureau des initiatives communautaires basées sur la foi (Office of Faith-Based and Community Initiatives), organe de financement public des programmes d’aide sociale diligentés par des organisations confessionnelles américaines. Il explore les changements survenus depuis l’arrivée au pouvoir de B. Obama, les continuités et ruptures avec la précédente administration, met en perspective ces différences avec l’évolution du paysage religieux et culturel américain, et interroge la manière dont est conduite cette politique – soutenue par un grand nombre d’Américains mais qui soulève néanmoins des débats -, ainsi que son enracinement dans le tissu institutionnel américain.

[3] Dans un premier article publié en 1839, J.L. O’Sullivan commença par rappeler la « divine destinée » (Divine Destiny) de l’Amérique avant d’employer six ans plus tard l’adjectif « manifeste » : « C’est notre destinée manifeste de nous déployer sur le continent confié par la Providence pour le libre développement de notre grandissante multitude. » (It is our manifest destiny to overspread the continent allotted by Providence for the free development of our yearly multiplying millions). O’Sullivan J.L, « Annexation », US Magazine and Democratic Review 17, no.1, juillet-août 1845, pp. 5-10.).

[4] Pour plus d’informations sur ce sujet, lire : Mokhtar Ben Barka, « Originalité et utilité sociale de la religion civile américaine », septembre 2011, disponible sur le site GRAAT : <http://www.graat.fr/BENBARKA.pdf>

[5] On se référera à l’ouvrage d’Andrew Bacevitch, The limits of Power : the End of American Exceptionalism (éd. Metropolitan Books, 2010). Son auteur, professeur de relations internationales à l’université de Boston, s’en prend à un exceptionnalisme reposant sur la surestimation de l’option militaire au détriment de la diplomatie et sur l’illusion de l’omnipotence. Il pointe la séduction que ce langage exerce sur les masses américaines. Selon lui, les citoyens portent une responsabilité dans l’usage inepte et excessif de la puissance militaire au moins égale à celle de G.W Bush et à sa doctrine de la guerre préventive (l’auteur fut un farouche opposant à l’intervention en Irak). Il fustige entre autres une culture populaire gorgée d’images héroïsées de la guerre (au cinéma notamment), agissant dangereusement comme un prisme déformant et éloignant l’opinion de la réalité des enjeux et des implications morales et politiques de la force armée. Dans un article intitulé « Non believer » publié en 2010, A. Bacevitch critiqua également la décision de B. Obama de poursuivre la guerre en Afghanistan « sans y croire », la jugeant cynique, contrairement à l’approche, certes aberrante selon lui, du président Bush, mais dont la sincérité de la conviction qui l’animait n’est pas à remettre en question. L’auteur considère que G.W. Bush avait au moins eu le mérite d’envoyer des jeunes soldats mourir pour une cause à laquelle il croyait sincèrement (cf : Andrew Bacevitch, « Non Believer », The New Republic, 7 juillet 2010 : <http://www.newrepublic.com/node/76091>).

[6] N. Gingrich a publié un livre A Nation Like No Other: Why American Exceptionalism Matters (Regnery Publishing, 2011) et a co-produit avec son épouse Callista un documentaire intitulé « A City Upon a Hill: The Spirit of American Exceptionalism » (dvd édité par Citizens United, 2011). Ce dernier considère que l’exceptionnalisme américain réside, non pas dans sa puissance (qui en est le résultat naturel) mais dans la naissance unique de l’Amérique en tant que nation ; dans la conviction de chaque citoyen d’avoir reçu directement  de Dieu un pouvoir  garantissant sa « souveraineté personnelle » et l’éloignant de toute forme d’assujettissement ou de tyrannie ; dans le courage et la capacité de l’Amérique à endosser les guerres (au prix fort) et tous les sacrifices nécessaires pour faire triompher ses idéaux. Cette vision autocentrique ne reconnaît pas ou très peu les mérites des autres nations (alliés comme ennemies) et les pertes que leurs populations ont subies ou continuent à subir dans des guerres déclenchées par les États-Unis.

