Les puritains de Nouvelle-Angleterre : une vision du pouvoir entre utopie moraliste, fanatisme et rationalisme [publication]

Fanatisme-religieux-du-XVIe-siecle-a-nos-joursLes éditions Artois Presses Université ont fait paraître dans leur collection « Études des faits religieux » un ouvrage collectif intitulé « Le fanatisme religieux du XVIe siècle à nos jours : étudier, comprendre, prévenir » (2017, 184 p.) dans lequel je propose un article intitulé « Les puritains de Nouvelle-Angleterre : une vision du pouvoir entre utopie moraliste, fanatisme et rationalisme » (24 p).

Cet ouvrage reprend les actes d’un colloque captivant auquel j’avais eu l’honneur de participer il y a deux ans. Dans la foulée, j’en avais alors tiré un article sur le fanatisme religieux et son lien avec divers contextes politiques, dans une perspective plus générale. Uniquement  publié sur ce blog, ce texte – distinct de celui que je présente dans l’ouvrage – demeure le plus consulté (il l’a été plusieurs milliers de fois), témoignant combien ce sujet sensible nous interpelle, que nous soyons spécialistes ou néophytes, croyants ou non croyants, que nous appartenions à telle ou telle religion.

L’ambition dudit ouvrage est de contredire les idées reçues et de déjouer les fantasmes entourant ce phénomène social. Car combattre efficacement le fanatisme, les croyances qui donnent à l’âme une exaltation dangereuse, suppose d’abord un jugement serein et non passionnel. Le sous-titre « Étudier, comprendre, prévenir » exprime on ne peut mieux cette volonté commune des auteurs. Comme l’explique la quatrième de couverture : « La réflexion pluridisciplinaire engagée ici se situe à la fois en amont et en aval du processus de fanatisation religieuse. À travers l’analyse de figures historiques (Castellion), de groupes religieux (les protestants, les puritains, les quakers), certains épisodes historiques (le processus de déchristianisation en 1793-1794 en France), ou certaines écoles philosophiques (les Lumières, Voltaire, Alain), toutes les contributions réunies dans le présent volume entendent réfléchir sur les conditions de la constitution du concept de fanatisme religieux comme objet de recherche et non de polémique. Pour cela, l’étude du milieu chrétien a été privilégiée ; pour autant, les hypothèses et les conclusions avancées pourraient tout aussi bien s’appliquer à d’autres convictions religieuses et à d’autres religions. Car toute religion est, à cet égard, menacée par le risque de fanatisme, sans que cette dégradation soit jamais inéluctable.

Pour ma part, j’insiste, dans mon article consacré au règne des puritains en Nouvelle-Angleterre, sur l’importance d’un contexte sociopolitique spécifique, à savoir les remous d’une transition d’un modèle de société vers un autre. Ces circonstances, davantage que l’interprétation forcenée des textes sacrés, que la condition sociale ou que le degré d’instruction des individus impliqués, expliquent la succession d’épisodes de fanatisme, de paranoïa et d’hystérie collectifs loin d’être spontanés et prenant parfois une tournure sordide, violente et dramatique. La deuxième partie de l’article traite des événements entourant le procès dit des « sorcières de Salem » et s’achève sur la phase de déclin du pouvoir puritain.

Comme je l’écris en introduction : « les mythes qui entourent l’expérience puritaine en Nouvelle-Angleterre au XVIIe siècle tendent à oblitérer la complexité d’un système politico-religieux qui s’insère difficilement dans nos catégories courantes. De surcroît, celle-ci donne matière à réfléchir, d’une part, sur les mécanismes universels par lesquels le dogmatisme, l’idéalisme et le fanatisme de tous bords parviennent encore aujourd’hui à pousser à des comportements intolérants et brutaux ; d’autre part, sur la manière dont une construction psychopolitique parvient, même en partant de prédicats utopiques, à un haut degré de rationalité organisationnelle ». J’ajoute que « parce qu’ils manifestent leur propre rationalité, les épisodes de fanatisme [en l’occurrence puritain] ne se situent pas en dehors de l’analyse scientifique ». Ils répondent à des angoisses, à des peurs existentielles, à des considérations temporelles et à des mécanismes volontaires qui échouent temporairement à atteindre la maîtrise d’une réalité changeante. Mais l’extrémisme qui surgit dans cet intervalle n’est pas pour autant irrationnel dans la mesure où ses choix participent de la logique, consciente et involutive, de survie politique.

La troisième et dernière partie de mon article s’intéresse aux « atavismes puritains dans la vision du monde et le fanatisme états-uniens ». On comprend mieux les raisons qui poussent l’État américain à agir encore instinctivement sur la scène internationale et à se considérer comme une sorte d’exécuteur de la justice divine contre les « ennemis du bien ». Cette « punition », qui a pu prendre des formes indiscriminées et impitoyables au cours des siècles (exemples historiques invoqués à l’appui, du Mystic Massacre survenu au cours de la période coloniale américaine à l’embargo sur l’Irak en passant par le bombardement atomique d’Hiroshima et de Nagasaki), n’est, en quelque sorte, dans l’imaginaire américain imprégné de calvinisme, que l’action de la main du « Dieu du peuple élu (américain) » réprimant ou exterminant des « non-élus », autrement dit, et de façon plus profane et plus prosaïque, des acteurs ou États jugés hostiles et « voyous » parce que réfractaires aux valeurs et à l’ordre dont l’Amérique se veut l’incarnation et la gardienne. Ce fanatisme américain, à caractère polymorphe dès l’ère puritaine et qui se sécularise progressivement, débouche sur des situations variées et paradoxales, mais constamment marquées par l’auto-vénération et l’intransigeance sur les valeurs et les mythes constitutifs de la nation ; par une propension à l’autoritarisme, à la cruauté institutionnalisée, à la stigmatisation voire à l’élimination physique qui n’a pas toujours été réprimée et combattue à l’intérieur du territoire états-unien, du XVIIe au XXe siècle.

Nous pouvons illustrer partiellement cette assertion par l’exemple récent d’une réaction impulsive et punitive (non citée dans l’article) relevant d’un impératif catégorique : le bombardement, effectué le 7 avril dernier par l’armée américaine, d’un complexe militaire syrien après l’usage présumé de gaz sarin par le gouvernement de Bashar el-Assad contre la ville rebelle de Khan Cheikhoun tuant des dizaines de civils. Cette réaction primesautière de l’administration Trump, qui ne s’inscrit pas nécessairement dans une stratégie claire et dont la finalité est floue, reflète ce réflexe américain ancestral, ce sentiment d’obligation morale ou présenté comme tel, dont l’article met en exergue la persistance. La terrible force américaine s’abat, sans crier gare, sur les « méchants ». La légitimité autodéclarée de l’engagement transcende les considérations et les procédures légalistes. Seule prévaut une conception vigilantiste et unilatérale, habillée d’un discours moraliste, qui se délie occasionnellement du droit international et ne prend pas toute la mesure des conséquences de l’action engagée, au risque d’envenimer le champ très incertain des relations internationales.

Chady H.A.


HAGE-ALI, Chady, « Les puritains de Nouvelle-Angleterre : une vision du pouvoir entre utopie moraliste, fanatisme et rationalisme » in COUTEL Charles (éd.), Le fanatisme religieux du XVIe siècle à nos jours. Étudier, comprendre, prévenir, Arras, Artois Presses Université, « Études des faits religieux », 2017, pp. 49-73.

Présentation de l’ouvrage sur les sites de :

Artois Presses Université

L’Institut d’études des faits religieux (IEFR)

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L’administration Trump et l’enjeu de la restauration d’une politique étrangère bipartisane

Donald Trump donnant sa première conférence de presse en tant que président-élu, le 11 janvier 2017 (photo : AFP).

Donald Trump donnant sa première conférence de presse en tant que président-élu, le 11 janvier 2017 (photo : AFP).

Faut-il s’inquiéter du monde (de Trump) à venir ?

Depuis l’accession de Donald Trump à la présidence des États-Unis, une vigoureuse levée de plumes, des plus modérément alarmistes aux plus catastrophistes, s’est manifestée dans la presse internationale. Même chez les moins acerbes d’entre elles, le ton n’est pas à l’optimisme et à l’assurance lorsqu’il s’agit d’imaginer les prochains actes que posera l’administration Trump dans le domaine de la politique étrangère. Déjà nostalgiques du président sortant Barack Obama, les médias américains mainstream, l’élite intellectuelle, le gratin hollywoodien et leurs collègues de la gauche libérale européenne brossent en général de son successeur le portrait d’un populiste fruste, ignare, xénophobe, irrationnel, impulsif et imprévisible, apparaissant, par contraste, encore plus répulsif. Les qualificatifs d’imprévisible et de dangereux dont est fréquemment affublé Donald Trump sont généralement tenus pour synonymes sous le point de vue des relations internationales et de la stabilité mondiale. Dans l’absolu, la politique étrangère de n’importe quel président-élu avant sa prise de fonction est un objet qui déjoue les prévisions. Par exemple, en élisant le candidat George W. Bush qui tenait un discours non-interventionniste durant la campagne, l’électorat américain s’imaginait-il un instant que son pays entrerait dans plus d’une décennie de guerres interminables, inutiles et coûteuses?

Il n’est pas rare de trouver dans la presse internationale des billets dont les auteurs ne lésinent pas sur les simplifications qui les confortent dans leur a priori très négatif sur Donald Trump, au risque de frôler parfois la caricature manichéenne. Dans un récent éditorial du magazine « Jeune Afrique », B. Obama est présenté comme le « défenseur d’une conception du droit international guidée par la morale et la rationalité » tandis que le nom de Donald Trump est accolé à des mots et expressions beaucoup moins laudatifs tels que « ère de l’incertitude », « dictature de l’émotion et de l’instantanéité », « conspirationnisme », « confusion entre la vérité et le mensonge », « populisme », « imprévisibilité » (bis), « absence de recul », « ultraconservatisme » (cette dernière désignation étant certainement la plus discutable de toutes). Si les déclarations sulfureuses et/ou inélégantes faites en campagne et sur Twitter de Donald Trump n’en donnent pas une image reluisante et incitent, à juste titre, au scepticisme et à la vigilance, il convient toutefois de se garder de conjectures et d’extrapolations hâtives concernant un homme qui, somme toute, n’a encore aucune réalisation ou échec politique à son actif.

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Premier contact entre Donald Trump et Barack Obama à la Maison Blanche, le 10 novembre 2016, deux jours après la victoire du premier (photo : Reuters).

Il convient également de souligner que les guerres de Barack Obama, récipiendaire du prix Nobel de la paix 2009 prématurément décerné sur la seule foi de ses discours, n’ont pas toutes été plus « morales » ni moins meurtrières pour les civils que celles de son prédécesseur. Elles ont surtout été plus discrètes (ou moins visibles) et plus nombreuses, impliquant directement l’Amérique dans au moins huit théâtres, parmi plus de 160 pays où les forces américaines sont présentes, et jetant – ou du moins affinant – les bases de la « guerre permanente » (permanent war), à la fois préventive, multinationale à grande échelle et à l’empreinte plus légère (light footprint operations).

Ce choix stratégique a conduit, depuis 2009, à une réduction importante de l’effectif des soldats américains présents en Irak et en Afghanistan, le faisant passer de 180 000 à 15 000 hommes, et partant, à une importante diminution du nombre de morts au sein des troupes US. Mais les conséquences sécuritaires, politiques et sociales directes et indirectes ont été et sont encore désastreuses pour les peuples concernés. Les opérations militaires sont officiellement menées sous la bannière du « contre-terrorisme ». Le rôle prépondérant des forces spéciales, du renseignement américain et l’usage intensif des drones d’attaque dans celles-ci sont largement traités par les spécialistes des questions de sécurité et de défense depuis cinq ans. Conséquence directe de l’intensification des raids aériens et des « éliminations ciblées », le nombre de projectiles tirés en Afghanistan a connu une hausse de 40% (soit 1337 unités) en 2016, sur décision de Barak Obama, selon le Wall Street Journal. Des centaines de civils sont tués et blessés chaque année par ces attaques (voir les données fournies par le Bureau of Investigative Journalism).

Cette nouvelle manière de faire la guerre est assurément un héritage pérenne de l’ère Obama, laquelle, aussi fermement attachée à l’ordre libéral et démocratique soit-elle, demeure bel et bien l’une des moins pacificatrices qu’aient connues l’Amérique et le monde depuis 70 ans. L’extension des opérations n’a pas freiné celle du Jihad, ni réduit la menace terroriste mondialisée. Sur le plan diplomatique, les choix de l’administration Obama ont consacré le retour de la logique de containment (endiguement) qui a dégradé les relations russo-américaines à un niveau rarement atteint et a exhalé un parfum suranné de guerre froide. À force de s’entendre dire (et de lire) que le monde que prépare Donald Trump est incertain et dangereux, il semble que les commentateurs et le grand public occultent le fait que le monde que laisse derrière lui Barack Obama est déjà bien incertain et dangereux.

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Dessin humoristique reflétant une perception contrastée : Barack Obama appréhendant le monde fragile avec la délicatesse d’un expert, et Donald Trump, avec la rudesse inexpérimentée et maladroite d’un enfant (auteur : Kal, source : The Economist).

Dans ce contexte hautement disruptif et inflammable, le leadership global américain est plus contesté qu’il ne l’a jamais été. L’état et l’avenir du consensus bipartisan (bipartisan consensus) – démocrate et républicain – qui porte sur les principes sous-tendant la politique étrangère américaine et l’ordre international soulèvent des inquiétudes chez les élus et les think tanks américains internationalistes. Cette notion de consensus bipartisan est au cœur de notre analyse et son exploration nous donne l’occasion de lever quelques idées reçues, et par là même de relativiser certaines affirmations qui anticipent négativement une politique étrangère désormais à la charnière de deux époques, de deux mondes. Il s’agit ici de mettre en évidence que, indépendamment des critères portant sur la personnalité et les capacités intellectuelles d’un président et de la concordance des majorités (présidentielle et parlementaire), les mêmes contraintes institutionnelles, forces d’inertie et orientations idéologiques et axiologiques s’exercent plus ou moins fortement sur lui et sont tellement enracinées qu’elles paraissent immuables. Mais c’est toujours, en définitive, le courage en politique en dépit des conséquences personnelles –  une qualité morale rare – qui distingue les grands présidents et peut changer le cours de l’histoire.

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Le sénateur républicain Arthur H. Vandenberg (1884-1951) (au centre de la photo) est considéré comme l’artisan du consensus bipartisan dans le domaine de la politique étrangère américaine du XXe siècle. Il parvint en 1945 à convertir le camp républicain isolationniste à l’internationalisme au moment où les positions des congressmen des deux partis concernant le rôle de l’Amérique dans le monde étaient très polarisées. Il coopéra étroitement avec les présidents démocrates Franklin D. Roosevelt et Harry Truman. Il soutint au Sénat l’approbation du traité établissant l’adhésion des États-Unis à l’ONU, la doctrine Truman, le Plan Marshall et l’OTAN. Sur la photo, à la droite de Vandenberg, le secrétaire d’État James F. Byrnes, et à sa gauche, le président Truman. Source : www.trumanlibrary.org)

L’urgence du consensus bipartisan : craintes et exhortations des interventionnistes des deux bords

Le consensus bipartisan en politique étrangère a, depuis plusieurs décennies, présidé à l’adoption de mesures destinées à prolonger le « siècle américain » débuté au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Face à un Congrès majoritairement républicain qui lui était hostile et dont il redoutait le pouvoir de blocage, Barack Obama est devenu rapidement l’otage en quelque sorte de ce consensus jusqu’à ce qu’il finisse par marcher sur les pas de George W. Bush. Le consensus a continué d’être malmené durant la dernière campagne présidentielle, mettant au jour des divisions intestines et la polarisation stérile de l’espace politique qui ont contribué à accentuer la perte de confiance de l’opinion publique américaine envers ses élites. Ceci explique le formidable (et décisif) succès des idées antisystème respectivement portées à gauche et à droite durant les primaires par Bernie Sanders et Donald Trump.

Nous pouvons, avant d’aller plus loin, reprendre à notre compte la définition du « consensus bipartisan » que donne la spécialiste de politique étrangère américaine Ellen C. Collier (née en 1927) dans son ouvrage Bipartisanship and the Making of Foreign Policy : A Historical Survey, publié en 1991 et réédité en 2011 :

« On peut dire qu’un consensus bipartisan existe lorsque le président et la majorité des deux partis au Congrès, ou le Sénat dans le seul cas des traités, s’entendent sur une politique donnée. Il existait donc un tel consensus sur des politiques telles que l’endiguement initié par l’aide à la Grèce et à la Turquie en 1947, le Plan Marshall de 1948 et la loi sur les relations avec Taïwan en 1979. Un consensus bipartisan ne signifie pas nécessairement l’unanimité. Des politiques peuvent être soutenues par un consensus bipartisan et recevoir encore un nombre substantiel de votes d’opposition, comme dans le cas de l’aide à la Grèce et à la Turquie en 1947 » (version originale : « A bipartisan consensus may be said to exist when the President and the majority of both parties in Congress, or the Senate alone in the case of treaties, agree on a given policy. Thus a Bipartisan consensus existed on such policies as containment initiated by aid to Greece and Turkey in 1947, the Marshall Plan in 1948, and the Taiwan Relations Act in 1979. A bipartisan consensus does not necessarily mean unanimity. Policies may be supported by a bipartisan consensus and still have a susbstantial number of votes in opposition, as in the case of aid to Greece and Turkey in 1947″).

Aujourd’hui conscients des turbulences et adversités auxquelles est exposé le leadership américain dans le monde (fragilisation des alliances et des traités, poussée des nationalismes en Europe, en Russie, en Chine et en Turquie, affirmation des puissances non-occidentales remettant en cause l’ordre démocratique instauré et mené par l’Amérique), des élus et des personnalités des deux camps tirent la sonnette d’alarme et insistent sur la nécessité d’une approche bipartisane, plus proactive et de long terme des grands enjeux, enchevêtrés, de sécurité intérieure et de stabilité mondiale. Dans une tribune qu’elle a cosignée avec le républicain Stephen Hadley, ex conseiller à la sécurité nationale de George W. Bush, et Nancy Lindborg, présidente de l’United States Institute of Peace (USIP), l’ex-secrétaire d’État Madeline Albright considère que les divisions internes et les défis extérieurs actuels ne sont pas pires que ceux qui se posaient en Amérique au sortir de la Seconde Guerre mondiale. La nation américaine était alors pourtant parvenue à les surmonter en acceptant de jouer un rôle crucial dans la reconstruction de l’Europe.

Défenseuse patentée du principe de la « nation indispensable », Madeleine Albright estime qu’une politique étrangère bipartisane est « encore possible et plus urgente que jamais » à condition que les uns et les autres soient capables de mettre côté la politique partisane et décident de ne pas la laisser influer négativement sur les affaires étrangères. Le repli sur soi n’est clairement pas une option viable à ses yeux en dépit de la méfiance des Américains qu’elle juge, du reste, compréhensible vis-à-vis des engagements de leur pays à l’extérieur. Un état d’esprit comparable avec la logique isolationniste qui prévalait en 1947 au sein d’une population américaine fatiguée de la guerre. Elle souligne, en outre, que si toutes les politiques bipartisanes depuis 70 ans n’ont pas été des succès, les seules ayant échoué ont précisément été celles qui ont manqué d’une approche traversant les administrations et soutenue par les deux partis. Elle prend comme exemples d’échec la stabilisation de l’Irak, la prévention de l’armement nucléaire de la Corée du Nord et l’arrêt des atrocités en Syrie.

À l’instar des époux Clinton et au contraire de Donald Trump et de son « haut conseiller et chef de la stratégie » Stephen Bannon, nationaliste et contempteur virulent de l’élite mondialiste américaine et européenne, Madeleine Albright est une démocrate interventionniste internationaliste qui fait partie des inlassables promoteurs du nation building, processus destiné aux États fragiles du Moyen-Orient et d’Afrique, induisant, entre autres le renforcement de leurs institutions démocratiques, l’aide au développement et le renforcement des investissements dans les secteurs public et privé. Dans cet ordre d’idées, elle affirme que si l’Amérique se détourne des enjeux globaux, ceux-ci finiront par s’inviter à l’intérieur de l’Amérique.

Donald Trump entend renoncer à l’un des volets essentiels de la politique étrangère américaine, inhérent à la diffusion de ses valeurs dans le monde (objectif et devoir qui peut conduire à légitimer les ingérences politiques et les interventions militaires). Ce dédain exprimé par le nouveau président inquiète les liberal interventionists tels que Madeleine Albright et Hillary Clinton mais aussi d’autres républicains néoconservateurs tels que Robert Kagan, Max Boot et Eliot Cohen qui étaient d’ailleurs prêts à voter pour cette dernière pour faire barrage au non-interventionniste Donald Trump, car tous estiment que ces valeurs libérales démocratiques sont en grande partie corrélées à la préservation des intérêts américains à l’extérieur.

Le sénateur Lindsey Graham, qui fait partie des républicains les plus sceptiques et inquiets vis-à-vis des orientations de Donald Trump en politique étrangère, rappelle à sa façon la nécessité de ne pas laisser les logiques partisanes avoir raison de l’intérêt national. Il s’émeut de la réaction de certains de ses copartisans qui célèbrent les actes de piratage informatique, imputés par la CIA au gouvernement russe et qui auraient contribué à la défaite d’Hillary Clinton. Il affirme que ceux qui se réjouissent de cette ingérence étrangère commettent une grave erreur et ne sont pas des patriotes, rappelant au passage que, lorsque Wikileaks rendit publiques des informations embarrassantes pour l’administration G.W. Bush et susceptibles de mettre en danger les troupes américaines stationnées en Irak, la plupart des démocrates condamnèrent cet acte hostile aux intérêts nationaux américains. Plus généralement, la tendance consistant à relativiser l’influence négative de la Russie ou à l’exonérer de toute responsabilité dans cette affaire déplaît fortement aux conservateurs et libéraux interventionnistes antirusses du GOP et du parti démocrate.

La condamnation de ce que Lindsey Graham perçoit comme un manque patent de patriotisme supra-partisan rejoint à quelque chose près le plaidoyer de Madeleine Albright pour le retour au consensus sur les questions internationales. Dans l’un comme dans l’autre cas, l’on ne retrouve cependant pas de volonté proclamée de remettre, via ce consensus, la relation russo-américaine sur de bons rails mais plutôt, au contraire, un appel conjoint plus ou moins explicite au maintien des constantes de la politique étrangère US, parmi lesquelles la défiance naturelle vis-à-vis de Moscou, acteur que nombre de législateurs américains ont intériorisé comme un adversaire fourbe et qui ne peut en aucun cas être considéré comme amical. Le consensus souhaité n’intègre pas à ce jour les prémisses nécessaires à l’élaboration d’une plateforme politique commune innovante, ni de propositions originales tenant compte des changements constatés dans le monde, mais se conçoit plutôt comme une entente de principe en vue du maintien impératif du statu quo international en vigueur depuis 70 ans.

Lindsey Graham est ulcéré par la perspective d’un changement de paradigme et est prêt à tout pour conserver ce statu quo, à telle enseigne qu’il utilise le prétexte de l’ingérence russe présumée pour justifier son intention de voter de nouvelles sanctions bipartisanes ciblant durement les secteurs financier et énergétique les plus vulnérables de la Russie. Le camp pro-Trump, quant à lui, est de plus en plus sur la défensive face aux assauts répétés de la communauté du renseignement, des médias et des républicains antirusses qui entendent forcer le président-élu à se raviser et n’hésitent pas, pour ce faire, à questionner publiquement son patriotisme. Cette épreuve de force qui suscite l’irritation et la crispation des pro-Trump risque de raidir leurs positions et de les inciter à s’éloigner par moments des principes et des pratiques, qui paraissent certes désuets mais qui, selon leurs adversaires républicains traditionnels, déterminent depuis toujours la crédibilité américaine à l’extérieur.

Symptomatique des luttes en cours, la polarisation du Congrès ne recoupe pas seulement le clivage entre républicains et démocrates mais se fait entre, d’une part, républicains et démocrates, réalistes et modérément réalistes, soutenant un consensus bipartisan en politique étrangère synonyme d’orthodoxie interventionniste  internationaliste garantissant la préservation et le renforcement perpétuel des institutions internationales libérales héritées de la Seconde Guerre mondiale, et d’autre part, une frange de républicains et de démocrates qui sont, sinon en quête d’une nouvelle voie du moins prêts à reconsidérer certains aspects de la politique étrangère de façon plus pragmatique sans renier pour autant sa continuité. Dans l’ensemble, les pro-Trump et « pro-russes » jugent qu’une guerre des nerfs et une détérioration continue des relations diplomatiques avec Moscou relèvent d’une posture d’arrière-garde et improductive à l’heure où l’affirmation d’ordre diplomatico-militaire de la Russie sur la scène internationale (à la faveur de coups d’éclats qui vont du rattachement de la Crimée à la reconquête d’Alep) ne peut plus être ignorée, et où les défis prioritaires de l’Amérique sont, notamment aux yeux des nouveaux conseillers à la stratégie et à la sécurité nationale Stephen Bannon et Mike T. Flynn, l’islamisme, l’expansion militaire et économique de la Chine et la menace que font peser l’Iran et ses satellites sur Israël et les pétromonarchies du Golfe.

Donald Trump donnant sa première conférence de presse en tant que président-élu, le 11 janvier 2017 (photo : AFP).

Donald Trump lors de sa première conférence de presse en tant que président-élu, le 11 janvier 2017 (photo : AFP).

L’administration Trump et le Congrès : des luttes d’influence interne et externe dont l’issue déterminera le processus décisionnel et le consensus bipartisan

Si le vœu d’une restauration du consensus bipartisan pour une politique étrangère plus cohérente et efficace, considéré en tant que tel, est de bon aloi, cependant la fréquence des révélations présentées comme compromettantes sur les liens de Donald Trump avec les Russes n’est pas de nature à créer dans l’immédiat les conditions propices à l’unité des républicains, au  rapprochement bipartisan et à un dialogue détendu et constructif entre les courants transpartisans. L’opiniâtreté de Donald Trump le pousse à balayer systématiquement d’un revers de  main toute accusation de collusion avec Moscou et à résister à ceux qui veulent le voir rentrer docilement dans le rang en renonçant à un possible réchauffement des relations avec la Russie de Vladimir Poutine. Ce haro sur Trump tend à prendre une ampleur politique et médiatique telle que le républicain Newt Gingrich redoute que le président et son administration finissent par céder et par devoir prendre à contrecœur des décisions que « Trump tout comme la gauche détesteront ». C’est une opinion que semble partager le chef de la majorité républicaine au sénat Mitch McConnell, à tout le moins en ce qui concerne le souhait de Trump de coopérer avec la Russie sur certains dossiers sécuritaires clés. Le sénateur McConnell se montre pessimiste sur ses chances et, tout en rappelant que ce souhait n’est pas inhabituel pour un nouveau président puisqu’il fut notamment nourri par George W. Bush, déclare : « les espoirs du président-élu Trump de s’entendre avec la Russie seront rapidement défaits » (« President-elect Donald Trump’s hopes to get along with Russia will be dashed pretty quickly »). Approuvant les conclusions du rapport de la communauté du renseignement sur l’ingérence russe dans les élections, Mitch McConnell affirme que « les Russes ont été naïfs de penser qu’ils pourraient tirer avantage de l’élection de Trump ».

Suspecté d’être l’ami intime de Vladimir Poutine (comme Barack Obama naguère d’être un crypto-musulman), ce qui en ferait potentiellement le « cheval de Troie » des Russes à Washington, Donald Trump est également vu comme n’ayant aucun respect pour les institutions internationales créées au lendemain de la Seconde Guerre mondiale (l’ONU, les institutions de Bretton Woods et l’OTAN) garantes d’un ordre libéral démocratique. L’anti-mondialisme qu’on lui impute va naturellement à l’encontre d’une longue tradition internationaliste et interventionniste bipartisane, et va de pair avec l’accusation de connivence avec Moscou lui-même hostile à ces institutions qui assurent l’hégémonie globale atlantiste.

Si, dans les mois à venir, Donald Trump confirmait son mépris pour l’architecture du système international actuel, ne fût-ce que par un très faible activisme diplomatique et la quasi-absence d’initiatives marquantes contre laquelle le Congrès et les checks and balances (contre-pouvoirs) ne pourraient rien, ce serait déjà de sa part un signal redonnant force à tous les partis d’opposition européens souverainistes, nationalistes et identitaires qui gagnent du terrain et veulent substituer le protectionnisme au mondialisme, sortir de l’Europe, protéger leurs frontières, lutter contre l’immigration et la pénétration culturelle de l’islam en Occident et réviser en profondeur les termes de leurs accords commerciaux et stratégiques avec l’Amérique qu’ils jugent léonins ou attentatoires à leur souveraineté.

Les désaccords idéologiques et politiques entre les deux grands partis américains et les deux courants transpartisans (orthodoxe interventionniste d’un côté, hétérodoxe sans être isolationniste de l’autre) sont moins nombreux et insurmontables que ce que pourrait laisser penser le tapage médiatique actuel, ou à tout le moins sont-ils insuffisants pour faire dévier la politique étrangère américaine de sa ligne orthodoxe et remettre ainsi en cause l’ordre international actuel. Les deux principaux débats polarisants dans l’immédiat sont les relations commerciales avec la Chine et le cyber-piratage russe. Le premier ne va, dans tous les cas, pas entraver l’entente bipartisane autour de la mise en œuvre du projet du « pivot » stratégique vers l’Asie, initié par Barack Obama et auquel Donald Trump pourrait donner forme dans une approche « faucon » consistant à renforcer les alliances militaro-stratégiques avec les pays de l’ASEAN et la présence navale américaine en mer de Chine méridionale, à resserrer les liens de Washington avec Taïwan, remettant ainsi en question le principe d’une seule Chine qui, depuis le siècle dernier, conditionne les relations sino-américaines. Quant à la seconde dissonance interne, celle-ci pourrait s’estomper après que les démocrates auront digéré leur échec électoral et, surtout, que les rêves d’entente avec Vladimir Poutine se seront dissipés. Donald Trump réalisera alors qu’il ne sera pas en mesure de lutter constamment avec le Congrès prêt à tout moment à voter de nouvelles sanctions contre Moscou pour miner toute tentative de rapprochement.

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À gauche, le général Mike T. Flynn, conseiller à la sécurité nationale, et à droite, Stephen Bannon, haut conseiller et chef de la stratégie

De la composition de l’administration Trump se dégage une détonante mixité idéologique. Cependant, il est probable que les dissensions entre l’approche des questions internationales empreinte d’idéalisme, d’islamophobie, de conspirationnisme anti-islam et de racisme telle que promue par les éminences grises et idéologues de la Maison Blanche Stephen Bannon et Myke T. Flynn et l’approche du secrétaire d’État Rex Tillerson et du secrétaire d’État à la Défense James Mattis, internationalistes pragmatiques, s’aplaniront sous le poids de l’orthodoxie interventionniste majoritaire a priori nettement plus favorable au second tandem. Les deux conseillers susmentionnés, malgré des profils et des parcours très différents, ont en commun d’être convaincus par l’idée d’un inexorable affrontement historico-cosmique entre l’Occident judéo-chrétien et l’islam et s’accordent sur le bien-fondé d’une alliance de revers, prioritaire, avec les Russes contre cet « ensemble civilisationnel » menaçant le « monde chrétien libre » (et « blanc », de préférence, chez Bannon).

La capacité à s’imposer du général James Mattis – dont la relation avec le général Mike T. Flynn connaît déjà quelques fausses notes – sera déterminante dans les orientations de l’administration Trump sur les questions de sécurité et de défense. Le prochain chef du Pentagone, qui est par ailleurs plus gradé que Mike Flynn, est aussi plus classique et ne partage pas la vision originale et, sur bien des points, fantasmée de son rival de la Maison Blanche. Pro-Otan inconditionnel, très sceptique à l’égard de la Russie qu’il a accusée de vouloir briser l’Alliance atlantique  et a qualifiée de « menace numéro un » pour l’Amérique lors de son audition de confirmation au Sénat, il devrait pouvoir compter durant son mandat sur le soutien des establishments républicain internationaliste et libéral interventionniste car il est l’un des plus dignes représentants et serviteurs de cette orthodoxie (comme l’est le général David Petraeus – voir mon article précédent) sur laquelle repose le consensus bipartisan et dont les attendus demeurent la consolidation de l’OTAN, le maintien de l’antagonisme vis-à-vis de la Russie, le recours au changement de régime (regime change) à travers le soutien aux  mouvements révolutionnaires dits « démocratiques » en Europe de l’Est et au Moyen-Orient, et la réaffirmation des alliances avec Israël et les régimes arabes du Golfe contre l’Iran.

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À gauche, Rex Tillerson, nommé secrétaire d’État, et à droite, le général James Mattis, nommé secrétaire d’État à la Défense.

Quant au secrétaire d’État Rex Tillerson, son tempérament et ses idées ne semblent pas non plus, d’après ce qu’il a montré jusqu’à présent, le pousser à remettre en cause les fondamentaux de la politique étrangère américaine. Lors de son audition de nomination le 11 janvier devant la commission des Affaires étrangères du Sénat, ce dernier a probablement dû faire contre mauvaise fortune bon cœur en assurant aux sénateurs suspicieux que « la Russie et les États-Unis ne seront probablement jamais amis » (une affirmation de toute façon difficilement contestable dans l’état actuel des choses, que son émetteur en soit sincèrement convaincu ou non) car, a-t-il ajouté,  les deux « ne partagent pas le même système de valeurs ». Pragmatique et conciliant, il a néanmoins exprimé le vœu que l’Amérique puisse traiter avec la Russie en la percevant comme un adversaire hostile et un partenaire occasionnel plutôt que comme un ennemi à tout point de vue. Sans surprise, Rex Tillerson a aussi plaidé pour une ligne plus dure envers la Chine et l’Iran. Au sujet de l’accord sur le nucléaire signé avec le second, dit « JCPOA » (Joint Comprehensive Plan of Action), il a modéré les propos antérieurs de Donald Trump qui promettait de le « déchirer », mais a assuré qu’il travaillerait à renforcer les termes de cet accord pour accroître la pression sur l’Iran et la surveillance de ses activités.

En définitive, le consensus à restaurer en politique étrangère devra être tout autant intra-partisan (républicain) dans un premier temps et tout au long du mandat de Donald Trump que bipartisan. Bien que bénéficiant en principe du réalignement politique, son administration sera rapidement amenée, bon gré mal gré, à renoncer à certaines de ses prétentions hétérodoxes de départ comme y fut contrainte l’administration Obama, et à poursuivre sur la voie du compromis dominant, autrement dit une sorte de juste milieu entre réalisme et idéalisme sur lequel s’entendent les écoles interventionnistes internationalistes de la politique étrangère américaine, l’une d’héritage wilsonien et l’autre néoconservatrice. Il faut, à cet égard, reconnaître au président Obama (lequel, à défaut d’avoir été un président courageux, a été in fine un très fidèle et actif défenseur de l’orthodoxie qu’il critiquait dans ses premiers discours) d’avoir cristallisé autour d’une nouvelle synthèse plus rationnelle mais en rien révolutionnaire et restant foncièrement militariste ces deux visions interventionnistes. Toutes deux ont en commun de se croire – le réalisme américain ayant bien entendu ses limites –  une destinée mystique qui est de mener l’histoire à sa fin.

Chady Hage-Ali


Je profite de la publication de ce premier article de l’année 2017 pour vous adresser, chers amis et visiteurs qui êtes de plus en plus nombreux à suivre avec intérêt ce blog depuis bientôt 4 ans, tous mes vœux de santé et de bonheur et mes chaleureux remerciements.

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Nomination du prochain secrétaire d’État américain : les principaux courants de pensée et leurs représentants parmi les candidats

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De gauche à droite : Rex Tillerson, David Petraeus, Mitt Romney et John Bolton.

Alors que l’annonce de l’identité du prochain secrétaire d’État des États-Unis tient en haleine le public américain et les médias (et devrait survenir en début de semaine prochaine), je vous propose une présentation distinctive des principaux courants de pensée représentés par les candidats favoris, ainsi que les implications diplomatiques et géopolitiques que chaque choix suppose.

Selon les derniers échos, l’homme d’affaires international Rex Tillerson, PDG d’ExxonMobil, pourrait damner le pion au quatuor favori qui est, depuis le retrait volontaire de l’ex-maire de New York Rudolph Giuliani, désormais composé du général et ex-chef de la CIA David Petraeus, de l’ex-gouverneur du Massachusetts Mitt Romney, du sénateur du Tennessee Bob Corker et de l’ex-ambassadeur américain aux Nations Unies John R. Bolton (pour plus d’éléments sur ces personnalités voir mon article précédent sur la politique étrangère du président Trump).

Dans tous les cas, aucun des cinq grands favoris n’est issu des courants non-interventionniste et nationaliste prégnants au sein de l’électorat populaire républicain, des libertariens et du mouvement Tea Party et qui ont joué en faveur du candidat Trump. Toute la question est de savoir si le président élu jettera son dévolu sur le candidat avec lequel il partage la plus large communauté de vues, Rex Tillerson en l’occurrence, ou sur un candidat plus consensuel et bipartisan s’inscrivant dans la pure orthodoxie interventionniste internationaliste de l’establishment traditionnel tout en ayant une vision réaliste des intérêts américains dans le monde et une fine connaissance des aspects politiques et stratégiques (ce dernier point n’avantage pas particulièrement Rex Tillerson). Ce compromis, que semble le mieux incarner pour le moment le très expérimenté général Petraeus, outre de limiter les possibilités d’obstruction des sénateurs durant l’audition de confirmation permettrait surtout à Donald Trump de bénéficier dans la durée du soutien d’une large coalition républicaine au sein du Congrès et ainsi de mener sa politique sans trop d’encombre.

La différence entre les candidats se situe dans le degré, et se juge selon le plus et le moins en termes de réalisme, d’internationalisme et d’interventionnisme militaire. La seule opposition « interventionnisme/isolationnisme » ne saurait permettre de construire une grille de lecture de la réalité, s’agissant tout au moins d’appréhender les positions en politique étrangère des candidats et de Donald Trump lui-même.

Les trois catégories de candidats, telles que je les identifie :

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Rex Tillerson, PDG d’ExxonMobil, dont la nomination semble donnée pour acquise selon certaines sources. Photo prise le 27 mars 2015 (Evan Vucci/AP).

1) Les candidats réalistes pragmatiques, tels que Rex Tillerson, le congressman non-interventionniste Dana Rohrabacher et l’ex-ambassadeur en Chine Jon Huntsman jr.

Ces hommes paraissent lucides et fermes, tout en se montrant plus accommodants envers les gouvernements qui ne répondent pas aux normes occidentales de gouvernance démocratique. Leur inclination présumée pour la négociation coopérative peut être utile avec certains pays rivaux comme la Chine. À l’instar de Donald Trump, ils plaident pour le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, le respect mutuel des souverainetés et des règles du commerce international, affichent plus ou moins des sympathies prorusses mais sont moins amènes envers l’Iran. Leurs sensibilités et leurs positions, minoritaires et parfois originales, tranchent avec nombre de celles de l’élite républicaine majoritairement interventionniste, militariste et antirusse, mais se rapprochent le plus de celles de Donald Trump, tous candidats confondus.

Il n’est pas surprenant que Rex Tillerson soit donné comme probable prochain secrétaire d’État à la lumière de son parcours professionnel, de son tempérament (on le dit coriace en affaires) et de ses affinités avec le président élu. Cependant, sa proximité avec le président russe Vladimir Poutine (qui l’a décoré de « l’Ordre de l’Amitié » en 2013) son opposition aux sanctions occidentales contre Moscou depuis l’annexion de la Crimée, et les risques de conflit d’intérêts posés par ses relations d’affaires avec ce pays pourraient constituer un handicap lors de son audition de confirmation au Sénat. Les sénateurs démocrates, en minorité dans la chambre haute, ne sont évidemment pas en mesure de faire obstruction mais pourraient être tentés de piéger Rex Tillerson sur plusieurs points, relatifs notamment au déni des sciences du climat dont est accusée l’équipe Trump, et de le forcer à témoigner sous serment au sujet de la désinformation dont se serait rendu coupable durant des décennies le géant pétrolier ExxonMobil à propos de l’impact de ses activités sur le réchauffement climatique. Ces sénateurs sont conscients du retentissement médiatique de ces débats et pourraient chercher à l’exploiter.

Il est évident que leurs collègues républicains traditionnels préfèreraient à ce poste une personnalité plus conventionnelle et aisément cernable comme David Petraeus, Bob Corker ou Mitt Romney, pour des raisons avant tout géopolitiques et stratégiques. Le premier à exprimer ses inquiétudes au sujet de Rex Tillerson est John McCain, qui estime que ses liens personnels avec le président Poutine – qu’il qualifie de « voyou et d’assassin » – l’obligeront à examiner de près sa possible nomination. La principale crainte sous-jacente des républicains est de voir une normalisation des relations avec la Russie inévitablement déboucher sur un renforcement de ses positions au Moyen-Orient et, par là même, de celles de l’Iran aux dépens d’Israël et des alliés arabes du Golfe.

À titre de rappel, ladite confirmation au Sénat se fait en deux étapes. Ainsi, Rex Tillerson sera d’abord entendu par la Commission des Affaires étrangères du Sénat américain (US Senate Committee on Foreign Relations), présidée par Bob Corker, où siègent 19 sénateurs (10 républicains et 9 démocrates). Si aucun républicain ne vote contre lui, il recevra une recommandation favorable pour le second vote qui se tiendra ensuite devant le Sénat au complet, où il suffira que 3 des 52 sénateurs républicains se joignent à un éventuel refus unanime de la part de tous les sénateurs démocrates (au nombre de 48) pour faire échouer la procédure . Le passage au second vote se fera dans tous les cas de figure, que l’intéressé reçoive une recommandation favorable ou défavorable, ou aucune recommandation (pour une étude détaillée de la procédure entre la Commission et la séance plénière du Sénat, voir le rapport du Congressional Research Service/CRS).

La possibilité que Rex Tillerson soit privé d’une recommandation favorable pour le second vote n’est pas à écarter puisque le sénateur républicain et membre de la Commission Marco Rubio, sans formellement annoncer son intention de s’opposer à sa nomination, fait part de son fort scepticisme. Comme les sénateurs McCain et Lindsey Graham, il attend de recevoir des clarifications sur son « amitié » très controversée avec le président russe et des assurances quant à sa vision morale des relations internationales, son patriotisme et son aptitude à représenter et à défendre non plus des intérêts commerciaux privés mais les intérêts globaux de l’Amérique dans le monde. Quant aux démocrates, leur défiance est également exacerbée par une information de la CIA selon laquelle le gouvernement russe aurait interféré dans la campagne présidentielle, par le biais de ses pirates informatiques, pour discréditer Hillary Clinton au profit de Donald Trump, ce que démentent formellement une partie des républicains, parmi lesquels le « faucon » et candidat au poste de secrétaire d’État John Bolton, pourtant traditionnellement antirusse.

Sans forcément tourner au psychodrame, la nomination de Rex Tillerson risque de ne pas être de tout repos, à l’heure où les républicains et la communauté américaine du renseignement n’ont jamais paru aussi divisés de l’intérieur. Par ailleurs, même en cas de confirmation, Rex Tillerson aura, au sein de l’exécutif, la tâche de concilier et d’articuler les valeurs de l’« America First » avec les exigences des réalités internationales du moment, de convertir le président Trump aux vertus de l’économie globale et du libre-échange dont il est un fervent défenseur, et l’un et l’autre seront surtout obligés de tempérer leurs élans « russophiles » au risque de se heurter constamment à la frange traditionnelle du Grand Old Party/GOP (autre nom donné au parti républicain) dominante au Congrès et à une partie de la CIA qui leur est manifestement hostile (un sentiment qui semble réciproque ). De son côté, l’establishment républicain va devoir s’efforcer de défendre, par un savant dosage, ses principes (parfois contre le cabinet Trump) tout en veillant à ne pas se couper encore davantage de la base électorale du GOP.

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Le général retraité David Petraeus, lors d’une audition devant le sénat en 2011 alors qu’il était encore commandant de la Force internationale d’assistance à la sécurité (Isaf) en Afghanistan (photo : Alex Wong/gettyimages).

2) Les candidats réalistes interventionnistes internationalistes, dont le général David Petraeus est le digne représentant, mais aussi le sénateur Bob Corker et un autre haut gradé dont le nom circule pour le poste, l’amiral James G. Stavridis.

Leurs positions sont plus fermes et conservatrices que celles des candidats susmentionnés et les placent du côté du centre conservateur sur l’échiquier politique, parfois désigné par l’expression de « réalisme modéré » (« moderate realism »). Les ex-secrétaires d’État à la Défense républicains en poste sous Obama Robert Gates et Chuck Hagel en font partie. Chez les démocrates, leur équivalent libéral est sans doute l’ex secrétaire d’État Hillary Clinton que Robert Gates qualifie « d’idéaliste mais pragmatique ».

Ce réalisme interventionniste internationaliste représente la ligne traditionnelle et stricte du GOP en politique étrangère et de défense, celle qui fait généralement consensus auprès de nombreux républicains et démocrates vis-à-vis de la Russie, de l’Iran, de la Chine et de la Corée du Nord. Les approches et les solutions que ses tenants préconisent sont souvent frappées du label « smart power »,  ce qui suppose prosaïquement que le « hard power » (« puissance coercitive »), typique des faucons de droite, reste toujours dans leur boîte à outils et qu’ils sont prêts à s’en servir au besoin même si son emploi n’est pas aussi systématique que chez les néoconservateurs. La plupart des réalistes interventionnistes les plus orthodoxes du GOP ont cependant tendance à pencher davantage vers le « hard » que vers le « soft power ». Ils veillent au maintien de l’ordre international et de l’hégémonie libérale américaine (quoique drapée dans les oripeaux du multipartenariat mondial), ils sont favorables au libre-échange, au renforcement des alliances militaro-sécuritaires, au développement des traités commerciaux et des sanctions contre les régimes politiques récalcitrants, et conçoivent l’outil militaire comme un moyen de pression et d’influence essentiel. Ils privilégient les mesures de neutralisation plus ou moins indirecte et d’encerclement (containment) des ennemis (en particulier les puissances nucléaires). Leur politique de défense est expansionniste et se traduit concrètement par l’ouverture de bases militaires partout dans le monde, l’intensification des programmes d’espionnage et des opérations clandestines. Ils prônent une vision multilatéraliste plutôt autoritaire des relations internationales mais ne rejettent pas l’unilatéralisme s’ils estiment qu’il en va de l’intérêt des États-Unis.

La nomination de David Petraeus, qui, comme le général retraité et futur secrétaire d’État à la Défense James Mattis, est une figure hautement respectée au sein du GOP, constituerait un gage de conciliation donné par Donald Trump aux sénateurs internationalistes et faucons qui redoutent un affaiblissement de la défense des intérêts américains au profit de ceux de ses rivaux, y compris au Moyen-Orient où le général Petraeus a longtemps servi. Par ailleurs, s’il n’appartient pas au courant d’idées du président élu et n’occulte pas, au contraire de ce dernier, la dimension politique des conflits et des enjeux de défense, et considère le concept de nation building comme faisant partie intégrante de la mission des forces armées, David Petraeus reste toutefois en accord avec lui en ce qui concerne le renforcement de l’outil militaire. Il plaide, pour sa part, en faveur de l’élimination de la menace de « sequestration » consistant en une série de coupes automatiques dans le budget militaire qu’il juge être « allées trop loin ».

Former U.S. Ambassador to the United Nations Bolton arrives for a meeting with U.S. President-elect Trump at Trump Tower in New York

John Bolton lors de son arrivée le 2 décembre 2016 à la Trump Tower pour y rencontrer le président-élu Trump (photo : Mike Segar/Reuters).

3) Les candidats conservateurs modérés et radicaux interventionnistes, à savoir, d’une part (chez les modérés), l’internationaliste mainstream Mitt Romney et, d’autre part (chez les radicaux), les néoconservateurs John Bolton et Rudolph Giuliani, représentants de la fraction droitière du GOP, à la ligne farouchement antirusse, anti-iranienne et inconditionnellement pro-israélienne.

La vision idéaliste-interventionniste forcenée des néoconservateurs, axée sur la promotion de la démocratie et des intérêts américains et israéliens par l’usage privilégié et prépondérant de la force militaire, a été résumée dans la doctrine G.W. Bush que le politologue Pierre Hassner désigne par l’expression de « wilsonisme botté ». Les néoconservateurs ne font pas partie des grands favoris au poste de secrétaire d’État : Rudolph Giuliani et Newt Gingrich ayant été écartés, seul John Bolton reste dans la course, mais semble largement devancé par Rex Tillerson, David Petraeus et Mitt Romney.

Rudolph Giuliani souhaite naturellement voir John Bolton à la tête du département d’État. A contrario, le sénateur Rand Paul, non-interventionniste résolu appartenant à la branche libertaire du GOP et membre de la Commission des Affaires étrangères du Sénat, jure qu’il s’opposera à sa nomination ou à celle de tout autre « faucon » à n’importe quel poste au sein de l’administration Trump. John Bolton est, en effet, l’un des représentants les plus emblématiques ou archétypiques du courant néoconservateur, à l’image de certaines figures de l’administration George W. Bush, telles que Paul Wolfowitz, Richard Perle et Paul Bremer. Il se montre plus soucieux du renforcement de la puissance militaire et de la souveraineté de l’Amérique que du respect de ses obligations internationales. Sa vision des relations internationales est hégémoniste et unilatéraliste. Sous ce rapport, l’Amérique doit demeurer le « gendarme du monde » et, selon lui, restaurer son leadership global qu’il estime sérieusement entamé par la politique de Barack Obama. Elle doit dominer, réguler, surveiller, défendre et imposer ses valeurs et ses intérêts, quitte à devoir intervenir préventivement et à opter pour le renversement par la force de régimes non démocratiques et insoumis (regime change), en s’affranchissant du droit international et de ses liens internationaux pour atteindre ses objectifs.

Alors que Donald Trump prétend avoir condamné dès le départ la guerre en Irak en 2003, John Bolton en a été un chaud partisan de la première heure et a vigoureusement fustigé le retrait des troupes américaines du pays en 2011. Les deux hommes se retrouvent toutefois dans leur rejet de l’accord sur le nucléaire iranien que John Bolton a qualifié, dans un discours prononcé en août 2016 à l’American freedom Alliance (association néoconservatrice connue pour ses positions anti-islam), de « pire acte d’apaisement de l’histoire américaine » en rupture d’après lui « avec une politique bipartisane de plusieurs décennies consistant à ne pas négocier avec des terroristes ». Dans une tribune, il invite d’ailleurs le président Trump à l’abroger dès les premiers jours de son mandat.

En somme, le souverainisme ardent et le mépris de John Bolton pour l’internationalisme ne le rendent pas moins interventionniste, militariste et belliciste. Quoique très hypothétique, sa nomination marquerait un retournement inouï par rapport aux positions et à la sémantique non-interventionnistes adoptées par Donald Trump durant la campagne.

To be continued.

Chady Hage-Ali

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La politique étrangère du président Trump : premiers indices, lignes de force et incertitudes

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Le candidat républicain Donald Trump prononçant un discours à Washington le 27 avril 2016 dans lequel il déclina sa vision de politique étrangère fondée sur l’America First (Photo : Stephen Crowley/NY Times).

Donald Trump, un président indépendant et imprévisible jusqu’au bout ?

À l’heure où sont écrites ces lignes, l’équipe du président-élu Trump n’est pas encore complète et toutes les mesures de politique étrangère qui seront adoptées pendant les 100 premiers jours de sa présidence ne sont pas connues. Celui qui faisait encore figure d’épouvantail « populiste » dans les médias est subitement devenu, au lendemain de sa victoire, un « pragmatique et non un idéologue » à en croire les propres mots du président Obama. Mais aucun analyste avisé n’a attendu cet avis pour se convaincre que Donald Trump a toujours été un réaliste qui, aux antipodes de l’image du trublion provocateur et outrancier qu’il s’est forgé pour les besoins de sa campagne, est généralement présenté par ses collaborateurs comme un redoutable négociateur, un fin stratège, un homme ouvert au dialogue et qui sait se montrer courtois. La principale question qui se pose aujourd’hui consiste à savoir si ce pragmatisme conjugué à sa volonté manifeste d’ouvrir son administration à toutes les idées et sensibilités, parfois contradictoires, qui traversent plus que jamais sa famille politique, suffira à la prémunir contre de possibles batailles intestines.

Les informations dont nous disposons semblent préfigurer des lignes de force de la gouvernance Trump plus complexes que ne l’ont laissé supposer ses discours simplistes. De prime abord, peu d’éléments permettent de penser que sa politique étrangère sera en rupture totale, tout au moins dans l’immédiat, avec celle de l’équipe Obama sur l’ensemble des dossiers clés et des engagements qui ont été pris. Tout au plus, faut-il s’attendre à des révisions, dont certaines seront plus significatives que d’autres, et à une position inflexible sur l’immigration, thème clé de sa campagne. Comme attendu, il semble se dessiner une politique étrangère centrée prioritairement sur les besoins nationaux de l’Amérique plutôt que sur les besoins du monde, et une administration bien partie pour poursuivre la dynamique de « désengagement » ou plutôt « d’engagement sélectif », marqueur du passage d’Obama, via notamment la relativisation du rôle de « nation indispensable » traditionnellement auto-conféré à l’Amérique, au profit de l’affirmation d’une nation souveraine qui ne compte pas laisser des alliances contraignantes constituer un frein à sa liberté de décision et d’action. Il faut s’attendre à une sorte de synthèse des courants internationaliste, non-interventionniste et nationaliste existants au sein du parti républicain. Le dernier courant est essentiellement incarné par le mouvement populaire Tea Party dont la progression fulgurante des idées a proprement déstabilisé l’élite conservatrice traditionnelle du GOP.

Sur la scène internationale, l’administration Trump pourrait se montrer plus exigeante ou moins large, c’est selon, vis-à-vis de ses partenaires en ce qui concerne leur part de contribution à leur propre sécurité. Le principe du burden-sharing (partage du fardeau) mis en avant dans la « doctrine » Obama pourrait prendre tout son sens sous la présidence Trump, avec une Amérique moins prompte à mettre seule la main au portefeuille et plus encline à majorer le coût de ses prestations en matière de défense et de sécurité. Un certain nombre d’éléments de discours laissent penser que Washington exclura les interventions à but non défensif et n’interviendra qu’en cas de stricte remise en cause des intérêts vitaux (économiques et sécuritaires) de l’Amérique qui priment sur les considérations portant sur les valeurs, la diffusion de la démocratie et les droits de l’Homme. À cet égard, D. Trump ne semble pas être mal à l’aise avec les méthodes brutales auxquelles ont recours certains dirigeants,  comme lorsqu’il estime, par exemple, que l’Amérique ne devrait pas critiquer la grande vague de purges menée par le président turc Recep Tayyip Erdogan depuis la tentative de coup d’État contre lui. Pas plus qu’il ne s’est montré jusqu’ici très sensible aux inquiétudes exprimées par les alliés européens à propos du risque d’une « agression russe » des pays baltes. Cette relative indifférence, pouvant être résumée par « it’s not our business », inquiète ses alliés de l’OTAN. En somme, D. Trump n’est pas très volontaire pour donner des leçons de morale aux autres chefs d’État ni pour leur imposer leur conduite, à la différence de son ex-rivale malheureuse, Hillary Clinton. Il n’est cependant pas certain que le Congrès dominé par les républicains l’entendent de cette oreille, précisément en ce qui concerne la façon de parler aux Russes.