[7] Rick Perry, gouverneur du Texas, avait affirmé lors d’une rencontre à Washington avec des chrétiens évangéliques être mu par la théorie de « l’exceptionnalisme américain » qu’il définit comme la « liberté ultime ». Il avait notamment déclaré: « Ceux qui occupent la Maison Blanche actuellement ne croient pas en l’exceptionnalisme américain, ils préfèrent imiter les politiques qui ont échoué en Europe (…) Nous observons les résultats de cette politique: 14 millions d’Américains sans travail ». « USA : le candidat républicain Perry croit en l’exceptionnalisme américain », AFP, 8 octobre 2011.

[8] Confer l’article de Mugambi Jouet, « L’exceptionnalisme américain au cœur de la campagne » (20 octobre 2012) où l’auteur établit un lien entre le retour de l’exceptionnalisme dans le discours électoral de 2012 et la montée de l’obscurantisme en Amérique (site web : http://www.slate.fr/monde/62941/elections-usa-2012-exceptionnalisme-obscurantisme)

[9] « We have it in our power to begin the world over again […] The cause of America is in a great measure the cause of all mankind […] Tis not the concern of a day, a year or an age; posterity are virtually involved in the contest, and will be more or less affected even to the end of time, by the proceedings now”. Thomas Paine, The Common Sense, E. Haldeman-Julius, 1920, pp. 84, 13, 37. “She made a stand, not for herself only, but for the world and looked beyond the advantages herself could receive”[…] Thomas Paine, Rights of Man, Londres, Watts & Co., 1906, p.82.

[10] « War is an utter violation of Christianity. If war be right then Christianity is wrong, a falsehood, a lie. I maintain that war is a Sin; that it is national infidelity, a denial of Christianity and of God”. Theodore Parker, A sermon of war; preached at the Melodeon, on Sunday, June 25th,1848, third edition, Boston, I.R butts, 1846, p.6.

[11] Josiah Strong, chap. XIII : The Anglo-Saxon and the World’s Future. In : Josiah Strong, Our Country : its possible Future and its Present crisis, New York, The American Home Missionary Society, 1885, pp. 159-180.

[12] Jean Suret-Canale, Afrique Noire, Géographie, Civilisations, Histoire, Éditions Sociales, 1973, p. 244. Le discours de Jules Ferry« Les fondements de la politique coloniale » prononcé à la Chambre des députés le 28 juillet 1885 est également disponible en intégralité sur le site de l’Assemblée nationale française : http://www.assemblee-nationale.fr/histoire/Ferry1885.asp

Parcours de lectures

Les visiteurs désireux d’approfondir leurs connaissances sur ce thème (finalement pluridisciplinaire) peuvent consulter le parcours de lectures (au format pdf) conçu par le Service commun de documentation (SCD) de l’UVHC à l’occasion de la journée d’étude. Ce document propose une sélection  d’ouvrages et d’articles (dont une partie est disponible sur les bases en ligne telles que CAIRN, Revues et Persée) : http://ged.univ-valenciennes.fr/nuxeo/site/esupintranets/file/3/04-parcours-de-lecture/2013/Exceptionnalisme%20Etats-U

Liens utiles

Programme de la journée d’étude (image jpeg)

Powerpoint proposé par l’université Texas A&M-Texarkana sur la biographie de J. O’Sullivan et la « destinée manifeste »

Blog de l’historien Ian Tyrrell, qui a consacré de nombreux travaux à la théorie de l’exceptionnalisme américain (l’hyperlien permet d’accéder à un billet dans lequel le professeur Tyrrell propose une définition élargie de cette théorie et évoque notamment son versant négatif).

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Publié dans Diplomatie, droit international, Société américaine, Sociologie & géopolitique des religions

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