Les premiers signes d’une politique étrangère marquée par la tension entre deux écoles

Le président Trump est sur le point de s’entourer de personnalités républicaines dont les vues ne sont pas toutes homogènes ou convergentes sur les questions de politique étrangère, de diplomatie, d’immigration, de valeurs sociales, de commerce international et de homeland security.  Elles combinent, en effet, des tempéraments et des visions du monde qui sont, d’une part, majoritairement issus de l’interventionisme libéral et du néoconservatisme (qui s’inscrivent dans le cadre de pensée de l’école internationaliste), et, d’autre part, issus en moindre proportion de la mythologie isolationniste de l’école réaliste, de laquelle se rapproche le discours de D. Trump. Une chose semble cependant acquise : avec ce président, Washington reste a priori à l’abri de l’activisme messianique.

L’originalité de certains membres du cabinet Trump ne se juge pas seulement sur leurs réticences à s’engager fortement à l’extérieur, mais surtout sur le renouveau qu’ils entendent marquer dans les relations avec certains pays ennemis de l’Amérique. Le Général Michael T. Flynn, un fidèle de D. Trump nommé à la tête du Conseil de sécurité nationale de la Maison Blanche (National security council), partage avec certains prétendants au poste de secrétaire d’Etat une vision typiquement voire obsessionnellement centrée sur le terrorisme islamiste et sur l’islam politique tout court, mais contrairement à bon nombre de républicains, cela le conduit à considérer d’un très bon œil une coopération plus étroite avec Moscou sur le dossier syrien et la lutte antiterroriste. Cette volonté, relativement inédite dans son camp, le rapproche le plus immédiatement de D. Trump alors que l’idée même d’une relation amicale avec la Russie de Vladimir Poutine répugne au plus haut point la majorité des leaders influents du GOP.

Par ailleurs, l’aversion spécifique pour l’islam, manifestée par l’équipe Trump et qui demeure relativement classique chez les républicains conservateurs et interventionnistes, coexiste chez eux avec une attitude complaisante qui consiste à traiter avec des dictatures arabes musulmanes réactionnaires, accusées de financer le jihad et le terrorisme dans le monde, et à leur offrir un parapluie militaire tant qu’elles ne remettent pas en cause l’ordre américain établi. Même si elle semble, dans une certaine mesure, refléter une transition idéologique interne en cours, l’administration Trump continuera vraisemblablement de porter l’empreinte d’une conception républicaine des relations internationales et de la politique étrangère post-attentats du 11 septembre 2001 non débarrassée de ses schémas binaires (le « choc des civilisations ») et de ses criantes contradictions entre valeurs et intérêts, entre vision morale et vision stratégique.

Le nouveau président américain est, bien entendu, réfractaire aux idées internationalistes qui, à ses yeux, ont présidé au déclin de l’Amérique à l’intérieur comme à l’extérieur de ses frontières. Néanmoins, ne pas être un internationaliste en théorie ne signifie pas qu’il sera (et pourra s’autoriser à être) un non-interventionniste en pratique, qu’il prendra la décision unilatérale de « déchirer » l’accord sur le nucléaire iranien signé avec le groupe 5+1, ni qu’il tournera systématiquement le dos au multilatéralisme et aux partenariats lorsqu’il s’agira de traiter ponctuellement certains grands problèmes mondiaux qui concernent également l’Amérique, et ce, dans la mesure où il s’accorde au moins avec Barack Obama sur le fait que l’Amérique ne peut régler à elle seule tous les problèmes du monde sans la participation active des autres puissances.

La nature de l’approche de l’administration Trump à l’égard des acteurs et des enjeux internationaux majeurs sera, certes, en partie déterminée par l’idéologie et l’influence des responsables de la sécurité nationale et du prochain secrétaire d’État, mais encore et surtout par le jeu des « checks and balances » (« poids et contrepoids ») avec le Congrès dont les membres sont majoritairement acquis aux idées internationalistes et au leadership global des États-Unis. C’est, en effet, dans les rapports entre l’éxécutif et le législatif que se situent les plus grandes incertitudes quant à la forme, la cohérence et l’efficacité de la politique étrangère en gestation. L’on ignore, par ailleurs, comment D. Trump – qui semble en général très mal accepter que l’on ne cède pas à ses désirs – réagira aux fins de non-recevoir que lui opposera le Congrès, ni s’il saura toujours procéder, avec sang-froid et mesure, aux ajustements idoines.

L'ancien maire de New York Rudolph Giuliani et Donald Trump durant la campagne, au Trask Coliseum (Wilmington, Caroline du Nord), le 9 août 2016 (GETTY IMAGES/Sara D. Davis).

L’ancien maire de New York Rudolph Giuliani et Donald Trump durant la campagne, au Trask Coliseum (Wilmington, Caroline du Nord), le 9 août 2016 (GETTY IMAGES/Sara D. Davis).

La nomination du secrétaire d’État : un choix de cohérence ou d’ouverture ?

Parmi les noms qui circulent pour le poste de secrétaire d’Etat, figure en tête celui de l’ancien maire de New York, Rudolph Giuliani (72 ans). Ce dernier ne fait pourtant pas l’unanimité. Un article du NY Times souligne, à cet égard, son manque d’expérience et, bien souvent, de tact et de jugement dans ce domaine. Proche de D. Trump auquel il a apporté un soutien constant dans sa campagne, Rudy Giuliani s’est essentiellement illustré durant sa carrière dans la politique nationale et ne peut se prévaloir d’une expérience substantielle en matière de négociation internationale. Tout en appelant à la tolérance et à l’unité de la nation américaine au lendemain des attaques terroristes du WTC, sa pensée a continué à se structurer autour du spectre du terrorisme islamiste menaçant de s’abattre sur l’Amérique, devenu depuis lors un leitmotiv dont il charge tous ses discours, ce qui lui vaut d’ailleurs les moqueries de ses adversaires. Bien qu’il ne soit pas le plus conservateur des candidats potentiels sur les valeurs – il est pro-choice, pro-gay et pro-immigration – et ne manque pas de faire l’éloge de l’unité, de la diversité et de la tolérance de la nation américaine (un des points qui le différencie du discours xénophobe et anti-immigration du candidat Trump), il dénonce en revanche avec la même vigueur que D. Trump et le reste de ses copartisans l’accord sur le programme nucléaire iranien. Au cours d’un meeting de sa campagne pour les primaires présidentielles organisé en 2008, R. Giuliani avait prévenu que s’il était élu président il empêcherait par tous les moyens l’Iran de devenir une puissance nucléaire, jugeant ses dirigeants trop « irresponsables » pour les autoriser à posséder une telle technologie. Perçu comme un « modéré » ou « centriste » sur les questions sociales par le public américain, R. Giuliani reste pourtant, en politique étrangère, un néoconservateur et un militariste de tendance pure et dure (« hardline »).

Les autres candidats potentiels à ce poste sont le sénateur Newt Gingrich (73 ans) et le diplomate et ex ambassadeur aux Nations Unies John Bolton (68 ans). Le premier est connu comme l’un des chantres de l’exceptionnalisme américain. Contrairement au protectionniste et non-interventionniste D. Trump, N. Gingrich est un internationaliste et interventionniste militaire chevronné. Il avait fait partie des lobbystes d’affaire à pied-d’œuvre pour obtenir l’accord de libre-échange nord-américain (Aléna) – que D. Trump a promis de renégocier – et soutient activement le développement des relations commerciales avec la Chine – à laquelle D. Trump a promis une « guerre douanière » qu’il n’est pas sûr de pouvoir mener puisque les mesures de rétorsion chinoises pourraient à leur tour fortement affecter l’industrie américaine et effaroucher les congressmen. Le second, John Bolton, est sans doute le plus virulent des candidats. « Faucon » parmi les « faucons » néoconservateurs, parangon de l’unilatéralisme américain (il exprime volontiers sa défiance vis-à-vis des organisations internationales), Il a notamment en commun avec R. Giuliani, N. Gingrich et le président du comité sénatorial des affaires étrangères Bob Corker (64 ans), également challenger, d’avoir été tout au long de sa carrière inconditionnellement engagé en faveur d’Israël et de nourrir un fort sentiment anti-iranien.

Enfin, le nom de Richard N. Haass (65 ans), président du Council on Foreign Relations (CFR) a également été avancé. Ce dernier a servi au sein des administrations G. H. Bush et G. W. Bush et, dans une tribune, a accusé D. Trump d’avoir « déjà endommagé l’OTAN » (« Trump has already damaged NATO« ). Ses positions n’en font pas, a priori, l’un des grands favoris au poste, mais tout est possible d’autant que le président, qui multiplie les signes d’ouverture, s’est s’entretenu le 19 novembre au Trump National Golf Club avec le sénateur Mitt Romney (69 ans), qui ne partage pourtant pas ses idées sur la Russie et le commerce, et qui l’avait qualifié de candidat « bidon » et de « fraude » pendant la campagne. La nomination de M. Romney serait susceptible de tempérer la ligne dure vers laquelle s’oriente ostensiblement l’équipe Trump, qui compte déjà le « faucon » Mike Pompeo, nommé à la tête de la CIA, et qui devrait voir le général James Mattis, figure respectée des néocons, prendre les rênes du Pentagone.

D. Trump aura fort à faire pour rassembler sa famille politique très divisée en tentant de rapprocher les vues les plus conservatrices, libre-échangistes et interventionnistes des siennes tout en conservant son autorité et un semblant de cohérence, ainsi que la confiance de ses électeurs. Par ailleurs, indépendamment du choix arrêté, l’on perçoit difficilement parmi les candidats jusqu’ici évoqués un homme capable ni même désireux de bousculer ou renverser les piliers de la politique étrangère américaine.

Vers une remise en question imminente de la politique étrangère américaine ?

L’on ignore pour l’heure si l’un de ces hommes, dont la nomination devra être ensuite confirmée par le Congrès, saura composer habilement avec « la russophilie » supposée du nouvel occupant de la Maison Blanche, ni s’il saura parvenir à un consensus bipartisan quant au vote de nouvelles sanctions contre Téhéran ou à la mise en place de nouvelles mesures visant à contrer les retombées de l’accord sur le nucléaire iranien et la levée de certaines sanctions qui permettent à Téhéran de dégager des marges de manœuvre financières et ainsi, selon eux, de développer son programme balistique qui menace directement Israël.

Pour leur part, s’ils semblent se satisfaire de cette victoire, les officiels russes ne sont pas pour autant gagnés par l’euphorie, car ils n’ignorent pas le sentiment négatif général qui anime la majorité du Congrès vis-à-vis de leur pays et de leur gouvernement. Le scepticisme et la prudence semblent toujours de mise de leur côté, s’agissant de la capacité réelle d’un président américain, aussi iconoclaste soit-il, comme de n’importe quel président américain démocrate ou républicain du reste, à relancer et à faire aboutir un éventuel second « reset » (redémarrage) des relations russo-américaines et à lever les sanctions qui étranglent la Russie. La plupart d’entre eux savent que D. Trump, indépendamment de ses bonnes dispositions personnelles vis-à-vis du président Poutine, n’aura probablement pas les coudées franches pour transformer les relations bilatérales sans l’appui de son propre camp au sein du Sénat.

Un point d’équilibre devra être trouvé, qui permette, respectivement, à Washington de rassurer ses alliés européens et moyen-orientaux tout en rompant avec une surenchère antirusse contreproductive et tout en évitant une nouvelle impasse avec l’Iran qui pourrait survenir en cas d’anéantissement de l’accord de Vienne sur le nucléaire, signé le 14 juillet 2015, comme le promettent les républicains. Il y a peu d’assurance que ces deux objectifs diplomatiques puissent être atteints sans obstacles, mais les perspectives d’une amélioration ou d’un léger réchauffement restent malgré tout un peu plus élevées en ce qui concerne les relations avec la Russie qu’avec l’Iran.

Le « réchauffement » escompté avec Moscou après l’avortement du reset (durablement compromis depuis l’intervention en Libye, l’interminable bras de fer sur la Syrie et la crise ukrainienne) résistera-t-il à l’influence de sénateurs et de lobbyistes aux tendances interventionnistes toujours fortes et/ou, au minimum, prônant la plus grande fermeté avec la Russie ? Le très influent sénateur républicain John McCain, réélu à la tête de la Commission des Forces armées du Sénat et qui est connu pour ses positions antirusses, rejette clairement le ton de camaraderie avec lequel Trump évoque Vladimir Poutine. Si l’entente et l’admiration réciproque entre les deux présidents se confirment durant son mandat et si leur souhait commun de concentrer leurs efforts sur la lutte contre les groupes jihadistes « État islamique » et Al Qaïda présents en Syrie et en Irak  (prés carrés respectifs des deux puissances) dépasse la simple déclaration d’intention, reste à savoir si les décisions qui suivront se traduiront par une coordination effective et accrue sur le terrain, dans le cadre d’échanges d’informations et de bombardements aériens conjoints, ou si elle restera réduite à la portion congrue.

Exception faite de l’éventuelle lutte commune contre le terrorisme islamiste, la vision et les buts poursuivis par Washington et Moscou au Moyen-Orient restent peu conciliables. L’objectif pour Moscou est toujours d’aller au bout de sa quête paritaire avec les États-Unis, afin de rester crédible et de peser sur les dossiers qui l’intéressent : la normalisation de ses relations avec l’Occident, l’arrêt de l’expansion de l’OTAN et de son dispositif antimissile en Europe de l’Est. Il n’est pas dit que la sympathie que se vouent les deux chefs d’Etat aboutira à un modus vivendi durable entre leurs pays dans ces deux régions pivots de l’influence américaine. Les doutes exprimés par D. Trump quant à la nécessité de payer pour la défense européenne durant sa campagne pourraient faire l’objet de discussions ultérieures avec les États membres concernés. Mais il est cependant peu probable de voir l’Amérique mettre à mal cette alliance compte tenu de la crainte que suscitent chez les internationalistes démocrates et républicains une fragilisation de l’OTAN face à une Russie ragaillardie par ses succès diplomatiques et militaires (principalement en Syrie), et une réduction globale de l’influence américaine poussant les Européens à renforcer leurs dépenses militaires et à concevoir leur propre défense commune et autonome.

Difficile de voir en D. Trump un isolationniste, encore moins un pacifiste, et de considérer que toutes ses positions sont peu perméables aux principes et objectifs fondamentaux du Parti républicain en politique étrangère. Il est partisan d’une hausse des dépenses militaires, a prôné durant sa campagne (à l’instar d’H. Clinton) la fermeté vis-à-vis de la Chine et a fait part de son intention de renforcer la présence militaire américaine pour contrer l’expansion de ce rival économique dans le Pacifique. En outre, comme l’ensemble des républicains, il n’a cessé de critiquer vertement le deal avec l’Iran sur le nucléaire qu’il jugeait désastreux pour Israël et qu’il déclarait vouloir renégocier. D. Trump sera rapidement amené à comprendre que l’Amérique ne peut prendre la décision d’annuler ou de modifier unilatéralement un accord multilatéral sans en payer le prix, ni de s’isoler d’une scène internationale où les ambitions des puissances émergentes restent vives. Par ailleurs, s’agissant de l’indéfectible soutien américain à Israël, D. Trump ne devrait pas non plus être l’homme de la rupture : il a promis de déplacer l’ambassade des États-Unis à Jérusalem, décision symbolique qui va de pair avec son souhait de reconnaître officiellement Jérusalem comme « capitale éternelle et indivisible d’Israël ». Tout porte à croire que la défense de la solution de deux États ne sera pas vraiment une priorité pour D. Trump, et qu’il ne s’engagera pas davantage – et peut-être même moins – que son prédécesseur au Moyen-Orient.

En guise de conclusion préliminaire

Il n’est donc pas à craindre, sauf circonstances exceptionnelles, de nouvelle aventure militaire massive des États-Unis à l’extérieur mais rien ne prédit pour autant la fin des « guerres secrètes » initiées par B. Obama et de la présence militaire américaine (dont l’empreinte est certes dite « plus légère ») dans de nombreux pays qui se trouvent de facto en état permanent de guerre : Lybie, Yémen, Irak, Soudan du Sud, Somalie, Afghanistan et Pakistan. La majorité des membres du parti républicain ne veulent pas avoir à porter de nouveau la responsabilité d’un énième fiasco militaire retentissant au Moyen-Orient ou ailleurs. Cette frilosité des dirigeants américains (démocrates comme républicains), doublée de la fatigue éprouvée par leur peuple au sortir d’une décennie de guerres, a envoyé aux chefs d’État des pays alliés et adversaires le signal d’un leadership américain plus hésitant, donc plus « faible », et qui, en dépit de son statut de première puissance, n’est plus une « hyperpuissance » capable d’intervenir partout et durablement, surtout quand ses intérêts  ne sont, à l’évidence, pas vitalement engagés. Si la victoire de D. Trump renseigne sur l’humeur générale d’une Amérique désireuse de se centrer davantage sur elle-même, il est cependant prématuré d’y voir une remise en question radicale et immédiate de tous les aspects de la politique étrangère, fondamentalement internationaliste et interventionniste, qui prévaut depuis la fin de la seconde Guerre mondiale.

Chady Hage-Ali

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Politique étrangère : qu’attendre des candidats en lice pour la présidentielle américaine ? (1ère partie – les démocrates)

Candidats

Les cinq candidats favoris des primaires (de gauche à droite, de haut en bas) : les démocrates Bernie Sanders et Hillary Clinton, les républicains Marco Rubio, Donald Trump et Ted Cruz (Photo : daily.jstor).

La politique étrangère : un critère d’évaluation relativement secondaire mais non négligeable

Force est de constater que la politique étrangère (PE) ne semble occuper, à ce jour, une place prépondérante parmi les thèmes qui guident le vote pour les primaires américaines. L’enjeu de la PE a d’ailleurs rarement été le critère d’évaluation le plus décisif lors des élections présidentielles depuis le milieu du XXe siècle, sauf, en général, quand celles-ci se tenaient en période de guerre (au moment où les forces armées étaient engagées à l’extérieur) et de forte menace contre la souveraineté nationale et la sécurité intérieure (homeland security) avec un risque accru d’attaques terroristes.

En outre, la prudence reste de mise dès lors qu’il s’agit de faire des prévisions sur la future PE de Washington. Et ce, d’autant que les actions menées par un candidat après son accession au pouvoir ont souvent pu contredire ses promesses et plaidoyers électoraux. Comme illustration nous pourrions prendre l’exemple du candidat George W. Bush. Ce dernier, en critiquant en octobre 2000 la surextension des engagements de l’administration Bill Clinton à l’étranger ( « I believe we’re overextended in too many places » ), avait ainsi laissé entendre, face à Al Gore, qu’il mènerait une politique plus isolationniste que le président sortant. Nous savons ce qu’il advint par la suite.

Par ailleurs, la circonspection se justifie compte tenu du fait que, d’une part, les débats électoraux sur les questions de PE sont généralement les plus émaillés d’exagérations, et que d’autre part, l’identité des conseillers de certains candidats est pour l’heure inconnue. La surenchère de triomphalisme et de discours virils sur la puissance, la liberté et la neutralisation des ennemis de l’Amérique et d’Israël est classique lors des campagnes, surtout chez les républicains. Celle-ci satisfait leurs bailleurs et électeurs traditionnels, mais ne fait plus autant recette qu’avant auprès des électeurs blancs ou white angry men au coeur de l’électorat de Donald Trump et de la jeunesse. Les attributs de la puissance ne répondent pas au déclassement des premiers face à la mondialisation, au chômage, aux difficultés du quotidien et à l’aspiration à plus d’égalité exprimée par le second groupe.

Si la PE passe après l’économie – critère jugé fondamental – et le social, deux problématiques, intérieure et internationale, semblent toutefois se télescoper et plus particulièrement intéresser l’électorat cette année : le terrorisme et l’immigration. Celles-ci sont quasi corrélées dans la perception collective, dans la mesure où la guerre en Syrie, Daesh, l’islamisme radical et les autres « hot spots » dans le MENA créent massivement des réfugiés et des candidats au jihad. Les attentats parisiens de novembre 2015 ont montré que la PE peut toujours affecter ces élections. Cet événement a ravivé l’inquiétude vis-à-vis de l’islamisme et des musulmans, sous-tendue par l’idée de la « cinquième colonne » avec, comme effet, de replacer la PE au centre des débats et de rapprocher les enjeux extérieurs des enjeux nationaux.

La PE comptera vraisemblablement dans ces élections mais, encore une fois, d’une manière difficilement prévisible et saisissable par les sondages. La majorité des électeurs s’attardera moins sur les détails de la PE (dont elle cerne mal les enjeux et qu’elle préfère déléguer à ses élites) mais sera néanmoins influencée par la perception de la force ou de la faiblesse du candidat sur ces questions, autrement dit par sa crédibilité en tant que possible commandant en chef. Un échec du candidat à ce test peut se répercuter négativement sur la perception de ses « compétences domestiques ». Le républicain Ben Carson, par exemple, n’a pas su passer avec succès le « sniff test » en PE et, déjà affaibli par la révélation de mensonges sur son passé, a continué sa chute dans les sondages en se montrant très hésitant sur la stratégie à adopter pour combattre le terrorisme.

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Bernie Sanders et Hillary Clinton (Photo AP)

I. Le « faucon » centriste Hillary Clinton et le socialiste multilatéraliste Bernie Sanders, ou l’héritage d’Obama clivé en deux branches

A) Hillary Clinton et la promesse d’une diplomatie plus musclée et agressive

Dans le camp démocrate, aucun des deux candidats en tête des primaires, Bernie Sanders et Hillary Clinton, ne semble désireux de s’écarter de la ligne tracée par B. Obama, tout au moins pendant la campagne. L’enjeu est de ne pas perdre les gains de crédibilité engrangés par les démocrates en PE – domaine qui, jusqu’aux choix désastreux de l’époque George W. Bush, était considéré comme un avantage traditionnellement acquis aux républicains. Si Hillary Clinton tente naturellement de tirer parti de son expérience internationale de premier plan et du regain d’intérêt des citoyens pour les questions de sécurité, son avantage comparatif sur ces aspects ne lui garantit toutefois pas à lui seul d’obtenir l’investiture démocrate.

Nonobstant ses quatre années au département d’État, la figure féminine triomphante qu’elle incarne et sa position qui fut longtemps celle de « candidate naturelle » du parti, Hillary Clinton reste relativement mal-aimée du jeune électorat,  y compris féminin. En cas de victoire à la présidentielle, l’on suppose qu’elle incarnera la continuité de la PE de Barack Obama mais avec un leadership plus affirmé, volontariste, énergique voire agressif – en somme plus proactif que réactif -, et avec une propension marquée à l’hégémonisme libéral qui caractérisait déjà la présidence de son époux Bill. Réputée être une femme à poigne, on peut s’attendre à ce qu’elle montre une grande fermeté dans les négociations internationales, exerce un pouvoir d’injonction plus fort sur les alliés de l’Amérique et accroisse la pression sur ses adversaires par des mesures de coercition économique et militaire.

Si Hillary Clinton ne renie pas l’héritage de Barack Obama et le revendique même désormais haut et fort, avec insistance (au point de mentionner 21 fois son nom au cours d’un débat télévisé dans le but de s’attirer les faveurs des minorités des États du Sud), cela ne fait pas oublier qu’il y a encore quelques mois, elle s’employait avec plus ou moins de finesse à marquer sa différence voire à prendre ses distances avec le style Obama. En pré-campagne depuis deux ans, elle n’a d’ailleurs que très rarement résisté à l’envie de décocher quelques flèches à l’actuel occupant de la Maison Blanche. Aussi, fin 2014, égratignait-elle sa stratégie (ou son absence de stratégie) en Ukraine et en Syrie en affirmant que sa doctrine se réduisait à « don’t do stupid stuffs » (« ne faites pas des trucs stupides »), ajoutant : « les grandes nations ont besoin de principes d’organisation, et ‘ne faites pas des trucs stupides’ n’est pas un principe d’organisation » («Great nations need organizing principles, and ‘Don’t do stupid stuff’ is not an organizing principle »).

Elle faisait alors référence au dossier syrien et à la décision de Barack Obama de maintenir les États-Unis sur la touche plutôt que d’aider les rebelles syriens à mettre sur pied une force de combat crédible pour faire face au régime de Bashar al-Assad. Selon elle, cet « échec » durant la première phase du soulèvement avait conduit à la montée du groupe « État islamique ». Dans son livre Hard Choices, elle affirme avoir été une ardente avocate au sein de l’administration Obama du renforcement militaire des rebelles de l’ASL. Ses positions ont fait dire, sans détour, au vice-président Joe Biden à son sujet qu’elle est une « interventionniste » ayant trop tendance à croire que « nous devons faire quelque chose quand des gens mauvais font de mauvaises choses »(« we just have to do something when bad people do bad things »).

B) Hillary Clinton : une grande expérience mais une vision stratégique datée

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Vladimir Poutine et Hillary Clinton lors d’une recontre au sommet de l’APEC le 8 septembre 2012 à Vladivostok. (Photo : Associated Press)

Les atouts d’Hillary Clinton en PE sont nombreux et l’on ne peut que reconnaître qu’elle a, à ce jour, le programme le plus construit, précis et cohérent en la matière. En outre, le fait de connaître de nombreux acteurs internationaux, d’être entourée d’une équipe de personnes compétentes sur ces questions et rompues aux rouages de l’État est un point qui peut s’avérer très rassurant pour de nombreux gouvernements alliés et qui fait défaut pour l’heure à son rival démocrate Bernie Sanders, a fortiori à son adversaire républicain Donald Trump, largement perçu à l’étranger comme un nationaliste xénophobe et islamophobe, n’ayant aucune compétence politique.

Mais Hillary Clinton n’a pas que des atouts. À commencer par sa vision des relations internationales et sa conception de la puissance américaine, datant de l’immédiat après-guerre froide, qui apparaissent désuètes dans un système international sorti du moment unipolaire. Celles-ci sont résumées dans son idée du « New American Moment«  qui insiste sur la nécessité impérative d’un nouveau leadership américain mondial. La même remarque peut être faite au sujet de la politique qu’elle veut conduire au Moyen-Orient. Le fait qu’elle ait récemment invité à intervenir dans sa campagne l’ex secrétaire d’État Madeleine Albright, figure emblématique des années Bill Clinton et promotrice de l’« indispensable nation », contribue à accentuer son identification à une caste de professionnels de la politique prévisibles et qui se complaisent dans la certitude que l’Amérique a les capacités de régler les problèmes mondiaux, d’intervenir à sa guise, sans trop s’encombrer de l’avis et des sentiments des autres nations.

À certains égards, la ligne d’Hillary Clinton peut sembler pencher davantage vers l’hégémonisme et l’unilatéralisme des néoconservateurs que vers le multilatéralisme et le légalisme de la doctrine ou du style Obama, même si une bonne dose de realpolitik tempère ses élans idéalistes et la place subtilement entre les deux. Sa ligne s’apparente à un unilatéralisme plus intelligent, subtil et attrayant que l’unilatéralisme brutal à la façon des néoconservateurs. Plutôt que multipolaire, le monde selon Hillary est un monde multipartenaire dont l’Amérique reste invariablement, obligatoirement le centre. Lorsque cet ordre est menacé, l’Amérique ne peut se dérober à son devoir et doit faire ce qui doit être fait. Autre aspect désavantageux pour Hillary Clinton (à moins que l’on ne se place du point de vue des faucons républicains les plus irréductibles et des démocrates de l’aile conservatrice et interventionniste), celle-ci avait soutenu l’intervention militaire décidée par l’administration Bush-Cheney en Irak en 2003 (une prise de position qui l’avait déjà desservie face à Barack Obama en 2008, lequel s’était alors univoquement positionné comme le candidat de la désescalade/du retrait et de la fin de l’unilatéralisme).

Bernie Sanders rappelle d’ailleurs à l’envi que, contrairement à sa rivale, il avait été opposé à l’intervention en Irak (mais avait, en revanche, soutenu celle de l’OTAN en Yougoslavie en 1999 puis l’intervention américaine en Afghanistan qui était, à ses yeux, une riposte légitime). Hillary Clinton avait voté en faveur du Patriot Act en octobre 2001 et de sa reconduction en mars 2006, et avait également plaidé pour le « surge » en Afghanistan et pour l’intervention militaire en Libye. Ces prises de position placent respectivement les candidats Clinton et Sanders à la droite et à la gauche de B. Obama.

C) Hillary Clinton, « meilleur espoir néoconservateur »?

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l’actuel président chinois Xi Jinping (alors vice-président au moment de la photo) et la secrétaire Hillary Clinton lors d’un déjeuner origanisé au département d’État, à Washington DC. le 14 février 2012  (Photo : AFP /Jim Watson/Getty Images).

Hillary Clinton propose une PE plus perméable aux positions républicaines, précisément néoconservatrices, et peut ainsi espérer ratisser large, en ralliant, outre sa base démocrate ou « nouveaux démocrates », des républicains qui seraient peu convaincus par le candidat de leur parti. Des républicains néocons désormais plus centristes, comme l’historien Robert Kagan, qui perçoivent la PE de B. Obama comme « faible », se reconnaissent dans les idées et les choix opérés par H. Clinton, en particulier dans sa défense musclée du libéralisme. Ils pourraient espérer, à travers sa possible victoire, regagner en influence et se voir ménager une place au sein de son administration.

Mais ce soutien déclaré demeure embarrassant pour Hillary Clinton qui ne veut pas être associée au néoconservatisme, même si elle n’est pas encore tout à fait crédible dans son statut d’héritière politique de B. Obama. Il est très probable que de nombreux électeurs républicains (néocons et conservateurs réalistes internationalistes) préfèreront en dernier ressort une candidate démocrate « faucon » à un candidat républicain insaisissable comme D. Trump, perçu comme « isolationniste » et dont les positions en matière d’économie sont jugées antilibérales, ou comme Ted Cruz dont la stratégie brouillonne peine à se déterminer entre isolationnisme et leadership global.

Aucun d’eux ne fait, à l’évidence, le poids face à Hillary Clinton sur les dossiers internationaux qu’elle maîtrise et sur lesquels elle reste la plus opiniâtre et inflexible : la sécurité intérieure, la guerre contre le terrorisme, l’attitude ferme vis-à-vis de la Russie de Vladimir Poutine, de la Chine et de l’Iran, la diffusion de la démocratie à l’extérieur et le soutien sans réserve à Israël. Toutefois, sur ce dernier point, T. Cruz se montre intransigeant et réfractaire à tout compromis, et se place ainsi comme le plus pro-israélien des candidats, juste devant Hillary Clinton.

En dépit de son sens politique et de l’énergie qu’elle déploya comme chef de la diplomatie, la seule remarquable réalisation dont Hillary Clinton ne manque pas de s’attribuer le mérite, y compris dans ses mémoires, reste l’opération qui permit d’éliminer Oussama Ben Laden. Mais ce succès politique fut ensuite terni par le fiasco libyen succédant à la chute du colonel Kadhafi et le nom Clinton entaché par une série de scandales : le « Benghazi-gate », l’ « emails-gate » et les soupçons de conflits d’intérêts autour des dons étrangers reçus par la Fondation Clinton.

Une victoire d’Hillary Clinton aux présidentielles laisse difficilement entrevoir un réchauffement avec les puissances rivales (Russie et Chine), tout au moins tant que ces deux pays restent dirigés par leurs leaders actuels. Dans un langage peu diplomatique, celle-ci comparait en mars 2014 Vladimir Poutine à Hitler et, en janvier 2016, le qualifiait de « brute (bully) à laquelle il faut tenir tête ». Elle fait porter à ce dernier la responsabilité de l’échec du reset (redémarrage). Le président russe n’est pas son unique cible puisque dans un tweet posté en septembre dernier, elle qualifiait de « sans vergogne » (« shameless ») la présence du président chinois Xi Jinping au sommet onusien sur l’égalité des genres organisé à Pékin. Pour justifier son accusation d’hypocrisie, elle y avait joint un article faisant état de l’arrestation en Chine de cinq activistes féministes en mars 2015.

Il est utile de souligner qu’Hillary Clinton avait essuyé à son tour les critiques du sénateur républicain Rand Paul qui reprochait à la Fondation Clinton d’avoir accepté des millions de dollars de l’Arabie saoudite et d’autres pays arabes donateurs connus pour leur « horrible bilan sur les droits des femmes ». Hillary Clinton garde donc une position très ferme voire hostile mais en même temps pragmatique vis-à-vis de la Russie et de la Chine qu’elle accuse de mener des actions agressives dans leurs régions respectives. Son plaidoyer en faveur du « siècle  Pacifique des États-Unis » et du « pivot stratégique » vers l’Asie, son discours à l’ASEAN en juillet 2010 et ses critiques régulières à l’encontre du gouvernement chinois nourrissent à son égard l’aversion et la méfiance de Pékin qui l’accusait d’ingérence et de manigances dans ses affaires internes et dans ses contentieux territoriaux en mer de Chine méridionale.

Le journal national Daily China s’était même félicité de son départ, lui reprochant d’avoir « toujours parlé d’une voix unipolaire sans jamais sembler intéressée par les réponses qu’elle recevait » (« Clinton always spoke with a unipolar voice and never appeared interested in the answers she got ») contrairement à son remplaçant John Kerry, vu par les Chinois comme un secrétaire d’État qui comprend « la vraie nature multipolaire du monde du 21e siècle » (« Kerry understands the true multipolar nature of the 21st century world »).

Bien qu’elle ne semble pas disposée à se taire sur les questions de droits de l’Homme en Chine, rien ne laisse penser qu’Hillary Clinton prendra dans ce domaine des mesures coercitives susceptibles de faire basculer l’équilibre dans les relations sino-américaines. S’agissant de la Russie, elle promet de « limiter, de contenir et de dissuader ses agressions en Europe et au delà » et de réduire la dépendance énergétique de l’Europe vis-à-vis de Moscou. Le fait de convenir de la nécessité de coopérer avec la Russie dans quelques rares domaines importants où leurs intérêts se croisent (comme la non-prolifération nucléaire) n’atténue ni sa défiance ni sa volonté de mettre en échec tout ce qui pourrait aider la Russie de Vladimir Poutine à redevenir une grande puissance. L’élection d’Hillary Clinton est vue de Russie comme la « pire option », certainement pas de nature à atténuer les tensions, au point que les Russes préfèreraient n’importe quel candidat républicain à celle-ci.

Sévère envers compétiteurs de l’Amérique et les « rogue states » (« États voyous »), le tempérament d’Hillary Clinton n’est pas sans évoquer celui du secrétaire d’État John Foster Dulles, théoricien de la stratégie de refoulement (rollback) dans les années 1950. Les mesures qu’elle préconisait pour le Moyen-Orient lorsqu’elle occupait ses fonctions penchaient, en effet, davantage vers le renversement des régimes politiques (regime change), tel qu’il fut appliqué en Libye sous sa supervision en 2011, que vers la stratégie de l’endiguement (containment) à la façon de B. Obama, tel qu’appliqué depuis 2013 en Syrie et en Irak, et qui ne satisfait d’ailleurs pas Hillary Clinton. C’est en 2013 que le plan pour la Syrie proposé par une coalition de « faucons » du département d’État, du département de la Défense et de la CIA (Hillary Clinton, Léon Panetta et David Petraeus) fut rejeté par la Maison Blanche, marquant ainsi définitivement la neutralisation, au sein de l’administration, du courant « faucon » par le courant « modéré » (cet adjectif est préférable à « non-interventionniste » qui est excessif pour qualifier la ligne d’Obama).

Le président Obama craignait qu’en donnant aux rebelles syriens les capacités de renverser le régime de Bachar al-Assad comme le recommandait ce plan, cela n’eût pour effet d’entraîner l’Amérique dans le conflit. L’ensemble de ces éléments laisse à penser que, une fois à la Maison Blanche et ayant les coudées franches, le « smart power » d’Hillary Clinton pourrait l’amener à avoir plus volontiers recours à « l’interventionnisme humanitaire » et au nation building propres à la politique de Bill Clinton, au regime change de la doctrine Eisenhower et surtout, plus régulièrement, à la coercition et à l’approche de la « carotte et du bâton » de la doctrine Nixon (approche élaborée par Henry Kissinger, prisée par la diplomatie obamienne et éprouvée face à l’Iran). La question est de savoir si Hillary Clinton saura résister à la tentation de sortir de la prudence et de la retenue (érigées en principe dans les doctrines Kissinger/Obama) et réfréner son instinct interventionniste.

D) Hillary et Israël : approfondir encore et toujours les liens

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Hillary Clinton et Benyamin Netanyahou. (Photo : GPO)

La relation avec Israël est un dossier sur lequel Hillary Clinton pourrait se différencier plus nettement de B. Obama. En dépit de visites destinées à réchauffer leurs relations, le courant n’est jamais passé entre l’actuel président américain et le PM israélien Benyamin Netanyahou. Dans une lettre parue le 4 novembre 2015 dans le magazine Forward, aux allures de véritable « déclaration d’amour », Hillary Clinton promettait de « réaffirmer le lien incassable avec Israël et avec Benyamin Netanyahou» et de promouvoir des relations bilatérales encore plus fortes.

Elle voit dans ce partenariat stratégique de nombreuses applications, dont la lutte contre Daesh et le jihadisme et contre les « ambitions agressives de l’Iran dans la région » en s’assurant que les « dangereuses armes russes et iraniennes ne tombent pas entre les mains du Hezbollah ». Afin de maintenir et de renforcer l’avantage militaire qualitatif d’Israël, elle promet comme première mesure, outre la fourniture exclusive d’armes et de systèmes de défense antimissiles avancés, d’envoyer une délégation de chefs d’état major pour rencontrer les commandants israéliens. Elle s’engage également (comme le font, au demeurant, tous les candidats républicains) à œuvrer à mettre fin aux mesures destinées à isoler et à délégitimer Israël, en tête desquels le mouvement BDS (Boycott, Divestment and Sanctions). Enfin, elle tient à inviter B. Netanyahou durant le premier mois de sa prise de fonction.

Son souhait de faire repartir la relation de Washington avec le PM israélien sur de bonnes bases ne garantit pas, le cas échéant, qu’elle puisse obtenir de sa part plus de concessions sur la colonisation juive des territoires palestiniens qu’elle n’en avait obtenues au cours du premier mandat de Barack Obama. Dans sa lettre, les points qui fâchent sont soigneusement occultés. En prenant fait et cause pour Israël – ce que Barack Obama lui-même n’a jamais fait de manière aussi personnelle -, Hillar Clinton envoie un mauvais signal à la partie arabe et nuit d’emblée à l’image de la future administration démocrate dont elle pourrait prendre les rênes, à sa crédibilité et à son efficacité en tant que principal arbitre de ce conflit.

Pour l’intellectuel israélien de gauche Gideon Levy, indigné par le contenu de ladite lettre, H. Clinton est une « fausse amie d’Israël » car elle encourage l’impunité de son gouvernement, lui donne un blanc-seing pour agir de la manière la plus extravagante et brutale qui soit, au mépris de la souffrance des Palestiniens, fait un pied de nez à la communauté internationale et, in fine, conduit le pays à son autodestruction. Il compare Hillary Clinton et son « soutien à l’occupation continue » [des territoires palestiniens] à une « personne qui fournirait de la drogue à un parent dépendant ».

E) Bernie Sanders : une faible expérience mais un regard sans complaisance sur les dérives du passé

Bernie Sanders a beau être un parfait novice en PE et être bien plus à l’aise avec les questions de corruption politique et d’inégalités sociales et économiques, il n’est pas certain que cela demeure pour lui un handicap majeur. Dans l’ensemble, il semble être en accord avec la politique menée par Barack Obama et ne va probablement rien bouleverser. Il est le plus fervent défenseur de l’accord sur le nucléaire iranien que les candidats républicains jurent à tue-tête d’annuler. Il s’agit d’une pièce maîtresse de l’héritage d’Obama dont ni lui ni Hillary Clinton ne remettent en cause le bien-fondé et les termes. Si son programme de PE ne semble pas encore très construit et précis, ses considérations sur l’histoire de la politique de son pays dans le monde depuis 50 ans, distillées dans ses discours et interviews, sont intéressantes et laissent apparaître une lucidité de bon aloi et une sincérité rafraîchissante et rare de la part d’un candidat américain.

Bernie Sanders se montre prompt à reconnaître les désastres causés par les coups d’États orchestrés par la CIA, de l’Iran (1953) au Chili (1973), les interventions militaires au Moyen-Orient et les renversements subséquents de régimes créant un vide propice au chaos et à l’installation des extrémistes. Il est en phase avec une grande partie de la jeunesse qui tourne le dos à l’exceptionnalisme américain (autrement dit à l’idée d’une nation moralement, politiquement et culturellement supérieure aux autres) et qui a désormais une meilleure image du socialisme que du capitalisme. Tout en se disant patriote, Bernie Sanders souhaite voir émerger une Amérique plus humble qui renonce à dominer les autres peuples et à imposer ses règles à l’extérieur par la force.

Le message de Bernie Sanders, pétri d’optimisme et de bienveillance toute paternelle, plaît à de nombreuses couches sociales et générations (la « Génération Y » ou « millennials » et la « Génération Z » ou « Alpha » ) qui voient en lui le candidat le plus à même d’accomplir les promesses déçues de Barack Obama. En tant que personne, il séduit par sa passion et sa sincérité ; et son message, par une radicalité qui tranche avec le pragmatisme conformiste et le gradualisme de Barack Obama et d’Hillary Clinton. Il lui reste à s’entourer d’experts et de conseillers en relations internationales capables de mettre au point un programme qui combine et articule de façon cohérente et efficace son socialisme à tendance protectionniste – protectionnisme économique qui le rapproche de D. Trump et pousse les deux hommes à fustiger le Partenariat Trans pacifique (PTP) qu’ils jugent désastreux pour les emplois américains – et sa vision de PE dont la tonalité paraît plus internationaliste.

Hillary Clinton et Bernie Sanders lors d'un débat démocrate organisé au Gaillard Center, le 17 Janvier 2016

Hillary Clinton et Bernie Sanders lors d’un débat démocrate organisé au Gaillard Center, à Charleston, en Caroline du Sud, le 17 Janvier 2016 (photo : AP/Mic Smith)

Sur son site web de campagne, Bernie Sanders explique que, pour lui, la PE ne consiste pas uniquement à décider de la manière de réagir face aux conflits dans le monde, mais doit inclure la redéfinition même du rôle de l’Amérique dans le monde à l’heure de l’économie globale. Dans son discours, la guerre doit rester l’ultime recours, et il se dit prêt à revêtir l’habit de chef de guerre si toutes les autres voies ont été épuisées.

Bien qu’il ne se situe pas dans la veine du messianisme démocratique et du moralisme (propre à la tradition idéaliste wilsonienne dans laquelle s’inscrivent les néocons) et ne se pose donc pas en héraut ou chantre d’un méliorisme global, Bernie Sanders est le seul wilsonien de ces élections au regard de l’importance quasi dogmatique qu’il attache au règlement des conflits par la voie diplomatique. Son passé d’objecteur de conscience pendant la guerre du Vietnam ne semble pas l’avoir empêché de rattraper son retard et de talonner dans les primaires la redoutable « commandante en chef » Clinton.

Malgré son passé de militant des droits civiques et son opposition à la guerre, Bernie Sanders n’est pas un pacifiste revendiqué et réfute d’ailleurs cette étiquette. Ses déclarations laissent entendre qu’il agira toujours avec précaution et ne prendra pas, par exemple, la décision de retirer les troupes d’Afghanistan sans évaluer sérieusement la situation sur le terrain. La reprise de Ramadi en Irak lui a fait dire au cours d’un débat démocrate dans le New Hampshire que l’Amérique doit continuer d’aider l’État irakien dans sa lutte contre Daesh. Il est partisan de la poursuite des négociations avec les acteurs du conflit syrien (Russie, Iran, Arabie saoudite, Turquie etc.) afin d’aboutir au départ du président syrien. Il se montre néanmoins prudent et considère que ce départ doit rester un objectif secondaire, la priorité absolue étant d’éliminer Daesh. Par ailleurs, il met en garde contre une chute brutale du Baath qui pourrait être déstabilisatrice.

Avec B. Sanders, le leading from behind devrait être largement privilégié : l’Amérique continuera ainsi d’apporter son soutien logistique mais sans être systématiquement aux avant-postes. Il souhaite voir les alliés se retrousser les manches pour régler les conflits et assurer la sécurité de leurs propres espaces. Il critique, à cet égard, le manque d’implication des plus riches pays arabes (les monarchies du Golfe) dans la lutte contre Daesh, au premier rang desquels l’Arabie saoudite qui représente pourtant le quatrième budget défense du monde et possède une grande quantité de F-16. Il estime que c’est avant tout aux nations arabes d’agir avec responsabilité et de former une large coalition pour mener ce combat qu’il qualifie de « guerre pour l’âme de l’islam » .

Hillary Clinton défend le principe similaire selon lequel les peuples de la région doivent impérativement être en mesure de prendre en main la sécurité de leurs communautés bien que ses propositions aillent clairement dans le sens d’une remilitarisation de la région et d’une projection militaire américaine plus importante sans pour autant impliquer directement les troupes américaines au sol. Elle propose un plan d’action global plus détaillé que celui de Bernie Sanders  ; une « approche combinée », selon ses termes, consistant à renforcer le contingent de forces spéciales américaines chargées d’entraîner les forces locales, arabes sunnites et kurdes qui combattent Daesh en Syrie et en Irak, et à intensifier la campagne aérienne (par une plus large coalition, une augmentation du nombre d’avions et de cibles) couplée à un renseignement plus performant.

Elle table simultanément sur un « second réveil sunnite » (en référence à la première expérience de coopération avec les tribus sunnites irakiennes en 2007) et sur une réconciliation politique en Irak. Si, prévient-elle, ce gouvernement irakien refuse d’armer les volontaires sunnites et kurdes pour combattre Daesh, la coalition les armera, de la même manière qu’elle envisage d’imposer une zone d’exclusion aérienne en Syrie pour, dit-elle, protéger les civils des bombardements aériens du régime syrien, et de rééquiper et faire monter en puissance « des unités viables de l’opposition syrienne ». Cependant, ce type de mesure peut aussi conduire au renforcement des jihadistes salafistes et à la miliciarisation des populations au détriment de la consolidation des États et, sans le consentement et la coordination des autorités légitimes, au renforcement des dynamiques centrifuges éloignant toute perspective d’entente nationale.

Lors même que certaines propositions de la candidate pouvaient encore paraître réalisables, quoique sans garantie de succès, avant l’intervention russe, la situation régionale est désormais telle que cette stratégie pourrait être dépassée et caduque en 2017, du fait de l’accélération des événements, de la diversité et versatilité des acteurs, de l’islamisation de la rebellion syrienne, de la tension à son comble entre l’Iran et l’Arabie saoudite, de la détermination russe à préserver le régime syrien – et qui a déjà montré son efficacité sur le terrain -, du manque de leadership et de crédibilité de Washington, de l’impuissance de l’Europe, de la montée en puissance kurde et de l’obstination du gouvernement turc d’Erdogan à contenir par tous les moyens cet irrédentisme.

F) Bernie Sanders et la normalisation à marche forcée avec l’Iran : candeur ou réalisme?

Bernie Sanders veut poursuivre « la main tendue » aux ennemis d’hier et d’aujourd’hui, et même, pourrait-on dire, dépasser assez vite ce stade pour en arriver aux accolades, quitte à brûler dangereusement les étapes aux yeux de ses détracteurs démocrates. Il souhaiterait précisément impliquer l’Iran – qu’il considère comme un acteur régional majeur – dans la lutte antiterroriste, l’élimination de Daesh, le règlement des conflits et la stabilisation de l’arc de crise moyen-oriental qui s’étend de la Syrie à l’Afghanistan. Sur ce point, il est en total désaccord avec Hillary Clinton qui fustige toute idée de normalisation puisque, selon elle, le fait que l’Iran ne se dote pas de l’arme nucléaire n’en fait pas moins un ennemi déclaré de l’Amérique et d’Israël qui, comme elle l’a affirmé dans une allocution donnée à la Brookings Institution , »a ses empreintes sur presque chaque conflit de la région, soutient les mauvais acteurs au Liban et au Yémen, et jure de détruire Israël ».

À l’opposé de Bernie Sanders, Hillary Clinton ne dissocie pas les deux défis posés par l’Iran et Daesh, qu’elle considère comme imbriqués. L’accord sur le nucléaire n’ayant pas modifié le comportement de Téhéran, la candidate juge dangereux et erroné de soutenir l’envoi de troupes iraniennes en Syrie, aux portes de l’État hébreu. En septembre 2015, elle a présenté un plan pour contrer l’influence iranienne , censé empêcher principalement l’armement et le financement de ses alliés au Liban, en Syrie, au Yémen et dans les territoires palestiniens. Ce plan inclut une série de mesures, parmi lesquelles la fourniture à Israël de chasseurs F-35 et de nouvelles technologies de détection des tunnels utilisés par le Hamas pour le passage de combattants et d’armes, une demande adressée aux alliés de Washington d’interdire l’entrée d’avions iraniens en Syrie et un projet de déploiement plus important de navires américains dans le détroit d’Ormuz afin de le garder ouvert à la navigation internationale.

L’objectif est de répondre aux critiques et au scepticisme des détracteurs et des partisans circonspects de l’accord nucléaire qui s’attendent à ce que le renflouement de la trésorerie iranienne après la levée des sanctions permette à Téhéran de pourvoir plus abondamment d’armes ses satellites dans la région. Hillary Clinton a repris à son compte les conclusions d’une lettre signée par dix experts et diplomates américains, dont la négociatrice Wendy Sherman. Les signataires, tout en se présentant comme « de fervents partisans de la diplomatie nucléaire avec l’Iran » convaincus qu’il existe « d’autres domaines où la coopération peut être renforcée », jugent toutefois « l’appel du sénateur Sanders à des ‘mesures énergiques’ pour normaliser les relations avec l’Iran et développer une ‘relation chaleureuse’ en rupture avec le président Obama et déphasé par rapport à l’approche diplomatique sobre et responsable qui a fonctionné pour les États-Unis » [j’avais, à ce propos, expliqué pourquoi une coopération irano-américaine en Syrie était improbable dans mon article sur le leadership américain datant de juin 2014].

Ces experts préviennent que la poursuite d’un tel projet « serait voué à l’échec tout en provoquant la consternation parmi nos alliés et partenaires ». Hillary Clinton insiste précisément dans son discours sur l’importance de maintenir et de renforcer la confiance des alliés arabes, condition pour les mobiliser militairement dans la bataille contre Daesh et conséquemment faire progresser les forces anti-Assad et permettre à la diplomatie américaine de bénéficier d’un effet de levier dans les négociations. En postant la lettre des dix experts sur son site de campagne, Hillary Clinton cherche assurément à décrédibiliser voire ridiculiser son rival démocrate et à prouver qu’il n’est pas le continuateur de la PE de Barack Obama et qu’il en trahirait même l’héritage.

La lettre s’achève sur un soutien sans équivoque des experts à Hillary Clinton :  » Compte tenu de ces préoccupations, il est important de se demander ce que le sénateur Sanders ferait pour d’autres questions la Russie, la Chine, nos alliés, la prolifération nucléaire, et tant d’autres choses. Nous avons hâte de l’entendre répondre à ces questions. Nous avons besoin d’un commandant en chef qui voit comment toutes ces dynamiques s’emboîtent quelqu’un qui voit l’ensemble de l’échiquier, comme Hillary Clinton le fait ».

G) Bernie Sanders et le problème israélo-palestinien : le parti pris de l’impartialité et de la posture de soutien critique à Israël

Sur la question d’Israël, Bernie Sander adopte une approche différente de ce que l’on observe habituellement chez les hommes et femmes politiques américains. Même s’il partage avec Hillary Clinton l’idée d’une solution à deux États pour régler le problème israélo-palestinien, il se distingue d’elle par une tonalité beaucoup moins pro-israélienne et surtout moins flagorneuse. Il se veut impartial en condamnant fermement les tirs de roquettes du Hamas contre les territoires israéliens et tout aussi vigoureusement les raids aériens israéliens contre Gaza. Bien qu’il admette le droit d’Israël à se défendre, il qualifie, sur son site, les attaques israéliennes de « disproportionnées » et « les meurtres généralisés de civils comme totalement inacceptables » (« while recognizing that Israel has the right to defend itself, he [Bernie Sanders] also strongly condemned Israeli attacks on Gaza as disproportionate and the widespread killing of civilians as completely unacceptable »).

Dans une interview accordée à VOX, il dit vouloir que les États-Unis travaillent aux côtés d’autres pays pour assurer la sécurité et l’existence d’Israël autant que pour permettre à un État palestinien de voir le jour. Un État dans lequel les gens pourront jouir d’un niveau de vie décent dont ils sont actuellement privés. Alors que sa rivale démocrate entend perpétuer et renforcer une tradition qui consiste à aider militairement et financièrement Israël sans contrepartie politique, Bernie Sanders émet le vœu qu’à terme, au lieu de déverser des milliards de dollars d’aide militaire à Israël et à l’Égypte, l’Amérique fournisse plus d’aide économique afin d’améliorer le niveau de vie des peuples de cette région. En 1988, invité à commenter le soutien du révérend Jesse Jackson, alors candidat aux primaires, à un État palestinien, Bernie Sanders estimait qu’avec toute l’aide versée à Israël et à d’autres pays arabes de la région, l’Amérique avait suffisamment de poids pour exiger d’eux de s’asseoir et de discuter pour trouver une solution raisonnable garantissant la souveraineté d’Israël et la protection des droits des réfugiés palestiniens. Il est toutefois difficilement imaginable qu’un président, fût-il le plus socialiste et le plus déterminé de l’histoire de ce pays, soit en mesure d’utiliser cette aide annuelle comme un moyen de pression sur le gouvernement israélien, sans risquer de soulever la plus féroce opposition du Congrès, des lobbies, des médias et d’une grande partie de l’opinion publique chrétienne contre lui.

Bernie Sanders, juif progressiste, dit concevoir avant tout sa judaïté, ses sentiments religieux et spirituels comme un principe directeur (guiding principle) et les exprime à travers le sens de la responsabilité envers l’autre. Cela explique sans doute son jugement distancié, rationnel et sa lecture non biblique de l’existence d’Israël. Sa critique sur l’ampleur des représailles d’Israël et le vocabulaire qu’il emploie rappellent certaines condamnations, parfois virulentes, qui étaient émises par des chrétiens évangéliques, principalement presbytériens, en Amérique et au Moyen-Orient dès la fin des années 1940, au moment où ils étaient témoins des terribles conséquences humanitaires et psychologiques de la création et de l’expansion d’Israël, ainsi que de l’usage disproportionné de la force dans ses guerres et conquêtes ultérieures. Depuis l’adhésion totale de l’évangélisme américain aux théories restaurationnistes et dispensationalistes à la fin des années 1960/au début des années 1970, il est très rare d’entendre des élus ou des candidats américains à des élections admonester Israël et le renvoyer sans ambages à ses responsabilités morales.

Conclusion

Les deux candidats démocrates conservent les fondamentaux de la doctrine Obama, dont principalement l’importance accordée à la diplomatie. Cependant, Hillary Clinton est plus encline à se servir de la puissance militaire et la coercition économique (hard power) pour renforcer l’outil diplomatique et le rendre plus persuasif, alors que B. Sanders conçoit la diplomatie comme un moyen en lui-même suffisamment puissant pour renforcer la PE, défendre les valeurs et les intérêts américains, et prévenir les conflits sans, au préalable, nécessairement inclure dans l’équation la force comme un outil de pression ou de chantage. Il n’est pas certain que cette doctrine ou style Obama survive au départ de son initiateur s’il est remplacé par Hillary Clinton ou, il va sans dire, à plus forte raison, par un républicain. En effet, le bellicisme d’Hillary Clinton la fera probablement revenir à une politique américaine plus traditionnelle.

Si Bernie Sanders se veut un révolutionnaire en matière de politique intérieure – car il est un homme de gauche, un homme du peuple, à la différence de Barack Obama et d’Hillary Clinton, technocrates centristes souvent dépeints comme des élitistes ou aristocrates hautains -, en revanche il est trop tôt pour dire s’il sera aussi un leader transformationnel en PE. Le président Obama lui-même n’en est pas un, bien qu’il ait longtemps laissé paraître le contraire dans ses discours. A priori beaucoup moins ambitieux que sa rivale en ce qui concerne le volet international, Bernie Sanders pourrait se contenter, dans sa diplomatie, de perpétuer le style Obama, sa prudence de Sioux, sa politique des petits pas, ses « qualités modératrices de l’humilité et de la retenue » tout en évitant de mettre en oeuvre des politiques financièrement coûteuses à l’étranger puisque là n’est pas sa priorité affirmée.

Hormis l’importance attachée à l’outil diplomatique (qui, en soi, ne dit pas grand chose sur la stratégie que l’un ou l’autre poursuivra), presque tout sépare Hillary Clinton et Bernie Sanders en politique intérieure et extérieure : leur tempérament, leurs méthodes, leurs trajectoires et combats personnels, leurs réseaux, leurs liens avec la haute finance, leur vision économique, leurs positions sur l’accès à l’éducation et sur la couverture santé universelle, la relation qu’ils établissent entre les libertés et la sécurité, la façon de dialoguer avec les alliés et les adversaires, le rôle de l’Amérique dans le monde et la promotion de la démocratie.

Chady Hage-Ali

Stratpolitix

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« Destinée manifeste »et mission évangélique, ou les fondements mystico-politiques d’une Amérique providentielle [publication]

L'exceptionnalisme politico-religieux aux Etats-Unis : un peuple élu par Dieu ?Ce mois-ci paraît l’ouvrage intitulé L’exceptionnalisme politico-religieux aux États-Unis : un peuple élu par Dieu ? (Artois Presses Université, 2016) auquel j’ai apporté ma contribution. Sans verser dans l’autopromotion, j’invite modestement celles et ceux qui aiment l’histoire et la géopolitique à découvrir cet ouvrage collectif, au contenu objectif, varié et documenté, qui fournit de nombreuses clés pour mieux cerner l’état d’esprit et l’attitude des États-Unis sur la scène internationale, à la lumière de leur héritage politique, moral et spirituel. Les études qui le composent sont réunies par Mokhtar Ben Barka, professeur de civilisation américaine à l’Université de Valenciennes et spécialiste de la religion aux Etats-Unis.

Je propose, pour ma part, une étude qui se situe au croisement de la géopolitique, de la missiologie, de l’histoire des idées politiques et religieuses, intitulée « Destinée manifeste » et mission évangélique, ou les fondements mystico-politiques d’une Amérique providentielle (48 pages).

Auparavant, j’avais posté sur ce blog un article dans lequel je présentais les aspects généraux de l’exceptionnalisme (« ses ressorts et facettes »). Dans l’étude contenue dans le présent ouvrage, le concept de « destinée manifeste », en tant qu’avatar de l’exceptionnalisme étatsunien, se trouve parmi les facteurs essentiels de maturation de la mission protestante évangélique. J’y retrace l’évolution géopolitique des États-Unis, des années 1830 jusqu’à l’après-Seconde Guerre mondiale, à travers la conquête de leur espace continental, d’une part, et l’envoi de leurs missions étrangères (congrégationalistes, presbytériennes, méthodistes et baptistes) dans le Pacifique, les Caraïbes et sur le continent asiatique, Moyen-Orient inclus, d’autre part. Celles-ci sont mues par la volonté de gagner les âmes à Jésus Christ conformément à la grande commission qu’il ordonna à ses disciples avant son ascension.

Les transformations sociopolitiques engendrées directement ou indirectement par ces missions dans les pays hôtes mais aussi dans la conscience religieuse et démocratique de leur propre pays furent significatives. L’étude s’appuie sur des discours, ouvrages et articles de l’époque écrits par des élus, pasteurs, leaders d’opinion, philosophes, hommes de lettres et scientifiques, pour la plupart jamais traduits en français. Les liens entre les conquêtes territoriales, « l’impérialisme culturel » et l’évangélisation (la missiologie) y sont analysés, dès lors que l’expansionnisme et la tentation de l’empire se parent du motif ou du prétexte missionnaire et civilisateur pour se réaliser.

De très nombreux articles et ouvrages en anglais et en français abordent l’histoire religieuse américaine principalement sous l’angle de l’ecclésiologie ; autrement dit à travers l’évolution des églises protestantes comme institutions religieuses organisées, légales et coutumières, leurs modifications internes et démembrements qui font du christianisme américain en général et de l’évangélisme en particulier un véritable kaléidoscope. Dans le jargon spécialisé, ce phénomène est couramment désigné par les termes « scissiparité » et « fissiparité ». En revanche, il m’a semblé, au cours de mes recherches et lectures, que les ouvrages et articles francophones qui explorent spécifiquement cette évolution à travers le prisme missiologique ; à savoir les « conquêtes spirituelles » ou « croisades pacifiques » concomitantes et ultérieures à la politique d’expansion coloniale (objet initial, intéressé et plus délimité géographiquement, de la « destinée manifeste »), sont moins nombreux.

Si les diverses expériences et réalisations des missions se télescopaient régulièrement aux XIX-XXe siècles avec les ambitions, enjeux et intérêts de la politique extérieure étasunienne, en revanche, l’alignement entre les objectifs respectifs des églises, des sociétés missionnaires et de l’État est loin de correspondre à une réalité aussi nette et constante que le grand public semble enclin à le croire. Mon étude commence par exposer le contexte de réalisation de l’idée structurante que constitue la « destinée manifeste ». Sa seconde partie montre la transition des États-Unis du statut de « sanctuaire », ainsi conçu depuis l’époque puritaine (XVIIe siècle), vers celui de puissance missionnaire mondiale, prélude à la sortie des États-Unis d’un isolement à la vertu longtemps mythifiée. Cette transition présente des permanences et des discontinuités idéologiques intéressantes et qui sont soulignées. Enfin, la troisième partie de l’article décrit la dernière phase de la « destinée manifeste » et l’apogée des missions (1870-1920), période au cours de laquelle la géopolitique américaine et l’évangélisation se déploient à l’échelle globale et leurs trajectoires parviennent de moins en moins à s’éviter.

L’étude s’attèle à explorer les biais et procédés par lesquels le contexte sociopolitique interne (étatsunien) de la « destinée manifeste », favorisant le développement du mouvement missionnaire, du christianisme social (Social Gospel) et de l’interventionnisme extérieur (diplomatique et politique), sous la poussée des théories relevant de l’anglo-saxonisme, du spencérisme, du dispensationalisme (dès le troisième quart du XIXe siècle) et du wilsonisme (années 1910), concourut à faire de l’Amérique une puissance morale globale, un vecteur de diffusion de valeurs démocratiques uniques et de l’Évangile, du début du XIXe siècle à l’après-Seconde Guerre mondiale – nouvelle ère marquant définitivement la fin de son isolationnisme.

L’histoire de la mission n’est pas qu’une histoire religieuse. À cet égard, l’article souligne sa dimension politique et ses réalisations séculières majeures faisant d’ailleurs bien plus souvent progresser les idées et conceptions présidant à l’émergence d’une conscience civile internationale que la foi et les idées proprement chrétiennes dans les régions atteintes.

Il va sans dire que cette étude ne prétend pas à l’exhaustivité. Plutôt que de chercher à épuiser le sujet, celle-ci prend le parti de questionner la perception commune, globalisante et négative, d’une Amérique missionnaire et d’une mission américaine dont les apports positifs et multiples sont souvent mal connus ou sont révisés à l’aune d’une vision idéologique actuelle intransigeamment libérale, relativiste et internationaliste, et ce, à grand renfort de réquisitoires rétrospectifs. L’idéal prophétique, le zèle et les approches théoriques ont parfois conduit, indéniablement, de nombreux hommes de foi à susciter des souffrances et des préjudices, à bouleverser des équilibres nationaux et identitaires délicats. Il ne s’agit pas de le nier. Les effets de la politique extérieure étatsunienne en ont eux-mêmes été très souvent la plus tragique et parfaite illustration. De la république fédérale et pluraliste, constitutionnellement laïque et d’inspiration judéo-chrétienne, aux errements du nouvel « Empire moral » ; ou du christianisme universel à l’universalisme libéral séculier, c’est l’Amérique et ses missions qui se métamorphosent, au rythme de l’histoire, autant sinon davantage que le monde qu’elles entendent transformer.

Chady Hage-Ali

Résumé de l’ouvrage : Les Américains ont la particularité de se vouloir et d’être véritablement différents, voire uniques ; c’est ce qu’on appelle « l’exceptionnalisme américain ». Cette spécificité, qui n’est pas nouvelle – vu ses origines puritaines – mais qui semble s’être accentuée au cours des dernières décennies, trouve sa confirmation dans de nombreux domaines, et tout particulièrement la religion et la politique, à la confluence desquelles s’est formée l’idée d’une Amérique providentielle et prédestinée. Ce volume entend explorer l’exceptionnalisme des États-Unis dans ses dimensions politiques et religieuses, en présentant la singularité structurante de cette posture pour les Américains.

Sommaire:
-Mokhtar Ben Barka, Introduction à la notion d’exceptionnalisme. La ‘religion civile’ en tant qu’illustration de l’exceptionnalisme religieux américain.
-Malie Montagutelli, La Destinée manifeste.
-Chady Hage-Ali, « Destinée manifeste » et mission évangélique, ou les fondements mystico-politiques d’une Amérique providentielle.
-John Chandler, Exceptionnalisme ? Barack Obama et la politique fondée sur la Foi.
-Nathalie Dupont, Religion et cinéma américain. Un exceptionnalisme parfois difficile à exploiter et à exporter.
-Charles Coutel, Exception américaine et régime démocratique : actualité de Tocqueville.

Informations sur :

le site de l’Institut d’étude des faits religieux (IEFR) : https://iefr.hypotheses.org/293

Artois Presses Université – Collection « Études des faits religieux » : http://apu.univ-artois.fr/Collections/Etudes-des-faits-religieux/L-Exceptionnalisme-politico-religieux-aux-Etats-Unis

Table des matières (pdf) : http://apu.univ-artois.fr/content/download/1466/10628/file/TDM_Exceptionnalisme.pdf

L’exceptionnalisme politico-religieux aux États-Unis : Un peuple élu par Dieu ?, Arras, Artois Presses Université, “Etudes des Faits Religieux”, 2016, 169 p.

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Les attentats de Paris et la réponse française : réflexion sur un impact géopolitique et médiatique particulier

Place de la République, Paris. Photo AFP

Place de la République, Paris. Photo AFP

Par exception, je choisis de m’exprimer plus personnellement sur les attentats qui ont meurtri la France le 13 novembre. Je le fais non sans émotion et, je l’espère, sans trop m’éloigner de l’impartialité à laquelle je me suis efforcé dans ce blog depuis sa création. Le présent article est consacré aux défis qui attendent la France, prise pour cible par les jihadistes, et à la position de son gouvernement sur le dossier syrien. L’aspect polémique qui a surgi ces derniers jours à propos de l’inégalité du traitement médiatique (ressentie par beaucoup comme le reflet d’un « deux poids deux mesures ») dont feraient l’objet les victimes du terrorisme selon qu’elles soient françaises, européennes, ou russes, libanaises et turques, est également abordé. L’on y retrouve d’ailleurs des considérations d’ordre géopolitique et philosophique. Ce texte, dans lequel l’attachement affectif n’exclut pas la franchise, me permet de souligner l’évolution globalement décevante de la politique extérieure française aux yeux de ceux qui saluaient –  j’étais de ceux-là – sa singularité et la voie médiane et indépendante qu’elle incarnait encore au début des années 2000, mais aussi les forces insubmersibles grâce auxquelles le navire français n’a jamais sombré et peut encore espérer retrouver son cap.

La France devant des choix cruciaux 

Lyon

Hommages rendus aux 130 victimes à Lyon. Photo : Jeff Pachoud/AFP

À l’heure où j’écris, et où est entré en vigueur l’état d’urgence depuis le 14 novembre, la France panse ses plaies, son peuple cherche à comprendre, à donner un sens, des mots, à la barbarie meurtrière d’une nuit de terreur. Ses images horribles hanteront longtemps les esprits. Les craintes et les interrogations aussi. Outre les questions cruciales, sociologiques et stratégiques, portant sur la nature de l’ennemi et les moyens de combattre le jihadisme et le terrorisme sans remettre en cause ou compromettre le modèle républicain que ces mêmes forces hostiles et nihilistes cherchent précisément à disloquer, il s’agit de savoir si le gouvernement français, au delà de la riposte militaire immédiate, justifiée du reste, révisera en profondeur sa ligne (très) idéologique et intransigeante qui, dans le conflit syrien, a consisté jusqu’à présent à rejeter en bloc toute coopération et coordination avec les Russes, a fortiori avec le régime de Damas, et à faire de la chute de sa bête noire, le président syrien Bachar al-Assad, la priorité de ses priorités. Faut-il s’attendre à une série d’inflexions de circonstance ou à un rééquilibrage plus audacieux de sa position officielle ? Les prochaines semaines le diront. À défaut d’un retournement d’alliance ou d’un changement de point de vue sur l’avenir politique de B. al-Assad, peu plausibles, il sera difficile pour le gouvernement français d’imposer le départ de ce dernier comme un préalable à tout accord, et encore moins de faire l’économie d’un certain degré de coopération avec les Russes que réclament instamment des personnalités de la droite et de l’extrême-gauche françaises dont l’appréciation de la situation semble largement partagée par l’opinion publique. Celle-ci réalise que la stratégie atlantiste de lutte contre Daesh en Syrie et en Irak a été inefficace puisqu’elle n’a pas entamé ses capacités de nuisance depuis un an. Elle découvre dans les médias des révélations et des critiques de magistrats et de responsables du renseignement français quelque peu embarrassantes pour l’exécutif. Il y a donc aussi, pour l’Elysée, un enjeu de restauration de la confiance et de la crédibilité.

Revenir à une analyse dépassionnée de la situation

Hollande ONU

À la tribune de l’Assemblée générale des Nations Unies le 28 septembre 2015, le président Hollande, refusant toute concession au régime de Damas sous prétexte de lutte anti-jihadiste, déclarait : « Bachar Al-Assad est à l’origine du problème, il ne peut pas faire partie de la solution […] Ce n’est pas parce qu’un groupe terroriste massacre lui aussi qu’il y aurait finalement une forme de pardon ou d’amnistie pour le régime qui a créé cette situation ». Photo : Craig Ruttle/AP.

Dans le fond, il ne saurait être reproché au gouvernement français d’avoir désavoué le gouvernement syrien, eu égard à la part de responsabilité morale et juridique de ce dernier dans le désastre humain de ces quatre dernières années. Sa responsabilité n’est toutefois pas unique, mais partagée par d’autres membres du régime, par son opposition, ainsi que par les gouvernements qui n’ont pas hésité à faire de la Syrie un abcès de fixation comme le Liban naguère, à sacrifier le peuple syrien pour atteindre leurs objectifs politiques. Nonobstant leurs justifications, les leitmotive « Bachar al-Assad doit partir » et « ni Bachar ni Daesh » ont fini par tourner sur eux-mêmes, par figer la position française et par lui faire perdre de vue la hiérarchie de ses impératifs sécuritaires. La centralisation sur Bachar al-Assad ou la personnification du problème syrien a empêché d’inscrire la réflexion et l’action dans une perspective plus large et pragmatique. Un parti-pris analogue, dont les postulats servent aussi à étayer les arguments anti-Assad, a également consisté, chez certains chercheurs français, tantôt à « sociologiser » la problématique, tantôt à tirer sur la corde émotionnelle et à abuser de la moraline en mettant l’accent sur la nature répressive du régime, sans toujours éviter la caricature, et sur la question de la démocratie dans le monde arabe, vieux serpent de mer, au détriment des causes originaires et des enjeux qui sont avant tout d’ordre géopolitique depuis (et avant même) le début du conflit syrien. Sans mise en perspective des faits actuels avec de nombreux facteurs tels que la guerre d’Irak de 2003 (et le basculement subséquent du pouvoir irakien en faveur des chiites), l’influence accrue de l’Iran dans la région, la victoire stratégique du Hezbollah libanais dans sa guerre contre Israël en 2006 (dont la résonance très profonde n’est, à mon sens, pas assez soulignée), la compétition commerciale aiguë entre des grands projets autour de l’exploitation du gaz dans la région, et, plus largement, la peur de l’Iran qui s’est emparée des régimes arabes du Golfe depuis plus d’une décennie et s’est accentuée au fil des avancées de « l’axe de la résistance », l’on ne peut expliquer pourquoi la Syrie a été le seul pays du « Printemps arabe » allié de l’Iran et du parti chiite libanais à avoir vu des manifestations de faible intensité déboucher en son sein sur un chaos généralisé et sur l’émergence de milices salafistes suréquipées. De Bachar al-Assad, beaucoup de dirigeants politiques, d’experts et d’observateurs en ont fait leur marotte, et par ce biais, ont procédé à la dichotomie de l’opinion publique française entre les pro- et anti-Bachar, autrement dit, et sans nuance, entre les « ennemis » et les « amis » de la Syrie. Cela n’est pas le reflet de la réalité et des sentiments bien plus complexes que suscite cette tragédie. À l’instar du problème « Israël/Palestine », la Syrie a été peu à peu réduite à un débat passionnel, moralisant et polarisant (autant au sein de la droite que de la gauche française) et, en fin de compte, stérile.

L’importante question de l’alternance et du système politique de la Syrie de demain ne manquera pas d’être posée en temps voulu et, comme il est souhaitable, d’être souverainement jugée par le peuple syrien dès que les conditions sécuritaires permettront le retour des millions de réfugiés et l’organisation d’un scrutin, éventuellement sous contrôle international. Aux Syriens seuls de décider si, dans le processus démocratique ultérieur – si celui-ci survient dans dix-huit mois tel que le prévoit la feuille de route de Vienne, ils souhaiteront conserver ou non à la tête de leur pays un président dont le patronyme reste malgré tout associé à la période la plus sombre de leur histoire. L’on ne peut écarter la possibilité que leur choix puisse être moins dicté par leurs affects que par le principe de réalité, c’est-à-dire par le besoin de reconstruire avant tout leur pays et de conserver un système, certes vicié et contestable, mais ayant toutefois fait ses preuves en garantissant la stabilité et la pluralité confessionnelle avant la guerre. Auquel cas les Syriens pourraient porter leur choix sur une alternative prudente à B. al-Assad, à savoir un autre membre du sérail et haut gradé de l’armée nationale comme l’ont fait leurs voisins égyptiens en élisant le maréchal Al-Sissi en mai 2014, soit un homme à poigne, laïc et implacable envers les islamistes. Pour Téhéran et Moscou, le maintien de B. al-Assad en tant que visage du régime n’est pas nécessairement une fin en soi, même si l’attachement des Iraniens à la famille Al-Assad reste fort depuis le début des années 1980. Par conséquent, une solution politique sans B. al-Assad est envisageable à condition que ses parrains aient l’assurance que, au terme d’une transition politique graduelle, la structure du pouvoir actuel – qui est clanique, oligarchique, sécuritariste, confessionnellement mixte et ne se résume donc pas à la famille Al-Assad et à l’alaouisme – soit maintenue, et partant, leurs intérêts géostratégiques dans le pays et la région. Le régime et ses parrains pourraient favoriser l’instauration d’un gouvernement d’unité nationale et un pluralisme limité moyennant de possibles concessions faites à l’opposition démocratique syrienne.

Hollande-Poutine G20 2013

Vladimir Poutine et François Hollande au sommet du G20, le 6 septembre 2013 à Saint Pétersbourg. Photo : AFP / Eric Feberberg

En attendant ces développements, encore hypothétiques, le gouvernement français ne peut faire moins que d’envisager une approche plus ouverte et flexible sur le plan militaire, sans que cela ne le contraigne, sur la scène diplomatique, à infléchir drastiquement sa position lors des prochains rounds de négociation sur la Syrie. D’autant plus qu’elle trouvera, en face d’elle, un front russo-syro-iranien rasséréné par les derniers revirements de l’histoire ; d’où un délicat jeu d’équilibre que l’on imagine peu confortable pour le Quai d’Orsay. Aujourd’hui, davantage que des effets de sa politique extravertie ponctuée d’interventions militaires aux fortunes diverses (l’opération hasardeuse et déstabilisatrice en Libye, l’opération nécessaire et globalement saluée au Mali), la France pâtit d’une politique arabe brouillonne, sans identité, et d’un positionnement mal défini dans les théâtres syrien et irakien. Dans cette zone instable, Washington et Moscou, l’Arabie saoudite et l’Iran se livrent une guerre d’influence sans merci mais dans laquelle on comprend au moins clairement quels sont les motivations et les buts de ces États rivaux. Difficile, en revanche, de cerner la place et le rôle de la France sur cet échiquier, le cap et les objectifs militaires et politiques qu’elle a jusqu’à présent poursuivis, s’évertuant péniblement à peser sur les affaires régionales sans parvenir à sortir de son statut d’acteur secondaire aligné sur Washington. La France s’est sans doute trop mise en avant, sans avoir les moyens de ses ambitions et sans apparaître pour autant moins dispensable tout au long du conflit. Elle n’a pas su mettre en avant ses vrais arguments reposant sur ses vrais avantages et ses spécificités. Je reviens sur ce point plus loin.

Le premier grand défi : accorder de très nombreux violons

préparation d'un rafale 15 novembre

Préparation d’un chasseur Rafale avant un départ en mission au dessus de la Syrie en novembre 2015. Photo : ECPAD/AFP

La France des grandes valeurs est celle à qui le monde entier rend aujourd’hui hommage, même si l’on ne peut que reconnaître que son message et la perception de ses valeurs et principes ont été pour le moins brouillés par sa diplomatie ces trois dernières années. Le gouvernement français n’a plus le choix : il lui faut désormais œuvrer à une plus grande unité, clarté et cohérence dans sa politique étrangère. La lutte anti-terroriste et anti-jihadiste est un vaste chantier, impliquant de multiples mesures. Combattre « l’État islamique »/Daesh et les autres groupes jihadistes salafistes à l’extérieur de l’Hexagone et en Europe exige de ne pas limiter ses efforts à l’action militaire, bien qu’il s’agisse d’un volet essentiel appelant l’effort conjoint des nations et forces impliquées en Syrie et en Irak afin d’aboutir à la formation d’une unique coalition. Pour que celle-ci puisse voir le jour, les acteurs sunnites et chiites, arabes, turcs, kurdes et iraniens doivent parvenir à s’entendre et à consentir des compromis. Ce qui est peu probable au regard de la montée des tensions entre l’Iran et l’Arabie saoudite, les chiites et les sunnites, et entre la Turquie et les Kurdes. En Irak, en particulier, le rapprochement politique entre chiites et sunnites irakiens, actuellement au point mort, devra être effectif avant de pouvoir espérer une reconquête totale et une sécurisation durable des territoires des provinces d’Al-Anbar et de Ninive actuellement contrôlés par Daesh. Cette réconciliation à l’échelle locale mais aussi régionale est certainement le chantier politique le plus compliqué (et pour l’heure compromis) mais aussi l’un des plus déterminants. La mise à l’écart des sunnites irakiens du jeu politique irakien et les exactions commises à leur encontre par les milices chiites comptent parmi les facteurs initiaux ayant contribué à aggraver la situation interconfessionnelle et à donner au discours de Daesh une portée significative sur certaines populations sunnites livrées à elles-mêmes. Outre les fonds et les armes en provenance des pays arabes du Golfe et de Turquie, L’EI tire parti depuis le début de deux facteurs : d’une part, des rancœurs et des souffrances des sunnites qu’il a exploitées pour gonfler ses rangs, d’autre part, de l’intérêt que les grands acteurs du conflit peuvent trouver à endiguer son expansion mais pas forcément à le détruire.

Moscou et Damas ont, tout au moins jusqu’aux récents attentats perpétrés contre les Russes et les Français, négligé l’EI et principalement concentré leurs raids sur les autres groupes armés rebelles et jihadistes dans le but prioritaire de sanctuariser la « Syrie utile » (les grandes villes de l’Ouest du territoire) et de s’assurer que le régime syrien se pose de facto aux yeux du monde en dernier rempart possible contre Daesh. Paradoxalement, l’EI a permis au gouvernement syrien de prolonger son existence. Celui-ci a largement profité de la barbarie médiatisée de Daesh pour mieux apparaître aux yeux du monde comme le seul interlocuteur « civilisé » dans le conflit. Quant à l’Arabie saoudite, à la Turquie, au Qatar et à Israël, ils ont, pour des raisons diverses et particulières, idéologiques et/ou très pratiques (sécuritaires et économiques), un intérêt objectif à ce que le « chaos contrôlé » soit maintenu et à ce que les deux grands États arabes syrien et irakien restent fractionnés ou affaiblis, incapables de redevenir des États forts et fédérateurs en position de poursuivre leur rapprochement politique avec l’Iran et d’approfondir leur intégration économique, en partenariat étroit avec la Russie, dans le domaine du gaz et du pétrole. Pour le gouvernement turc, Daesh (auquel la Turquie a servi de point de transit crucial depuis plus de deux ans pour ses jihadistes vers le nord de la Syrie) n’est pas la menace numéro un mais plutôt les indépendantistes kurdes (PKK et PYD) au Sud-est anatolien, au nord de la Syrie et du nord de l’Irak. Pour Israël et l’Arabie saoudite, Daesh et les autres groupes armés salafistes coalisés tels que le Front al-Nosra, Ahrar al-Sham et Jaysh al-islam constituent une épine dans le pied de l’Iran et du Hezbollah et entravent la consolidation du tant redouté « croissant chiite. » La question est de savoir comment la France et les Occidentaux pourraient convaincre l’Arabie et la Turquie, plus que n’importe quels autres protagonistes, de s’engager pleinement contre Daesh dont l’idéologie est une émanation de la doctrine d’État de la monarchie saoudienne. Qu’auraient d’ailleurs à gagner en contrepartie les régimes sunnites de la péninsule arabique à déployer leurs troupes, peu réputées pour leurs qualités guerrières et leur expérience du reste, contre une entité qui, de surcroît, leur apporte objectivement plus d’avantages stratégiques que d’inconvénients pour le moment? Comme la Turquie vis-à-vis des Kurdes, l’Arabie saoudite a fait de la neutralisation des groupes rebelles chiites houthis pro-iraniens au Yémen et de la fin du régime de Damas ses deux priorités.

Les mesures et les attitudes équivoques des États révélées par les médias [j’invite à cet égard les lecteurs à écouter le contenu d’une édifiante émission radiophonique de France Inter ] font de plus en plus clairement apparaître le conflit syrien, en particulier la montée en puissance des jihadistes de l’EI, comme – n’ayons pas peur des mots – une immense et froide machination. En matière de géopolitique, faut-il le rappeler, aucun phénomène n’est, historiquement, le fruit du hasard, rien n’est jamais entièrement spontané, exceptionnel ou accidentel, ni cette « sale guerre » ni encore moins la « monstrueuse créature Daesh » à l’expansion fulgurante. Derrière la formation et le développement de toute milice organisée ou acteur asymétrique, a fortiori jihadiste, se sont toujours cachés, au cours de l’histoire, un ou plusieurs État, des services secrets, des groupes d’intérêts, des bailleurs privés et des technocrates influents. Si la créature Daesh est encore en vie et aussi bien structurée, ses hommes, aussi bien payés et armés, ce n’est pas du seul fait de sa puissance de feu – largement surfaite quoique inédite pour une organisation jihadiste -, de son effectif généralement évalué à quelque 30 000 combattants, de ses fonds issus de la contrebande et des trafics, et de la cristallisation des tensions interconfessionnelles (même s’il n’est pas niable que ce dernier aspect compte dans l’équation), mais surtout parce que les acteurs et camps ou axes impliqués, bien qu’à des degrés divers, y ont trouvé plus ou moins leur compte jusqu’à présent. La campagne russe devrait probablement démontrer qu’avec une réelle volonté, une stratégie et des moyens, Daesh ne constitue nullement une menace militaire insurmontable.

Un enjeu immédiat et à moyen terme pour l’Europe

le PM britannique David Cameron, le président français François hollande et la chancelière allemande Angela MerkellAP Photo Geert Vanden Wijngaert

Le PM britannique David Cameron, le président François Hollande et la chancelière allemande Angela Merkel à Ypres, le 24 juin 2014. AP Photo: AP/ Geert Vanden Wijngaert.

Des potentialités se présentent donc sur le plan diplomatique, mais aussi de grands obstacles. Reste à savoir si la volonté politique et le pragmatisme suivront et surtout s’ils dureront du côté de Paris après le choc des attentats. L’engagement militaire de la France dans la région ne doit plus seulement être un simple prétexte pour montrer ses muscles, pour exister à tout prix sur la scène diplomatique, pour promouvoir son armement auprès de clients arabes du Golfe et décrocher des contrats juteux. En somme, si elle escompte des gains sécuritaires et diplomatiques durables, si elle souhaite retrouver son aura et agrandir ses perspectives, la France n’aura d’autre choix que d’élaborer une véritable stratégie intégrale – ambition  qui, bien entendu, n’excèdera pas ses capacités – et de ne plus se limiter à des actions tactiques. Cette stratégie aura impérativement besoin du concours des alliés européens et américains pour s’accomplir. La diplomatie française a la lourde tâche de rapprocher ses vues de celles de la Russie et de l’Iran tout en consolidant ses alliances actuelles. L’Union européenne, dans son ensemble, sans exclure les petits pays membres, a évidemment une carte à jouer et a l’occasion de prouver qu’elle est consciente que sa sécurité collective ne peut plus être éternellement déléguée au même groupe restreint d’acteurs. La question de la défense européenne est d’autant plus actuelle que, pour l’heure, on ignore quelle sera la place/le degré de participation de Washington dans la coalition en Syrie. Acceptera-t-il d’envoyer ses troupes au sol et pas seulement quelques centaines de soldats des forces spéciales pour superviser les opérations ? Rien n’est moins sûr. L’on imagine mal Barack Obama revenir sur la dynamique de désengagement militaire qu’il a enclenchée alors qu’il entre dans sa dernière année de présidence et qu’il est peu probable que les démocrates veuillent appuyer une décision qui pourrait mettre leur futur(e) candidat(e) en difficulté. De la même manière que l’on peut douter que Washington veuille agir dans un sens susceptible de faciliter la tâche à son ennemi russe, de lui laisser le champ libre dans la région, ou se résolve à le laisser s’unir aux Français et éventuellement aux autres grands pays européens pour prendre ensemble la tête de cette coalition. Le consentement américain reste la clé. Sans réelle volonté de sa part, le projet de grande coalition unique s’évanouit et l’on peut s’attendre, à la place, à une coordination lâche ou à une conjonction limitée entre les forces engagées. La dépendance des Européens en matière de défense vis-à-vis des Etats-Unis reste décidément considérable et réduit fortement la marge d’action des premiers. Mais pourront-ils encore longtemps temporiser ? Le pourrissement  du conflit syrien continue de fragiliser l’Europe et met au jour ses lacunes et ses défaillances dans la gestion des réfugiés, la lutte anti-terroriste, le renseignement, la protection des frontières extérieures et la coopération intergouvernementale autour de ces mêmes sujets. La situation ne fait qu’apporter de l’eau au moulin des anti-européens, des populistes et des eurosceptiques. La crise de confiance dépasse allègrement les frontières de l’Hexagone.

Le constat amer des décisions erronées et des occasions ratées

L’on ne peut que regretter que, sur le plan politique, la France, qui a été au cours de son histoire une puissance médiatrice de premier ordre, ait choisi dès le départ de prendre position pour un camp contre l’autre en Syrie au lieu de mettre à profit sa neutralité, son expérience, sa connaissance des Orientaux et de leurs dynamiques sociologiques, ses multiples talents et compétences pour rassembler les acteurs régionaux dont une partie est à l’origine de la création des groupes jihadistes salafistes et leur donne les moyens de prospérer. Sur le terrain, où ont pullulé et se sont implantés ces éléments, se mélangeant aux populations, les choses sont désormais plus délicates à résoudre. C’est presque une évidence dont conviennent tous les experts : frapper fort les installations de l’EI dans son centre névralgique situé à Raqqa (Syrie du Nord) affaiblira sûrement ses capacités offensives mais ne suffira pas à éliminer totalement le jihad en Syrie et n’endiguera pas la progression de son idéologie tant que les grandes puissances occidentales ne dissuaderont pas ses principaux sponsors régionaux de poursuivre son financement et son équipement, et tant qu’une offensive terrestre menée par une coalition incorporant des Arabes sunnites, chiites et de Kurdes, ne sera pas programmée pour achever le travail. La présence de contingents orientaux  à cet effet sera nécessaire pour éviter que la guerre contre Daesh ne soit perçue comme une agression occidentale dirigée en particulier contre les sunnites, susceptible de les pousser à une résistance solidaire aux côtés des jihadistes. À ce niveau encore, la réconciliation, tout au moins l’esquisse d’un projet politique viable au principe accepté par toutes les parties, reste un prérequis. La fin du Daesh n’empêchera pas d’autres groupes d’émerger sur ses ruines et le jihad de continuer à muter, à métastaser, tant que ses racines ne seront pas détruites.

Il faut souligner que si l’EI monopolise l’attention des medias, il n’est pas plus dangereux que les groupes plus ou moins affiliés à Al-Qaïda envers lesquels la diplomatie française a semblé afficher une attitude que d’aucuns qualifient de « complaisante » depuis près de trois ans, toujours dans l’optique prioritaire de provoquer la chute du régime syrien. Il est, à ce propos, encore fréquemment reproché au ministre français des Affaires étrangères Laurent Fabius une déclaration datant de décembre 2012 dans laquelle il estimait que le Front al-Nosra « faisait du bon boulot sur le terrain ». Il est difficile de penser que l’intéressé pût ignorer à ce moment-là l’origine de ce groupe, ses allégeances, sponsors et ramifications. Toujours est-il que depuis, ce dernier s’est ravisé. Le 5 octobre dernier, sur les ondes de la radio française Europe 1, il a admis que ce groupe devait aussi figurer parmi les cibles à « taper. » Ces organisations partagent entre elles la même idéologie radicale et mortifère et, tandis que l’on cherchait à établir des catégories artificielles, à « séparer le bon grain de l’ivraie », autrement dit à sélectionner les salafistes « modérés » ou « fréquentables » dans une masse insurrectionnelle nébuleuse de moins en moins lisible, et que, de bonne guerre, l’on fournissait des armes, officiellement aux membres de l’Armée syrienne libre, mais qui finissaient entre les mains du Front al-Nosra, celles-ci continuaient de grignoter des pans de territoires, de recruter et d’étendre leur influence et leur idéologie.

Les certitudes sécuritaires ébranlées

EGYPT-FRANCE-LEBANON-RUSSIA-ATTACK

La pyramide de Kheops, en Égypte, illuminée le 15 novembre avec les drapeaux russe, libanais et français en hommage aux victimes des différentes attaques. Photo : AFP/ Khaled Desouki.

Je reviens à présent sur la dimension médiatique et psychologique des attentats de Paris. L’on ne compte plus les analyses et les commentaires sur Internet dont les auteurs, aux intentions certainement honnêtes, déplorent ou s’indignent que le monde, avec force, se montre et se dise solidairement « français » alors que d’autres pays et peuples, dont les pertes et le chagrin causés par la violence terroriste islamiste sont tout aussi considérables, n’ont pas (eu) droit à un tel élan d’empathie et d’identification. La fameuse « loi du mort-kilomètre » est l’une des raisons invoquées mais elle n’est pas la seule et ne peut pas non plus servir d’excuse. L’objet de certains plaidoyers pour une égalité de traitement et de symétrie est de bon aloi, bien que ne soit toujours évité l’écueil de la « comparaison victimaire » parfois déplacée et biaisée. Dans d’autres commentaires, une logique sous-jacente mêlant une vision discutable de l’équilibre et un esprit revanchard voire talionique, semble affleurer. Classique et prévisible, elle consiste en quelque sorte à considérer que les morts et les blessés ne doivent pas toujours être du côté des peuples les plus faibles et opprimés, orientaux et africains, et qu’il est, par conséquent, « normal » que les Occidentaux, dont le confort matériel et les avantages résultent de l’impérialisme, de l’interventionnisme et des intrigues sournoises et malveillantes de leurs gouvernements, goûtent un peu à la souffrance quotidienne que ces derniers infligent à l’extérieur. En somme, qu’ils boivent le calice de l’humilité et de la justice – justice qui avait déjà été, dans une toute autre lecture, présentée comme immanente par certaines figures chrétiennes conservatrices ou radicales américaines pour expliquer la raison des attentats du 11 septembre 2001. Elles y voyaient une rétribution divine, non pas pour les souffrances des peuples d’Orient soumis aux guerres, occupations et embargos meurtriers, mais au contraire, pour une attitude américaine jugée laxiste ou trop irénique et tolérante envers l’islam et les musulmans, à l’intérieur et à l’extérieur des États-Unis.

Vingt quatre heure avant Paris, c’est le quartier de Burj el-Barajneh, à Beyrouth, qui était frappé de plein fouet par des attaques kamikazes à la ceinture explosive faisant 44 morts et 239 blessés. La différence de l’impact psychologique et médiatique des quatre plus récents attentats (en incluant le crash, le 31 octobre, d’un avion russe dans le Sinaï causé par un engin explosif artisanal et ayant fait 224 morts, et le double attentat à la bombe survenu le 10 octobre à Ankara, et ses 102 morts) n’est pas fondamentalement liée à l’appréciation de la valeur des vies humaines fauchées par ces attaques, comme de nombreux commentaires qui participent à la polémique le laissent entendre ou l’affirment. En disant cela, il ne s’agit pas non plus, de mon point de vue, d’écarter la possibilité plausible qu’un quartier de Beyrouth majoritairement musulman, présenté avec insistance dans les médias comme un « fief du Hezbollah chiite », ait pu peser défavorablement sur le jugement du citoyen occidental lambda. Et l’on peut le déplorer. Force est de constater également que les hommages et les marques de sympathie ont été d’une bien moindre ampleur et chaleur envers les victimes turques et russes dans les médias occidentaux et sur Internet. S’agissant spécifiquement de la Russie, ce traitement n’est sans doute pas étranger à une « campagne antirusse  » qui s’est accrue, du côté américain et otanien, depuis le début de l’intervention militaire russe en soutien à Téhéran, à Damas et au Hezbollah. En plus des sanctions, les procédés de dénigrement voire de diabolisation ont pour but d’isoler la Russie de Vladimir Poutine et d’affecter l’image d’une nation que le secrétaire d’État américain à la Défense Ashton Carter plaçait, au début du mois de novembre, en tête des « menaces pour l’ordre mondial », devant la Chine et « l’État islamique. »

Cependant, les États-Unis ne peuvent plus ignorer que la Russie est devenue, tout au moins temporairement, le « maître du jeu »qui donne le la au Moyen-Orient, au point que des États arabes, majoritairement peuplés de musulmans sunnites, comme l’Égypte et la Jordanie, se tournent de plus en plus vers elle, et que les visites diplomatiques se multiplient, y compris celles des Saoudiens mécontents et inquiets de voir Moscou sauver la mise à leurs ennemis et rééquilibrer le rapport de force. Quant à la côte de popularité de Vladimir Poutine, celle-ci est au plus haut en Russie et a aussi augmenté ces derniers mois auprès des opinions publiques occidentales, y inclus un grand nombre d’électeurs français de droite et d’extrême droite. Les tendances à la mise à l’index d’un européisme (de droite comme de gauche) ayant sacrifié la démocratie sur l’autel de la mondialisation économique et accepté sans résistance le régime d’austérité ; la désaffection vis-à-vis des institutions européennes que les classes populaires et moyennes jugent coupées de la vie sociale, soumises aux lobbies et au grand capital financier ; le phénomène plus général de droitisation des esprits observé en France ainsi que les liens étroits du gouvernement russe avec le parti du Front National, lequel continue de gagner du terrain à chaque scrutin national et européen, expliquent en partie le respect ou la fascination qu’exerce une Russie poutinienne, s’affichant fière, souveraine et « virile », sur des citoyens français désabusés qui ne partagent pas tous nécessairement les idées xénophobes de l’extrême-droite française ni ne voient le président russe comme un grand démocrate. Au delà du jugement sur la personnalité de V. Poutine et la manière dont il dirige son pays, l’on peut interpréter cette tendance « pro-russe » – dont la rhétorique n’est pas toujours épargnée par les exagérations et la paranoïa conspirationnistes -, davantage comme la traduction d’un refus de se plier à ce qui est perçu comme l’expression d’une pensée unique ou d’un diktat des groupes d’intérêts et des médias français au service d’un « ordre idéologique américain ». Certains hommes politiques français ont compris le phénomène, ont pris la température du peuple et ont, en conséquence, opportunément réajusté leur discours en faveur de la Russie et de son chef.

Les attentats de Paris ont saisi le monde, incomparablement plus que ceux survenus au Moyen-Orient, parce qu’ils se caractérisent à la fois par leur ampleur inédite et leur localisation inhabituelle, même s’il y a eu un précédent en janvier de cette année. Qu’une grande capitale internationale soit ainsi touchée en plusieurs endroits est un événement qui fait vaciller un symbole de la puissance et ébranle les certitudes sécuritaires. Le 13 novembre marque résolument une rupture dans l’histoire de la France susceptible d’avoir une incidence majeure sur le cours des événements géopolitiques mondiaux, alors que dans les pays orientaux, les très fréquentes pertes humaines liées aux attentats font sinistrement partie de l’ordinaire du quotidien et leurs effets, par un rapide tassement, modifient très peu les paramètres d’une région habituée aux turbulences. Bien entendu, cela ne constitue pas, une fois encore, une excuse à l’indignation à géométrie variable et aux doubles standards dont la critique reste fondée et juste. L’on peut faire plusieurs lectures du traitement particulier dont la France bénéficie, en rappelant la dimension géopolitique et ses implications majeures susmentionnées, mais aussi et surtout le fait que la France n’est pas seulement un pays, un État-nation comme un autre, mais qu’elle est aussi perçue comme une grande idée, une vision du monde à elle seule. Chacun s’approprie l’idée de la France comme il le désire. Réalité nationale mais aussi supranationale, pôle civilisationnel, centre d’un monde francophone qui n’est pas aussi apathique qu’on ne le pense, il est dès lors naturel ou à tout le moins compréhensible que des peuples issus de l’espace culturel ou de la périphérie francophone, dont les institutions sont l’héritage de la France coloniale, continuent de se référer à celle-ci, à ses décisions, de s’en inspirer, d’observer son évolution, de compatir à ses peines, de la critiquer quand elle tend à déroger à ses principes et à ses engagements.

La France toujours inspirante et attendue malgré tout

Drapeau-Arc-de-TriompheThinkstock

Le drapeau français flottant à sous l’Arc de Triomphe. Photo : Thinkstock.

La France n’a jamais laissé ses alliés et ses rivaux indifférents. Même si son rayonnement politique et culturel n’est plus ce qu’il fut jadis, même si elle est désormais considérée comme une « puissance moyenne », elle continue d’incarner une conception singulière, tempérée, de la puissance et de l’autorité, une identité longtemps marquée par la survivance ou le souvenir de la « troisième voie gaullienne » qui s’efface au profit d’une tendance marquée à l’alignement atlantiste depuis huit ans et d’un social-mercantilisme exacerbé qui l’amène à serrer la main et à fermer les yeux sur la nature, guère plus démocratique que celle du régime syrien, et les agissements de régimes arabes dont elle est pourtant, par essence, opposée à l’idéologie obscurantiste, totalisante et rétrograde, celle-là même qui menace l’Asie, l’Europe et l’Afrique et qu’ils propagent de l’autre main. La France est-elle sortie globalement gagnante de cette nouvelle orientation de sa politique étrangère ? L’aspect pécuniaire vaut-il que la France y perde sa sécurité, sa crédibilité et, éventuellement, une certaine forme d’honneur ? Cela ne veut pas dire qu’une solution radicale soit la plus sage, que la France doive rompre tout lien sans discussion ni conditions, tirer un trait sur des débouchés considérables (elle n’en a pas vraiment la latitude) mais plutôt signifier fermement ses exigences, aux côtés des pays de l’EU, en matière de respect des droits de l’Homme, de lutte contre l’extrémisme et de financement du terrorisme international, et ne pas hésiter à prendre des mesures concrètes et graduelles. La France, les Européens mais aussi et surtout les Etats-Unis ne sont pas forcés d’aller aussi loin que la très courageuse Suède qui n’a pas hésité en mars dernier à rompre son accord de coopération militaire avec Riyad, important partenaire commercial de ce petit pays de l’UE, pour marquer son opposition avec les « méthodes moyenâgeuses » de la justice saoudienne (dixit son audacieuse ministre des Affaires Étrangères). Ils peuvent néanmoins faire comprendre fermement au royaume wahhabite ainsi qu’au Qatar ce qui est exigé d’eux dans ces domaines susmentionnés que l’Occident ne peut plus se permettre de mettre au second plan ou d’imposer à certains pays et pas à d’autres. L’attitude de la Turquie, membre de l’OTAN, aspirant à l’adhésion à l’UE, dont le peuple a certainement le plus à perdre dans le virage islamo-populiste opéré par son président Recep Tayyip Erdogan, pose également problème. Des clarifications s’imposent alors que pèsent de très lourds soupçons sur ses connexions, son support et ses transactions avec l’EI.

La France d’hier savait s’illustrer par un réalisme moral à l’équilibre tenable, dénué des outrances du messianisme et de l’aventurisme américains et ne sacrifiant pas totalement ses valeurs sur l’autel de ses seuls intérêts commerciaux. En bref, par son bon sens et sa pondération. La France d’aujourd’hui brandit les restes d’un discours moraliste devant s’appliquer, en théorie, à toutes les nations, tandis que son jugement et son attitude s’en éloignent avec un évident cynisme et n’ont jamais été aussi intéressés et partiaux au Moyen-Orient. C’est une France à la situation économique peu reluisante, poussée dans une certaine mesure par la nécessité, mais surtout  – c’est le point le plus handicapant pour elle – dépourvue de vision et de souffle, tournant le dos à son ambition de grandeur sur laquelle s’est bâtie sa politique étrangère depuis près de 60 ans et sans laquelle, selon son théoricien originel, le Général de Gaulle, « la France ne peut être la France ». Dans sa manière d’aborder un monde arabe où elle fut, sauf en de rares épisodes (je pense à la Campagne d’Égypte, à la guerre en Syrie en 1920, à la crise de Suez et à la guerre d’Algérie), toujours grandement appréciée et respectée pour sa politique équilibrée, sa position d’arbitre impartial même sans être la puissance la plus influente, la France n’a jamais été aussi atlantiste (suiviste) et « obamienne » (opportuniste) qu’à l’heure actuelle.

Pourquoi la France, sans être, à proprement parler, exceptionnelle et exempte de tout reproche, continue-t-elle d’occuper une place « spéciale » dans les esprits et les cœurs ? Parce que, en dépit de ses récents errements et erreurs qui concernent sa politique moyen-orientale et russe, elle nourrit toujours un imaginaire empreint de liberté, d’équité, de pluralisme, de raffinement et de générosité. Parce que l’on ne perd jamais l’espoir qu’elle se retrouve après s’être perdue. Parce que, lors des attentats de Paris, ce sont certes une réalité concrète, des existences humaines et un mode de vie qui ont été essentiellement et sauvagement ciblés, mais aussi la France en tant qu’aspiration à l’universel et son idée séminale, résumée dans la devise de sa nation, qui ont été à la base de bien d’autres constructions sociopolitiques occidentales et non-occidentales. On ne dira pas assez et sans la moindre idéalisation ou idolâtrie que, pour beaucoup d’entre nous, c’est une figure maternelle remplissant une fonction référentielle qui a été touchée.

Chady Hage-ali


 

France InterSur les origines de Daesh mais aussi du conflit syrien, écouter en streaming l’émission « l’Enquête –Daesh: autopsie d’un monstre » du 20 novembre 2015, proposée par France Inter, qui recueille les avis d’intervenants de grande qualité. Consulter également le Résumé de l’émission .

 

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Colloque international « Pouvoir(s) : expressions et représentations » (les 20 et 21 mars 2015)

colloque-pouvoir-2015-320-213J’ai le plaisir d’informer les visiteurs(euses) de ce blog de la tenue d’un colloque international et interdisciplinaire « Pouvoir(s) : Expressions et représentations » à l’Université de Valenciennes et du Hainaut-Cambrésis (UVHC) les 20 et 21 mars 2015. Ces journées accueilleront des chercheurs de tous horizons, d’Oran à Saint Jacques de Compostelle, qui proposeront une variété d’angles d’approche du sujet en lien avec leurs spécialités et domaines d’intérêt.

La notion de pouvoir, comme le rappelle le résumé disponible sur le site web de l’UVHC, « implique, en général, non seulement la capacité légale et autorisée d’entreprendre une action mais aussi la possibilité, matérielle et physique, de réaliser un projet dans un domaine particulier. Reflétant la multiplicité des domaines d’action, le pouvoir au singulier devient pouvoirs. Cette multiplicité pose les paramètres de la définition même du pouvoir, de sa manifestation et de son exercice, de son rapport à ce qui s’apparente à une norme […] ».

photo AP

Je proposerai le 20 mars une communication intitulée « La puissance américaine sous l’ère Obama : déterminants, dimensions et distorsions perceptives ». Il s’agira de rappeler certains concepts clés des sciences politiques et des relations internationales (relatifs aux notions de pouvoir et de puissance), de confronter le corpus de représentations que nous avons du pouvoir américain à la manière dont il se déploie à l’extérieur, et enfin, de se demander s’il y a lieu de réévaluer l’ensemble de ces éléments à la lumière des nouveaux enjeux internationaux et des tendances stratégiques actuelles.


Les interventions du colloque seront en français, anglais et espagnol.
Colloque organisé par le laboratoire CALHISTE – Faculté des Lettres Langues Arts et Sciences Humaines (FLLASH).

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Le fanatisme religieux du XVIe siècle à nos jours : quand la religion échappe à la raison (colloque)

Une approche interdisciplinaire qui nous éclaire sur les événements actuels   JE-fanatisme-religieux-affiche[1] (2)

Comment définir le fanatisme, en particulier religieux, comment le prévenir et lui résister sans risquer de tomber soi-même dans le fanatisme ? Pour tenter de fournir des éléments de réponse à cette problématique, L’Université de Valenciennes et du Hainaut Cambrésis (UVHC) et L’Institut d’étude des faits religieux (IEFR) ont organisé le 27 février 2015 une journée d’étude intitulée « Le fanatisme religieux du XVIe siècle à nos jours : quand la religion échappe à la raison ».

Ce colloque a été l’occasion de revenir sur une notion pour laquelle l’intérêt du public s’est renouvelé à la faveur d’une funeste actualité. Le choix de ce thème avait été arrêté à l’automne 2014, quelques mois avant les attentats perpétrés à Paris contre Charlie Hebdo et l’ Hyper Casher, mais la démarche intellectuelle des organisateurs du colloque aura résolument pris un sens nouveau après ces dramatiques événements.

Privilégiant une approche interdisciplinaire, les intervenants ont sollicité l’histoire, la sociologie, la psychologie, le droit et la philosophie, notamment les idées des Lumières (1715-1789) et la pensée du philosophe Alain (1868-1951), pour explorer la genèse complexe de la dérive fanatique, les sources des « sentiments destructeurs » contre lesquels Diderot (1713-1784) mettait en garde dans son Encyclopédie, et les méthodes extrémistes et violentes par lesquelles des individus veulent imposer une pensée ou un système dogmatique.

L’attention s’est essentiellement portée sur les fanatismes chrétiens européen et américain issus du mouvement protestant depuis le XVIe siècle. Un parti pris en cohérence avec l’objectif du colloque qui n’était pas de commenter directement l’actualité et ses brûlantes polémiques, mais de discerner les causes et les effets du fanatisme en général, ses invariants, et d’extraire in fine autant que faire se peut d’utiles enseignements de l’histoire. La multiplication d’initiatives similaires dans l’Hexagone apparaît souhaitable à l’heure où, dans un paysage social qui n’a jamais semblé aussi fracturé, se fait sentir le besoin d’une nouvelle compréhension des religions, de leur histoire et de leur place dans la société d’aujourd’hui, loin de l’amalgame et de la stigmatisation, du sensationnalisme médiatique et de l’instrumentalisation politique dont les effets néfastes s’observent d’ores et déjà sur la cohésion et la convivance.

Dans la continuité de mes travaux sur le rapport entre pouvoir(s) et religion(s), j’ai proposé une communication orale intitulée « Les puritains de Nouvelle Angleterre : une vision du pouvoir entre utopie moraliste,  fanatisme et rationalisme ». À contre-courant des tentatives d’essentialisation, ce cas d’étude met en lumière d’une part la complexité des mécanismes psychiques qui permettent le passage de l’idée à l’acte fanatique et guettent indifféremment tout individu ou corps religieux tenté par le mélange des pouvoirs spirituel et temporel, par l’immanentisation du transcendant en vue de créer une société utopique. D’autre part, l’analyse du puritanisme permet de cerner l’origine d’une représentation particulière de soi et d’une conception de l’éthique de l’action qui apparaissent en filigrane dans la politique américaine et ses rites institutionnels. Ce sont les fruits de l’intériorisation et de la systématisation collectives de schèmes généraux et de manières d’agir. Dans ma communication, j’ai souhaité faire suivre l’historicisation de la pensée religieuse puritaine par une comparaison succincte avec d’autres systèmes des XXe et XXIe siècles. L’exposé de ces éléments comparatifs est plus conséquent dans le présent texte.

« La Liberté armée du sceptre de la Raison foudroie l’ignorance et le Fanatisme », gravure allégorique de Louis Boizot et Jean-Baptiste Chapuy [entre 1793 et 1795]

Le jaillissement des aberrations dans la quête de sens

Le fanatisme est un phénomène mondial aussi ancien que la notion de spiritualité. Il marque en quelque sorte un point de bascule à partir duquel l’esprit humain tombe dans la confusion et déséquilibre le rapport d’opposition entre le monde réel et le monde imaginaire, entre la matière et l’esprit. Toute spiritualité est, rappelons-le, avant tout aspiration ou quête de sens, d’espoir et de libération. Cette quête semble chevillée au corps de l’individu dès sa naissance et n’a pas de connotation négative en soi. Le développement personnel, y compris dans sa composante spirituelle, se déploie naturellement au carrefour de l’individuel et du social, et se manifeste selon l’éducation et l’habitus propres à chacun (soit, par définition, un ensemble de dispositions à agir, à penser et à percevoir résultant de l’ajustement entre les aspirations subjectives de l’individu et les contraintes extérieures qu’il a, au préalable, acceptées et intériorisées).

La quête que l’homme poursuit pour atteindre sa complétude prend aussi bien la forme de constructions métaphysiques et imaginaires que matérialistes et rationalistes. Et de même que la ferveur religieuse ne débouche pas nécessairement sur le fondamentalisme, l’intégrisme, le fanatisme et l’extrémisme (courants et attitudes ayant émergé, pour la plupart, dans des contextes et des religions distincts, et dont les processus intentionnels, quoique comparables, ne sauraient pour cette raison être confondus), de même aussi les schémas laïcs ou athées, notamment issus du déterminisme matérialiste, n’échappent pas toujours, comme l’histoire l’a montré, à une logique de totalisation politique du social.

L’esprit religieux est à l’abri de la tentation fanatique dès lors que la foi qui l’anime se reconnaît dans les courants et tendances quiétistes, pélagianiques, communionistes, noachites, progressistes, humanistes et non manichéens que l’on retrouve dans la plupart des cultes. Le fanatisme semble plus généralement s’observer chez les membres de mouvements formalistes, légalistes, normativistes, messianiques-eschatologiques, gnosticistes, dualistes, exclusivistes et expansionnistes. L’élément transconfessionnel qui présente probablement le pouvoir le plus inclinant vers le fanatisme est la croyance en l’existence d’un sens préétabli et divin impliquant le refus du monde tel qu’il est, car jugé imparfait, dépravé et injuste, asservi par le péché et irrémédiablement incompatible avec l’idée de félicité, de justice, de morale et d’égalité fraternelle, autrement dit incompatible avec « le monde tel qu’il a été » et « tel qu’il devrait être ». Il s’agit de l’un des points qui rapprochent les trois monothéismes. Dans les doctrines puritaine, calviniste et augustiniste, ce point est désigné sous le vocable de « corruption totale » (« Total depravity »). De là, naît chez le ou les fanatique(s) la conviction d’une mission individuelle ou collective qui est de (re)donner vie au modèle mythique et parfait qui existait (en théorie) avant la Chute (conséquence du péché originel).

Toute croyance religieuse a pour fonction sinon pour effet d’aider l’homme à parcourir une existence dont la finalité reste un mystère, de le soulager des tourments de l’esprit, de l’aider à appréhender intellectuellement la mort, de lui offrir le sentiment ou l’illusion réconfortant d’une possible complétude que la réalité à elle seule ne semble pouvoir lui apporter. Il y puise espérance, optimisme et volonté de transformation de l’ordre établi. L’exaltation fanatique remplit la même fonction, à ceci près qu’elle ne se limite pas seulement à atténuer l’angoisse existentielle, à compenser ou à réparer les frustrations et les blessures narcissiques mais agit surtout comme un mécanisme de défense qui se signale par des manifestations orgueilleuses, virulentes et parfois violentes chez celui ou celle qui ne peut plus se résoudre à retrouver son état d’esprit précédant « l’illumination » ou la « révélation ».

Le fanatisme ne conjure ni la peur de la mort ni le désespoir car il a consubstantiellement besoin de l’un ou de l’autre pour exister. Il se renforce à travers eux, mais seulement sous des formes psychologiquement tolérables et stimulantes. Il réussit la prouesse de neutraliser ces sentiments en les transmutant en une idée positive ou sublime de puissance et de contrôle de l’esprit sur la matière jusqu’à opérer la fusion extatique et paroxystique de ces deux éléments. Le fanatisme constitue une fuite en avant qui est elle-même avant tout une fuite devant soi-même. Ce n’est donc pas un hasard s’il trouve souvent dans le suicide mystique et offensif son ultime expression. Cette forme de suicide qu’un esprit non embrigadé interprète comme la traduction lâche et haineuse d’un profond désespoir ou d’une frustration face au réel, voire d’une désorientation morale totale, est a contrario suggérée par les esprits fanatiques comme un signe de piété, de courage et de sens sacrificiel nécessaires à l’expiation d’un monde dépravé et damné. L’on peut dire, sans aucune ironie, que c’est par ce biais que le fanatisme atteint son point de complétude.

Détail du tableau mural

Détail du tableau mural « Le pèlerinage à la fontaine de San Isidro » de Francisco de Goya (peint entre 1819 et 1823).

Le fanatisme religieux dogmatique, affirmatif, conquérant et agressif – dont on entend le plus souvent parler puisqu’il constitue une menace concrète sur les vies humaines et les libertés – fait presque oublier l’existence d’un fanatisme intégriste intériorisé, discret voire invisible, ou bien non expansif mais néanmoins démonstratif qui apparaît dans certaines démarches et pratiques individuelles et collectives, rituelles et initiatiques. Parmi les pratiques s’inscrivant dans la seconde catégorie, certaines sont exubérantes et plus ou moins spectaculaires. On peut citer l’exemple de cérémonies et processions doloristes telles que la reproduction du « chemin de croix » effectuée par des fanatiques pénitents catholiques extrêmement minoritaires, ou le rituel d’autoflagellation et les séances de déploration observés lors de l’Achoura dans le monde chiite, de Beyrouth à Bombay. Ce fanatisme qui consiste à se purifier par la souffrance et qui pousse des individus à se mortifier la chair mais sans faire couler le sang d’autrui contre son gré, englobe aussi bien des branches de religions universelles et missionnaires (ou à caractère expansif) comme l’islam et le christianisme que de religions ethniques et non prosélytes.

Dans l’absolu, les religions, monothéistes ou polythéistes, ont presque toutes en commun de se nourrir de la certitude de détenir la seule et unique vérité. Toute vérité dogmatique induit la démarcation, implique un esprit d’abnégation et de sacrifice dont seuls d’authentiques croyants, à la foi invincible, se prétendent capables et qui est le signe manifeste de leur foi. Une particularité censée leur attirer la jalousie et l’hostilité des « mécréants » et « hérétiques » à jamais tenus à l’écart de la promesse de prospérité et de salut éternel. Cette adversité, réelle ou supposée, détermine le degré d’idéalisation de la représentation de soi. Plus le niveau d’adversité est élevé, plus cela a pour effet dans les deux cas de renforcer les certitudes absolues et intransigeantes du fanatique. Cette assertion est, dans la sphère profane des relations internationales, plus ou moins confortée par l’observation de l’attitude de défiance – renforcée par le sentiment de supériorité – de la puissance américaine, par exemple, vis-à-vis du reste du monde.

Dans la sphère des religions théistes, l’idée de lutte perpétuelle contre le mal contenue dans les textes sacrés revêt une dimension prioritairement spirituelle et personnelle, mais les plus extrémistes voient surtout l’incarnation concrète du mal à combattre dans l’autre et ne parviennent, par conséquent, à le tolérer et, de surcroît, à l’accepter comme leur égal. Ils mettent l’accent sur la dimension matérielle et offensive du combat, mené le plus souvent avec des armes non spirituelles.

De la soif individuelle de vérité à la tyrannie collective

Dans l’étude du fanatisme comme de tout phénomène humain, des variantes historiques coexistent avec des constantes achroniques. Les passions de l’homme, notamment pour la vérité, figurent parmi ces constantes, car les formes que revêt cet insatiable appétit ou amour se renouvèlent peu au cours des siècles et sont susceptibles de le conduire aux mêmes débordements d’intolérance et de violence. Alain ne réunissait-il pas dans une même phrase ces notions aux connotations contraires, en décrivant le fanatisme comme « ce redoutable amour de la vérité » ?

L’individu fanatisé, qui croit uniquement, qui ne doute de rien et ne juge plus utile de réfléchir au contraire d’un authentique esprit religieux  à la lucidité méditative, n’a, par conséquent, n’a rien à redouter sinon de payer, de son point de vue, le prix d’un éventuel écart ou d’une désobéissance à l’objet de son adoration. Il va jusqu’à idéaliser et sacraliser la haine et l’extermination de l’autre qui refuse de se soumettre à ses règles et à ses pratiques. La haine n’est plus la haine à ses yeux mais un acte justicier reflétant la volonté divine.

Le fanatique ne raisonne pas, sinon pour chercher des arguments ou des moyens qui renforcent le caractère affirmatif de son idée ou vérité. Toute idée est ainsi potentiellement dangereuse, mais ce danger est uniquement déterminé par la manière dont l’idée va s’articuler avec le monde réel. Le fanatique a la particularité de ne pas ou plus chercher la vérité puisqu’il considère la posséder intrinsèquement dès l’instant où il s’est converti et a professé sa foi. Mais, en définitive, son idée de la vérité ou son idéal finit par lui échapper et, ce faisant, par le posséder. À partir de ce moment, l’extrémiste est tenté de se séparer physiquement de la société et de la culture qui l’entourent car elles ne satisfont plus à ses critères de piété et de rigueur morale, ou bien au contraire de chercher les moyens de les subvertir, de les transformer par la force afin de les rendre conformes à ce à quoi il se réfère. Le premier clivage intervient entre la nature de l’unique référent (ou objectif moral proclamé) et la nature de l’acte censé le réaliser. Le sujet (fanatique) s’abolit en l’objet idéalisé (la croyance) à travers l’acte sur lequel il met l’accent, souvent d’ailleurs au détriment de l’objet. Son exaltation est si intense qu’elle annihile toute démarche de questionnement, d’introspection et de recherche intellectuelle, spirituelle et morale, au nom d’une raison transcendante.

Si le fanatique ne recherche plus la vérité (puisque, dans sa logique, il la possède, fait corps avec elle), cela ne l’empêche pas d’être dans une autre forme de quête continuelle qui consiste à faire correspondre la volonté initiale et l’action finale, ou encore la « volonté voulante » (ce que l’on veut) et la « volonté voulue » (ce que l’on fait) d’après le concept développé par le philosophe français Maurice Blondel (1861-1948). L’action se pose en quelque sorte comme une synthèse de ces deux volontés et l’on peut formuler l’hypothèse que le sentiment religieux, le sens du sacré et le fanatisme résident peut-être dans cette volonté voulante, cette part inconsciente, ce « mouvement congénital, appétit intellectuel ou inclination fondamentale qui, selon M. Blondel, détermine nécessairement l’aspiration, l’inquiétude, l’élan humain vers sa fin suprême ». La première volonté (voulante) serait antérieure à la conscience humaine et à la raison, donc irréfléchie, impersonnelle et naturelle. La seconde serait postérieure, réfléchie, raisonnable et finale. La quête de l’homme est d’aboutir à la conciliation ou mise en équation des deux volontés qui est la condition pour accomplir sa destinée, mais ce but n’est jamais vraiment atteint car l’action enclenche un processus qui dépasse la capacité d’anticipation de l’homme, enrichit et transforme son intention initiale.

La distorsion ontologique (entre l’intention et l’action/ la volonté voulante et la volonté voulue/l’idéal et le réel) tout comme l’égalisation forcenée et chimérique – réalité qui ne sera jamais que virtuelle -, peuvent, en fonction des circonstances, achever de transformer de la même manière une utopie volontariste et isonomique en une dystopie concrète, une vérité en tyrannie. On nuancera dès lors sensiblement le titre du colloque en affirmant que l’absence de raison et l’excès de raison – qui rend l’esprit déraisonnable -, nourrissent deux formes de fanatisme tout aussi redoutables l’une que l’autre.

Antonio Gisbert, The arrival of the Pilgrim Fathers, 1864.

Antonio Gisbert, « L’arrivée des Pères pèlerins » (The arrival of the Pilgrim Fathers), 1864.

Les puritains de Nouvelle-Angleterre : un cas de fanatisme à rebours des idées reçues et des perceptions usuelles

Tout en illustrant un certain nombre de considérations générales émises précédemment, l’évocation particulière des puritains permet d’entrevoir en outre la complexité de la construction du fanatisme et de souligner la singularité de chaque système. Il existe en effet autant de fanatismes qu’il y a de dogmes, d’interpretations et de contextes. Le fanatisme, dans sa pluralité, se nourrit certes en grande partie de l’ignorance, du désespoir, des blessures et de la superstition mais ne saurait être réductible à ces facteurs, tout au moins dans le cas historique singulier du puritanisme anglo-américain. J’ai souhaité rappeler dans la première partie de ma communication qui étaient ces hommes et femmes, souvent réduits dans l’imaginaire collectif à des bigots, des illuminés voire des fanatiques intégraux, bien souvent à tort. Aujourd’hui, dans le langage courant, le mot ou adjectif « puritain » a une connotation pour le moins péjorative. Il est surtout synonyme de pudibonderie et entend souligner le caractère hypocrite et ridicule d’une indignation outrée.

Les puritains ont beau être relégués dans les archives poussiéreuses de l’histoire, ils n’y restent jamais longtemps : que l’on parle des problèmes sociétaux de l’Amérique ou de faits divers plus mineurs et banals, comme un scandale lié à l’adultère d’une personnalité connue, à un sein nu ou téton trop saillant (« Nipplegate ») sur une affiche de film ou lors du Super Bowl, le mot « puritain » surgit instantanément et résonne comme une injure, comme l’exécration d’une nation jugée hypocrite dans son essence, qui s’offusque de la nudité et du libertinage alors qu’elle est la plus grande industrie de films pornographiques au monde (argument qui est d’ailleurs fréquemment entendu de la part de ses contempteurs), une nation arrogante, donneuse de leçons et avant tout fanatique d’elle-même. Bien que le moralisme puisse être un aspect de l’autoritarisme ou du fanatisme en général et puritain en particulier, j’ai préféré mettre l’accent sur une description de la doctrine religieuse et de la théorie politique des colonies puritaines, avant de tenter d’expliquer dans quelle mesure la nature de certains éléments peut les faire entrer dans la définition du fanatisme, et sous quels aspects nous sommes fondés à émettre des réserves.

À l’origine, le mot puritain désignait des protestants anglais réformateurs qui étaient désireux de purifier l’Église d’Angleterre (anglicane) au milieu du XVIe siècle en prônant un retour à des formes plus simples de culte et d’organisation devant nécessairement passer, à leurs yeux, par une purge des influences du catholicisme. Dans l’ensemble, nonobstant certaines divergences quant à la méthode et à leurs positions vis-à-vis de la Couronne, les puritains séparatistes et non séparatistes immigrés en Amérique avaient en partage le même rêve de bâtir une nouvelle nation chrétienne idéale et « pure », moralement irréprochable et très proche voire conforme, dans sa nature et sa structure, des églises primitives. Le Nouveau Monde représentait pour eux une chance inespérée de vivre librement selon leurs principes religieux sur un territoire situé aux confins du monde connu, un endroit où un ordre idéal pouvait être créé, loin des persécutions et des restrictions religieuses dont ils étaient victimes. Leur condition en Angleterre et la relation que les puritains new englanders entretenaient avec la Métropole dépendaient alors de la confession du souverain en place et du rapport de ce dernier au protestantisme.

De nombreuses interrogations sont encore soulevées sur ces chrétiens réputés pour leur zèle religieux et leur rigorisme moral, et desquels n’est volontiers retenu qu’un caractère d’extrême austérité. À tort ou à raison, la plupart des préjugés, stéréotypes et mythes entourant les puritains d’Amérique ne sont pas toujours flatteurs et oblitèrent la réalité d’un système religieux, politique et communautaire qui déjoue les simplifications. Le puritanisme a laissé un héritage moral et culturel prégnant dans l’identité américaine et, dans une certaine mesure, dans ce qui est nommé non sans une pointe d’aversion « l’hubris américaine ». Il a également posé le premier les codes du fanatisme américain qui ne tarderait pas, dans son prolongement, à dépasser son socle chrétien originel pour se voir plus particulièrement identifié à des tendances et à des formes conjuguant nationalisme, patriotisme, exceptionnalisme, suprématisme, volonté de puissance, productivisme et moralisme séculier.

Le républicanisme et la religion naturelle (déiste par définition et débarrassée des dogmes jugés irrationnels et autoritaires) ne se sont pas totalement substitués à ce fanatisme religieux archaïque qui continue de se manifester occasionnellement et de façon marginale. Le projet des puritains atteste le fait que le fanatisme surgit presque toujours d’une simplification outrée du monde, de ses réalités et de ses représentations, mais pas forcément et uniquement d’un état d’inconscience, d’ignorance, de démence ou d’agitation passagère. Il puise sa source d’une conceptualisation philosophique et spirituelle relativement aboutie en amont, même s’il touche des masses souvent socialement vulnérables et/ou non outillées intellectuellement pour en saisir correctement les prémisses, et qui, par conséquent, n’en retiennent en général que les aspects les plus sommaires et mécaniques sans forcément chercher plus loin, au bénéfice de ceux qui les guident, les dirigent ou les manipulent.

L’étude des principes puritains rend saillante la complexité de certains esprits fanatiques dont on aurait tort de croire qu’ils n’obéissent qu’à l’émotion et à l’instinct, et que leurs manifestations naissent de l’absence de tout jugement critique, d’éducation ou d’instruction. Un tel diagnostic ou présupposé ne peut mener qu’à des solutions dialectiquement et analytiquement biaisées et pratiquement insuffisantes puisqu’il ignore un certain nombre de paramètres psychiques et sociopolitiques. Au simplisme apparent des idées des fanatiques religieux de tous bords, les esprits cartésiens ont tendance à opposer une approche non moins réductrice de ce que sont les fanatiques en réalité. Ils se laissent alors séduire par l’idée, du reste acceptable et globalement acceptée, que les fanatiques sont des êtres bornés, souvent orgueilleux et méprisants et par conséquent méprisables, à l’obsession monomaniaque pour Dieu et pour leur religion, attachés à la lettre au détriment de l’esprit, ayant perdu ou mis de côté tout sens de la mesure et capacité de se remettre en question et d’évoluer avec le monde réel.

Il est généralement admis que l’on ne peut discuter avec les fanatiques, encore moins espérer les convaincre puisqu’ils sont dans la négation de leur prochain et des autres vérités. Les plus extrémistes sont jugés socialement irrécupérables à moins qu’ils ne décident eux-mêmes spontanément de virer leur cuti, de sortir de l’ultra-dogmatisme et de revenir à une attitude lucide et tolérante, processus aléatoire dont on ne peut avoir l’assurance qu’il conduise à une libération complète vis-à-vis de schémas destructeurs qui peuvent s’exprimer de bien d’autres manières et dans d’autres domaines. Réduire tout fanatique à un fou, à un malade mental ou à un décérébré est un raccourci et parfois un contresens qui n’apporte pas plus de pistes de solution que l’usage de slogans dans la lutte contre le racisme et la xénophobie. Les puritains, par exemple, étaient zélés et démonstratifs dans leur pratique religieuse mais pas nécessairement irrationnels, inconscients ou déments. Il peut s’avérer expédient de traiter abusivement l’autre de fanatique ou d’extrémiste afin de le délégitimer, de discréditer sa pensée et ses actes teintés d’un idéalisme véhément. C’est un procédé dont usent les gouvernements en qualifiant indistinctement de « traîtres », « d’anarchistes » ou de « terroristes » leurs adversaires (dont la gamme peut s’étendre de l’opposant purement verbal à l’activiste le plus farouche et subversif). Bref, des individus ou groupes avec lesquels tout dialogue ou concession est refusé d’emblée car déclaré inacceptable par principe. Il est possible, bien entendu, d’être fanatique religieux sans être terroriste, d’être terroriste sans être fanatique, ou d’être extrémiste sans être religieux, même si le jusqu’au-boutisme et l’action directe sont des attitudes et options qui réunissent généralement ces catégories d’individus. Le fanatique religieux gouvernant, qu’il soit catholique, protestant puritain ou islamiste, aura principalement recours à l’accusation d’hérésie, de rebellion, d’apostasie ou de blasphème pour exclure ou éliminer ceux qui divergent de la « bonne voie » et menacent la continuité du système.

En dépit d’une sacralité obsédante et totalisante, le système politico-religieux mis en place par les puritains n’excluait pas une certaine forme de rationalisme et un réel sens du compromis, érigé d’ailleurs en attribut ou qualité typiquement anglo-saxon voire génétique, se manifestant à des moments particuliers où les autorités puritaines faisaient face, non sans difficulté, à certaines controverses et changements sociétaux dans leurs colonies. Ce fut le cas à partir du milieu du XVIIème siècle ponctué par la pression migratoire des Européens, la concurrence des églises presbytériennes, le relâchement de la piété populaire, le succès des idées matérialistes et mercantilistes et l’impact de la réussite économique sur la psychologie des masses puritaines (corollaire du désintérêt relatif des seconde et troisième générations puritaines pour la pratique religieuse); et, last but not least, l’engouement pour les principes de sécularisation et de séparation des pouvoirs en vogue. Ces évolutions devaient mener les Saints de l’Église et les magistrats puritains à des assouplissements législatifs urgents et à des règles d’adhésion progressives et moins strictes à l’Église, sous peine de ne pouvoir maintenir le congrégationalisme d’obédience calviniste comme modèle dominant. Les expulsions, les procès politiques et les exécutions judiciaires (l’on estime généralement à une cinquantaine le nombre de citoyens exécutés par pendaison dans les colonies puritaines à partir de la seconde moitié du XVIIème siècle) trouvèrent vite leurs limites en termes de dissuasion et n’enrayèrent pas les révolutions politique, culturelle et spirituelle en marche.

Le puritanisme peut être probablement considéré comme le produit le plus achevé de la Réforme protestante, réussissant à introduire et à recouvrir une réalité politique et géopolitique inédite au sein de la chrétienté. Le puritanisme a laissé une forte empreinte sur l’identité spirituelle américaine et ses réminiscences hantent encore la vision morale américaine du monde (moral worldview). Les tenants de la théologie puritaine entendaient concrétiser une utopie mêlant, dans une alchimie singulière, d’une part les exigences de la loi divine et de l’autorité, et d’autre part le désir de liberté individuelle, créant une tension voire un dilemme entre les deux aspirations qui demeure toujours sensible dans l’Amérique contemporaine. Ils transposèrent leurs modes d’organisation et idéaux théocratiques dans les colonies du Nord-Est (New England), principalement celles de la Baie du Massachussetts et de New Haven (Connecticut) formant à l’époque la Bible Commonwealth. La législation en vigueur dite du New England Way conférait une grande autonomie aux assemblées paroissiales selon un principe contractuel, le congrégationalisme, développé par le théologien Robert Browne (1550-1631) qui refusait toute instance ecclésiastique supérieure à l’assemblée des fidèles chrétiens, au contraire de l’Église d’Angleterre gouvernée par les évêques.

Le puritain, « élu de Dieu » et prototype chrétien de « l’homme nouveau »

Tompkins Harrison Matteson,

Tompkins Harrison Matteson, « L’examen d’une sorcière de Salem », 1853, Musée de Salem (Massachusetts).

Les séparatistes très minoritaires arrivés en Nouvelle Angleterre en 1620 (connus sous le nom de « Pères pèlerins » [Pilgrim Fathers])  et les puritains non séparatistes, majoritaires, se considéraient comme le « nouveau peuple élu », les seuls chrétiens prédestinés au salut selon la théologie calviniste. Dieu, par l’élection inconditionnelle (Unconditional election) les avait distingués d’une masse composée des réprouvés. Les fondateurs des premières congrégations puritaines se voyaient comme les dépositaires d’une alliance avec Dieu, qui leur avait confié la mission de fonder en Amérique une « Nouvelle Jerusalem ».

Leurs choix et actes étaient guidés par la « théologie de l’Alliance » (Covenant theology), système interprétatif de la Bible issu de la doctrine de Jean Calvin qui leur faisait concevoir la société puritaine comme le prolongement des alliances scellées entre Dieu et le Peuple hébreu de l’Ancien Testament. Cette théologie, pensée à la manière du pacte liant Abraham et sa famille (maison bénie sur laquelle était calquée la congrégation) à Yahvé, sanctifiait les Saints de l’église puritaine et était supposée leur assurer le salut éternel et les mettre à l’abri du péché mortel et de la damnation. Cette certitude découlait du principe de la « persévérance des saints » figurant parmi les cinq points fondamentaux du calvinisme. La Covenant Theology stipulait que la nation serait prospère ou affligée selon l’évidence de son obéissance ou de sa désobéissance générale. Les guerres et les révolutions étaient, par conséquent, perçues comme des afflictions et châtiments divins pour le péché duquel la nation ne pourrait se sauver que par la repentance et la réforme.

Cette carte de la colonie de New Haven montre jusqu'où pouvait mener la fantasmagorie des puritains, leur interprétation littérale de la Bible et leur forte identification à la Jérusalem biblique. Son fondateur, le pasteur John Davenport (1597-1670) voulut bâtir cette colonie en se basant sur la vision du prophète Ézéchiel et sa description du troisième Temple de Jérusalem. Ainsi New Haven, fondée en 1638, fut construite en forme de carré parfait formé de neuf carrés séparés, comme on peut le voir sur la carte. (Image extraite de l'ouvrage History of the Colony of New Haven to its absorption into Connecticut, par Edward Elias ATWATER, 1881, p.10.)

Cette carte de la colonie de New Haven montre jusqu’où la fantasmagorie des puritains, leur interprétation littérale de la Bible et leur forte identification à la Jérusalem biblique pouvaient les mener. Son fondateur, le pasteur John Davenport (1597-1670) voulut bâtir cette colonie en se basant sur la vision du prophète Ézéchiel et sa description du troisième Temple de Jérusalem dans l’Ancien Testament. Ainsi New Haven, fondée en 1638, fut construite en forme de carré parfait formé de neuf carrés séparés, comme on peut le voir sur la carte. (Image extraite de l’ouvrage History of the Colony of New Haven to its absorption into Connecticut, par Edward Elias ATWATER, 1881, p. 10.)

pouvait mener

Là encore, on peut se surprendre a priori de l’antinomie sémantique entre le conservatisme (puritain) et la notion de réforme (objectif conscient, constant et déclaré des puritains et plus largement des protestants). Ne juger ce conservatisme ou sa déviance fanatique que sur sa façade idéologique et religieuse, sa rhétorique exaltée de résistance et de protection de la pure doctrine de l’Église contre les assauts du Malin, peut facilement faire penser qu’il ne mène qu’à l’immobilisme. Or, dans la réalité puritaine, celui-ci se traduit différemment, devenant plutôt synonyme de volontarisme, d’éloge de l’éthique du travail en tant que devoir chrétien, et de morale de l’action sous la forme d’un méliorisme actif. Des notions qui sont incontestablement le fruit d’une pensée rationnelle et qui n’est pas tout à fait fixiste. Par ailleurs, le fanatisme en lui-même, comme tout phénomène idéel orientant l’action (et orienté par l’action), n’est jamais matériellement séparé de l’histoire, il transforme les cultures, et les processus qu’il enclenche continuent eux-mêmes d’évoluer.

On peut voir dans la dichotomie opérée par le calvinisme (courant qui influença principalement et durablement l’identité religieuse américaine dès l’origine) la lointaine ébauche d’un schéma binaire et simplificateur du monde qui a souvent guidé la politique étrangère américaine, laquelle décrète se situer dans le camp du bien et place volontiers ceux qui la contestent dans « l’axe du mal ».

Les puritains espéraient incarner un idéal humain, sorte d’ « homme nouveau » avant l’heure, devant sa supériorité et son salut non pas à la race, la sélection sociale et la science promus plus tard par les totalitarismes des années 1930, mais à la transformation occasionnée par la foi chrétienne, au sens paulinien. L’idée d’élection, d’happy few ou de Prophetic Minority (« minorité prophétique ») et leurs avatars introduits par le protestantisme américain ont survécu aux époques, à la sécularisation, aux Lumières et à la modernité. On retrouve également dans la tradition politique américaine d’autres atavismes protestants et puritains comme la tradition du serment politique (oath) qui insiste sur l’importance de la vérité et dans laquelle l’idée de Dieu (désormais plus déiste que biblique) est recyclée dans le patriotisme séculier et associée au drapeau américain (on pense notamment au rajout de la référence « One Nation under God » dans le serment d’allégeance de Bellamy à partir de 1954).

L’une des figures les plus modernistes du puritanisme, le pasteur séparatiste Roger Williams (1603-1683) qui plaidait pour la séparation avec l’Église anglicane, la séparation des pouvoirs et pour la liberté religieuse accordée à tous les groupes dans les colonies, rejeta en 1636, au nom de sa liberté de conscience, l’obligation de serment de fidélité au roi et à l’Église anglicane. Il fut expulsé de la colonie de la Baie du Massachussetts (puritaine non séparatiste) pour sédition et hérésie. Certains courants chrétiens américains irréductibles refusent toujours de prêter serment à l’État et à ses symboles ou de les associer à Dieu, considérant cela comme anti-scripturaire et idolâtre.

La religion, matrice des fanatismes

lynchage

L’une des nombreuses photographies anonymes montrant le lynchage d’Afro-Américains par des Wasp ordinaires ou des membres actifs du Ku Klux Klan (KKK) au temps de la ségrégation raciale. Il n’est pas rare de constater sur celles-ci la présence d’enfants témoins de la scène macabre. Au sein du KKK, les enfants étaient initiés au cours de cérémonies rituelles où des croix étaient brûlées et où les participants, adultes comme mineurs, portaient le costume et le capirote blancs du clan. Sur la photographie ci-contre, la présence troublante de deux fillettes entre en résonance avec une imagerie ultra-violente plus actuelle et tout aussi dérangeante qui tend à se banaliser sur Internet, mettant triomphalement en scène les atrocités commises par le groupe « État islamique » (Daesh) et où l’on peut voir des enfants s’amuser avec des fragments de corps de suppliciés, tenir fièrement dans leurs mains des têtes tranchées, tels des trophées, ou pire, servir eux-mêmes de bourreaux.

Il existe, comme les intervenants de la journée d’étude l’ont souligné, de nombreux fanatismes, séculiers, religieux, ethniques, nationalistes etc. La religion peut être considérée comme la matrice originelle des fanatismes sécularisés. Une assertion que ne semble contredire l’étude du fanatisme américain qui, du procès des sorcières de Salem (1692-1693) à la « chasse aux sorcières » du maccarthysme (1950-1954) en passant par le nettoyage ethnique des Amérindiens tout au long du XIXe siècle, tend à attribuer en général un caractère sacré, providentiel et eschatologique, ou tout au moins inévitable, aux plus glorieux comme aux plus sinistres événements de son histoire. Empreinte de symbolisme manichéen, l’évolution politique de l’Amérique est ainsi censée inexorablement s’inscrire dans un combat épique et acharné livré contre le mal – mal agissant au cours des siècles sous différents visages, formes et noms. Cette confrontation ne doit en principe s’achever qu’à la fin des temps.

L’une des émanations les plus épouvantables de la matrice religieuse américaine au cours du XIXe siècle fut certainement le mouvement suprématiste blanc Ku Klux Klan au sujet duquel le théologien américain Reinhold Niebuhr (1892-1971) dira : « Nous, protestants impartiaux, ne pouvons nier que c’est le protestantisme qui a donné naissance à l’un des pires phénomènes sociaux que la fierté religieuse et les préjugés des peuples aient jamais développé » (« We fair-minded protestants cannot deny that it was protestantism that gave birth to one of the worst specific social phenomenon which the religious pride and prejudice of peoples has ever developed » – extrait de Niebuhr: a biography de Richard Wightman Fox,1987, p. 91).

L’on peut considérer le fanatisme américain comme une sorte de machinerie mystique collective dont les rouages sont alimentés par un large éventail de principes et d’attitudes qui ont pu et peuvent entrer en contradiction les uns avec les autres. Une dualité est perceptible dans l’exaltation de l’individualisme et du patriotisme pluraliste, dans la revendication d’une laïcité philo-cléricale et l’affirmation des racines chrétiennes de la nation. Par ailleurs, l’Amérique hésite entre une vision de l’exceptionnalisme autocentré et une vision universaliste voire holistique qui divise les conservateurs et les libéraux (dans le jargon américain, le mot anglais « liberal » est synonyme de « progressiste » en français). Ce fanatisme polymorphe, dont l’unicité n’était déjà pas évidente à l’époque puritaine, débouche sur des situations variées, paradoxales et contrastées mais toutefois marquées par une intransigeance sur les valeurs et une tendance à la stigmatisation voire à l’extermination qui n’aura pas toujours été réprimée et combattue de l’intérieur. La promotion de l’image d’une Amérique méritocratique, ouverte et tolérante continue d’être altérée par la persistance d’inégalités et d’injustices sociales criantes, de discriminations à caractère racial qui s’expriment encore, notamment à travers la violence policière contre les minorités noires.

L’idéal américain, bien que solide, est souvent dépassé par la peur de l’influence des autres puissances et doctrines rivales à l’intérieur et sur la scène internationale. L’Amérique s’emploie à contenir la pénétration de modes de pensée susceptibles de pousser ses citoyens à tourner le dos aux croyances, certitudes et habitudes qui fondent l’exceptionnalisme américain, ce ferment de l’identité collective et source d’auto-glorification par lequel elle se rassure sur sa puissance. Le rejet ou la négation de l’autre, qu’il s’agisse d’individus ou de systèmes jugés déviants ou hérétiques, a une fonction automatiquement cohésive (renforçant l’idée du « nous et les autres ») parmi les fanatiques religieux ou nationalistes.

Avant même d’attenter à la liberté d’autrui, le fanatique est déjà enfermé en lui-même et, étymologiquement, dans le temple (du latin fanum). Aux yeux de certains corps politico-religieux fondamentalistes, légalistes, sélectivistes et contractualistes comme les puritains (même si le mot « fondamentalisme » est né, bien plus tard, en 1919, aux États-Unis, à l’initiative réactionnaire d’une coalition d’églises protestantes  littéralistes et créationnistes), l’idée d’être « libre » au sens d’être nullement contraint d’obéir à la loi de Dieu est synonyme d’immoralité, de péché et d’anarchie, donc de perte des valeurs et des normes communautaires, de perte de la transcendance qui sert précisément de ciment du groupe, et in fine de risque d’émoussement du caractère exclusif de la communauté des croyants chrétiens. Dans leur conception, l’éloignement de Dieu éloigne inexorablement l’humanité de la raison et de la foi, tandis qu’à l’inverse, les « fanatiques de la liberté », laïcs, modernistes et athées confondus, voient en tout dogme ou loi (d’une religion ou d’un État) un absolutisme rampant, fardé de la raison, visant à établir un contrôle voire un ordre tyrannique.

La vérité (ou ce que l’on croit être la vérité) et la passion peuvent conduire aux mêmes résultats et font ipso facto du fanatisme une notion neutre par nature. Tout idéal ou enthousiasme, y compris le plus ardent pacifisme, peut, en étant poussé à l’extrême et indifféremment de ses motivations initiales, mener à des faits et à des situations tragiques. À cet égard, le règne hégémonique colonial des puritains, s’étalant entre les années 1630 et 1690, est sans doute la plus parfaite illustration du rapide dévoiement d’une utopie vers un ordre théocratique et quasi-totalitaire. Ironiquement, la législation exclusive et les méthodes appliquées par les puritains étaient analogues à celles dont ils avaient été eux-mêmes victimes de la part de la monarchie et de l’Église d’Angleterre. Les immigrants chrétiens appartenant à d’autres églises anglaises et européennes faisaient les frais de ce système discriminatoire dans les colonies du Nord-Est. Dans leur théocratie, les congrégationalistes puritains avaient coutume d’expulser les dissidents (dissenters), de restreindre les droits ou de réprimer sévèrement les membres d’autres groupes chrétiens, incluant les quakers, presbytériens, catholiques, anglicans et anabaptistes, souvent contraints de s’établir dans d’autres colonies voisines du Massachusetts, au peuplement européen plus tardif (vers les années 1670).

Au milieu du XVIIIe siècle, survint en Angleterre et dans les colonies américaines le premier Grand réveil (Great awakening). Ce revivalisme religieux coïncida avec l’accélération de la désaffection pour l’église puritaine congrégationaliste au profit de nouvelles églises méthodiste et baptiste ainsi que pour la branche libérale (unitarienne) du congrégationalisme. Ce phénomène de retour de Dieu et de réactualisation du protestantisme peut être considéré comme l’acte fondateur de l’évangélisme américain. Théologiquement, le méthodisme initié par le prédicateur John Wesley intégrait les principes de renaissance (new birth) par la conversion, de justification par la foi, et se distanciait du calvinisme par l’accent qu’il mettait sur le libre arbitre, l’élection conditionnelle (conditional election), la grâce prévenante de Dieu (ces trois points sont des marqueurs de l’arminianisme), rompant ainsi avec le déterminisme absolu ou « double prédestination » auquel les puritains Old Lights croyaient fermement.

Jon McNaughton, One nation under God. Ce tableau très patriotique, considéré comme son chef-d'oeuvre, le peintre Jon McNaughton, appartenant au Tea Party (il est présenté comme le

Jon McNaughton, One nation under God, 2009. Dans ce tableau qui l’a rendu célèbre, J. McNaughton, peintre fétiche du mouvement nationaliste Tea Party , reprend les codes de la mystique nationale américaine matinée de bigoterie et chère à la droite chrétienne républicaine. Jésus Christ, représenté au centre du tableau, remet la Constitution au peuple Américain. Il est entouré par de grandes figures nationales dont, entre autres, B. Franklin, T. Jefferson, A. Lincoln, R. Reagan, et par des soldats ayant pris part aux différentes guerres de l’histoire américaine.

La survivance du puritanisme et de ses représentations dans la vision morale américaine du monde

La fin du système puritain colonial ne marqua pas la fin de l’enthousiasme religieux ou spirituel en Amérique. Au contraire, la mémoire puritaine continua paradoxalement de fournir l’énergie nécessaire à la définition du cadre de référence d’une nation révolutionnaire, laïque et républicaine, certes systémiquement aux antipodes de la « Cité de Dieu », des principes d’unité religieuse et de gouvernement par la loi que les puritains avaient initialement voulu établir, mais pas incompatibles avec le philo-cléricalisme et l’idée de transcendance (somme toute désormais plus abstraite) qui perdurent. Le président Eisenhower rappela d’ailleurs l’importance de cette seconde notion dans la destinée nationale lorsqu’il expliqua au milieu des années 1950 son choix d’introduire la mention « under God » dans le Pledge of Allegiance : « Nous réaffirmons ainsi la transcendance de la foi dans l’héritage et l’avenir de l’Amérique ; nous renforcerons ainsi constamment les armes spirituelles qui seront à jamais la ressource la plus puissante de notre pays en temps de paix et de guerre » (« In this way we are reaffirming the transcendence of religious faith in America’s heritage and future; in this way we shall constantly strengthen those spiritual weapons which forever will be our country’s most powerful resource in peace and war »).

La Cité de Dieu comme idéal moral, bien que principalement rhétorique et non dogmatique, n’a pas disparu de la conscience collective mais a continué de s’exprimer sous des formes diverses. Le Dieu de l’Amérique d’aujourd’hui n’est évidemment plus tout à fait celui des Puritains, il n’est pas supposé scinder le peuple américain en deux groupes sur la base de la conversion, de la profession de foi et de l’engagement solennel envers l’Église, mais réconcilier tous les hommes et reconnaître leurs droits naturels sur terre. La bénédiction divine n’est, depuis le début du XVIIIe siècle, plus réservée aux Saints de l’Église puritaine mais est élargie à l’ensemble du peuple américain destiné à servir d’exemple moral au reste du monde. Par ailleurs, ce Dieu sécularisé est généreux et clément et n’est plus jaloux et coléreux. On est loin de l’image effrayante du « Dieu rétributeur » véhiculée dans les sermons puritains et évangéliques de l’époque coloniale ! Ces évolutions majeures (incluant la déthéologisation de la foi) n’empêchent pourtant pas certains conservateurs laïcs américains de persister à découper le monde entre les « bons » (eux) et les « méchants » (comprenant, en vrac, pour l’essentiel, les islamistes, les antisionistes, les Iraniens, les Russes et les Nord-coréens).

La science, le libéralisme et le progrès social n’ont pas totalement remplacé la notion de prédestination dans l’explication de l’origine de la puissance et de la prospérité américaines, ressenties comme étant bien trop extraordinaires pour ne pas leur reconnaître, au moins en partie, une dimension mystique et surnaturelle échappant au raisonnement cartésien. Depuis l’ère puritaine, la puissance, la prospérité et la certitude d’être une nation bénie n’ont jamais enrayé la paranoïa et le déclinisme, mais les ont, au contraire, entretenus et attisés cycliquement. De ses ancêtres, l’Amérique a aussi hérité de la propension à se défausser en imputant aux autres peuples et nations les dysfonctionnements mondiaux, quand bien même elle porterait une part de responsabilité non négligeable voire prépondérante dans certains d’entre eux.

William Hogarth, Crédulité, superstition et fanatisme (Credulity, Superstition and fanaticism), 1762. Cette gravure satirique célèbre de W. Hogarth tournait en dérision le méthodisme et ses fidèles. Le méthodisme était un courant dérivé de l'église anglicane, apparu au cours du premier Grand réveil religieux (milieu du XVIIIe siècle). Ce revivalisme fut l'acte fondateur de l'évangélisme américain. Théologiquement, le méthodisme initié par le pasteur John Wesley se démarquait du calvinisme des puritains à travers la prévalence du libre arbitre et la grâce prévenante de Dieu, par opposition au déterminisme de la prédestination absolue. Dans cette gravure, Wesley est représenté perché en haut d'une chaire, agitant un diable dans une main et une sorcière dans l'autre devant un public en émoi.

William Hogarth, Crédulité, superstition et fanatisme (Credulity, Superstition and fanaticism), 1762. Cette gravure satirique tourne en dérision l’enthousiasme confinant au fanatisme du courant méthodiste et de ses fidèles. Le prédicateur John Wesley y est représenté en train de prononcer son sermon du haut de sa chaire, agitant une poupée représentant le diable dans une main et une sorcière dans l’autre devant un public en émoi. Pour le ridiculiser, W. Hogarth l’affuble d’un costume d’Arlequin visible sous sa robe cléricale. J. Wesley était réputé pour son éloquence, ses images métaphoriques saisissantes sur l’enfer et son aptitude à provoquer une peur et une excitation très vives chez le public. Un effet qui se soldait généralement par de nouvelles conversions.

De nombreuses questions peuvent encore être soulevées au sujet de l’évolution finale du pouvoir puritain en Amérique, de son passage décisif, sans doute contraint à bien des égards, du dogmatisme au pragmatisme après la restauration de la monarchie des Stuart sur le trône d’Angleterre et le retour du gouvernement de la colonie de la Baie du Massachusetts à la Couronne (via l’annulation de la charte de la colonie qui avait été accordée aux puritains par le roi en 1629). Les épisodes de fanatisme étaient-ils fondamentalement liés à la doctrine puritaine ou plus particulièrement symptomatiques de périodes troublées sociopolitiquement ?

L’historiographie puritaine montre que des aspects superstitieux et fanatiques coexistaient déjà dans ce système avec une pensée rationnelle inspirée de la philosophie ramiste bien avant les difficiles années 1660-1670. Peut-on, à ce titre, s’autoriser à user de l’oxymore en parlant de fanatisme rationnel ou partiel ? Un fanatisme intégral a-t-il d’ailleurs jamais existé dans l’histoire, entendu que tout fanatisme religieux à vocation gouvernementale ne peut faire fi de la réalité qu’il veut transformer, des contraintes qu’elle engendre, des responsabilités qu’elle crée et des nécessités contingentes de nature à engager ces mêmes responsabilités ?

L’exemple puritain apporte-t-il la confirmation que toutes les religions ont été et sont périodiquement corrompues par la bigoterie et l’extrémisme? que le fanatisme, comme la guerre, n’est pas un phénomène irréversible mais une anomalie, une « maladie », faisant dévier temporairement l’homme, fondamentalement raisonnable, de sa voie naturelle – qu’il finit heureusement par retrouver ?

En tout état de cause, l’une des conclusions à laquelle peut inviter une étude comparative du puritanisme avec d’autres modèles est que le fanatisme en lui-même est presque toujours le symptôme primordial de crises politiques, sociales ou identitaires larvées. Par exemple, l’émergence du Ku Klux Klan résulta certes en partie d’une interprétation racialiste de la Genèse, mais surtout et plus directement des conséquences psychologiques et matérielles de la défaite des sudistes lors de la guerre de Sécession (1861-1865). Si l’on admet l’idée que le choix de la croyance ne se fait jamais indépendamment de la condition comme l’affirmait Claude Lévi Strauss (1908-2009), alors rien ne permet de supposer a fortiori que le fanatisme qui en émane – Voltaire le nommait d’ailleurs « l’enfant dénaturé de la religion » –  et qui n’en est in fine qu’une expression outrée, le puisse davantage.

Parmi les controverses et les phases de répression, comme celle menée contre les quakers et les antinomiens, qui agitèrent les colonies puritaines, l’exemple paroxystique du fameux procès des sorcières de Salem – phénomène de masse combinant superstition, paranoïa et hystérie collectives – apporte un éloquent témoignage du polymorphisme puritain dans lequel on retrouve des traits du conformisme et du fanatisme stricto sensu, mais également des considérations et procédés ordinaires à visée d’auto-conservation de l’institution, déterminés par un calcul purement rationnel. En cela, ledit procès, encore aujourd’hui émaillé de zones de flou, fut surtout révélateur de la fragilité d’un pouvoir aux abois, tentant d’exploiter les grandes difficultés économiques et l’angoisse croissante ressentie par une population pour son avenir. Les faits présumés de sorcellerie furent présentés aux citoyens comme le signe de l’existence du Diable et comme une mise en garde contre les conséquences du non respect des recommandations de l’Église puritaine. À ce stade de son histoire, l’establishment puritain était principalement hanté par la perspective d’un déclin causé par le dévoiement doctrinal et l’amoindrissement de la ferveur populaire qui assurait la cohésion sociale et sur laquelle les élites aristocratiques et bourgeoises asseyaient leur autorité.

Analogies avec des systèmes politico-religieux contemporains : le puritanisme au sens large

Protestantisme puritain et islam, deux systèmes globaux à propension totalisante

Pour être correctement appréhendé, le protestantisme puritain doit, à l’instar de l’islam, être admis comme un système global constituant à la fois une doctrine religieuse, un mode de gouvernance politique, un droit et une culture bâtis sur un corpus de prescriptions morales et sociales, de normes et d’obligations orientées par l’obsession de la préservation de la pureté (intérieure et extérieure) et de la soumission à la loi divine (le mot « islam » signifie « soumission » en arabe) censée régir un nouvel ordre de justice terrestre avec, respectivement, la Bible et le Coran comme sources transcendantes du droit et du pouvoir temporel.

Puritains et musulmans insistent sur les notions de « communauté unie » (de croyants), de « contrat » (liant celle-ci à Dieu), et de « peur » (peur de la punition divine en cas de violation de la loi et de non observance des rituels prescrits). Cette peur conduit au rejet de tout ce qui peut distraire le croyant de ses devoirs religieux et l’éloigner de la prière. Le droit musulman se fonde sur un système où la théologie et la jurisprudence (fiqh) ne forment qu’un seul corpus. Dans le fiqh, qui est la mise en oeuvre de normes et d’interprétations juridiques du Coran et des hadiths (variables d’une école jurisprudentielle à l’autre), les dimensions publique et privée, politique et religieuse, spirituelle et pratique, théologique et juridictionnelle sont indissociables pour mener idéalement le croyant vers le chemin du respect de la loi de Dieu (sens littéral du mot charia). La charia englobe ainsi un ensemble de dispositions bien plus vaste que le droit musulman qui n’en est que l’une des composantes. Ce caractère composite est partagé par le système puritain et sa conception de la « Loi de Dieu » (God’s law) bâtie sur des normes juridiques et morales inspirées à la fois de la loi mosaïque, de la common law britannique (marquée par la prééminence de la jurisprudence) et de la doctrine calviniste.

Du point de vue de son organisation politique stricto sensu, le puritanisme colonial américain du XVIIe siècle n’est pas sans présenter des similitudes avec des systèmes et des idéologies non-chrétiens de notre époque qui ne sont pas tous proprement fanatiques et théocratiques, mais maintiennent toutefois des coutumes discriminantes et des lois fondamentales autoritaires ou ami-autoritaires se réclamant de préceptes scripturaires. Le système politique des puritains était une forme totalisante de républicanisme pieux (godly republicanism) donc non dénué, malgré son zèle et sa rigidité, de sens démocratique (quoique très sélectif), de raisonnement et de rationalité. De fait, les paradoxes de l’attitude religieuse et de la théorie politique des puritains les font ressembler aux mollah(crate)s de la République islamique d’Iran en place depuis la révolution de 1979, régime parlementaire et théocratique dont le messianisme prononcé, la doctrine islamo-révolutionnaire – qui divise le monde entre les arrogants/oppresseurs et les opprimés -, ainsi que la rigueur repressive à l’interne coexistent avec une politique étrangère dont les spécialistes s’accordent à reconnaître la grande rationalité.

Les monarchies islamiques réactionnaires et les régimes oligarchiques à coloration arabiste et islamo-conservatrice ont pu établir ou établissent, à travers certaines dispositions restrictives officielles et officieuses, une hiérarchie et des discriminations entre les citoyens appartenant à la classe régnante et les autres ; entre les citoyens musulmans et non-musulmans (« gens du Livre » [ahl al-kitâb]) ; entre des branches particulières de l’islam (qui ne sont pas toujours majoritaires démographiquement mais centralisent néanmoins pouvoirs, richesses et privilèges) et les autres corps religieux musulmans hétérodoxes et non-musulmans. Ces pouvoirs sont tentés d’instrumentaliser le fanatisme religieux, comme les magistrats puritains instrumentalisaient l’affect, les peurs et l’imaginaire de leurs concitoyens. En conséquence, dans le contexte arabo-musulman se nouent des partenariats objectifs entre les pouvoirs autoritaires répressifs et les éléments ultra-radicaux de la société civile pour maintenir le contrôle des citoyens et une situation statique sur le plan politique, social et culturel. L’on notera que les griefs adressés, aujourd’hui comme hier, à l’islam en tant que dogme mais aussi en tant que culture et système politique et juridique ne sont pas exclusivement inhérents à la teneur de son texte sacré (le Coran) et à sa tradition. On les retrouvait également dans le jugement porté sur le système puritain colonial, considération faite des similitudes en ce qui concerne la place et le traitement des femmes dans la religion et dans l’espace public, les droits des minorités religieuses, la persistance du littéralisme interprétatif (justifiant ces mêmes inégalités) et l’absence de séparation stricte entre le politique et le religieux.

Puritanisme et sionisme: le sélectivisme confessionnel à la base du projet

Chez les puritains, on retrouve des éléments apparentés à la herrenvolk democracy (« démocratie de la race des maîtres ») dont les bénédictions sont réservées à une classe ou groupe ethnique particulier. Toutefois, la discrimination puritaine vis-à-vis des autres européens n’était pas liée à la notion de race, à l’ethnie et à la lignée de sang mais à la confession et au degré de zèle qui déterminaient l’adhésion à la communauté. Meme si conceptuellement, ce terme n’est pas tout à fait approprié pour qualifier le règne puritain, son principe n’en est pas fondamentalement éloigné. L’expression herrenvolk democracy, qui, en revanche, convient parfaitement à l’apartheid sud-africain, a été employée par l’historien israélien Ilan Pappé en 2011 pour qualifier l’État Israël, en se basant sur certains aspects de sa politique sélectiviste et ethnocentrique. La société israélienne possède également ses ultra-orthodoxes et ses fanatiques religieux juifs intransigeants et hostiles à l’idée de partager la terre avec les Arabes et non-juifs qu’ils infériorisent, déshumanisent et animalisent volontiers dans leurs discours. L’influence des religieux, au sens large, sur la vie politique israélienne grandit et leur trajectoire peut être comparée à celle de la droite chrétienne américaine coalisée à la fin des années 1970 et qui a démontré toute sa puissance au début des années 2000.

Toutefois, le modèle israélien est moins simple à définir et à classer, d’autant qu’il n’existe pas vraiment, au regard à la fois des circonstances de sa création, de sa nature et de son fonctionnement institutionnel, d’équivalent dans le système international actuel ou de précédent historique. Dans l’État d’Israël, en dépit du droit de vote accordé aux citoyens israéliens non-juifs entre autres attributs formels de la démocratie, prévaut un ensemble de mécanismes législatifs, de pratiques gouvernementales, sociales et culturelles assurant la continuité d’une suprématie judéocentrique de type colonial. Ce système est avant tout pensé pour favoriser et protéger un groupe (à la situation majoritaire déjà plus relative à l’échelle de l’ensemble du territoire) sur la base unique de son appartenance confessionnelle. Ces traits qui, du reste le rapprochent du modèle puritain colonial, empêchent également, selon I. Pappé, de parler de véritable démocratie (même si l’on ne peut pas non plus définir Israël comme un régime autoritaire ou une théocratie). Toujours est-il que son caractère ethnocentrique pourrait se voir renforcé ou tout au moins officialisé à l’avenir en cas d’éventuel passage du projet de loi définissant dans la loi fondamentale le statut d’Israël comme “l’État-nation du peuple juif” et non plus comme un “État juif et démocratique”. Cette modification voulue par le premier ministre Benyamin Netanyahou et à laquelle se sont opposés les centristes (des partis Yesh Atid et HaTnoua) a été à l’origine de la dissolution du parlement israélien par le chef du gouvernement le 8 décembre 2014 et la tenue d’élections anticipées le 17 mars 2015.

Puritains et salafistes : la purification comme retour au passé

ISIL

Combattants de l' »État islamique, photographiés dans la province irakienne d’Al Anbar en 2014. À ce jour, ce mouvement incarne sans doute l’avatar paroxystique du fondamentalisme islamiste, sous son jour le plus violent et extrémiste.

Le système puritain peut, ceteris paribus, également être comparé à certains égards (davantage au niveau des principes que des méthodes) à des groupes radicaux et extrémistes marginaux mais de plus en plus attractifs, à vocation purificatrice et restaurationniste, qui pronent un retour aux sources de la religion musulmane. C’est le cas des salafistes politiques et des salafistes jihadistes (ou takfiris/ »excommunicateurs ») de l’organisation ou mouvement qui se fait appeler « État islamique » (EI) principalement localisée en Syrie et en Irak. Il s’agit de « puritains » au sens littéral du terme et en esprit, puisqu’ils prétendent purifier l’islam en revenant à un mode de vie et une forme de culte identiques à ceux qui prévalaient dans l’Arabie de l’époque des compagnons du prophète Mahomet, rejetant de la sorte toute contextualisation, effort d’interprétation (ijtihad) et d’accommodation. Le projet utopique de la branche jihadiste prend la forme d’un califat mondial fondé sur deux principes que sont le jihad et le Tawhid (unicité). L’unicité de Dieu, dogme fondamental de l’islam, finit par aboutir, dans la logique des extrémistes, à l’unification et à la soumission forcée de l’humanité autour d’une seule vérité parfaite et incontestable, conduisant à l’exclusion voire à l’élimination de toutes les communautés qui refusent de se plier à leur vision. Autrement dit, ils cherchent à réinstaurer (exhumer) un modèle de société achevé, appartenant à un lointain passé glorieux qu’ils idéalisent et subliment très largement. La vision des salafistes jihadistes type Al Qaïda/Al-Nosra et EI n’est définitivement pas tournée vers le progrès et ce qu’il peut offrir à l’humanité, mais vers ce qui a déjà été accompli. Ils ne cherchent pas à finir l’histoire, au contraire des conceptions chrétiennes progressistes, puisqu’ils veulent purement et simplement en sortir, effacer ses artefacts préislamiques et interrompre l’aventure humaine.

L’histoire nous rappelle que la détestation de la culture, des arts et du divertissement n’est pas l’apanage des fondamentalistes et des extrémistes musulmans, puisque durant leur interrègne républicain en Angleterre (1649-1660), les puritains détruisirent ou dégradèrent de nombreuses oeuvres d’arts représentant notamment le Christ et la Vierge Marie, contrôlèrent les lectures, interdirent les théâtres et rhabillèrent les nus sculptés. Les contrevenants, artistes, spectateurs et amateurs de ces créations et événements, étaient passibles d’amende et d’emprisonnement.

Exode de réfugiés yazidies fuyant le nord de l'Irak pour échapper au nettoyage ethnique et crimes de guerre commis par l'EI. REUTERS/Rodi Said.

Exode de réfugiés yazidis fuyant le nord de l’Irak pour échapper au nettoyage ethnique et aux crimes de guerre commis par l’EI. REUTERS/Rodi Said.

En dépit de leur acharnement nihiliste vis-à-vis de l’Occident,  le résultat de l’action des salafistes jihadistes de la génération EI continue d’évoluer sans parvenir au calque fidèle de leur modèle passéiste et « pur ». Le littéralisme grossier, l’endoctrinement et l’embrigadement basés sur les connaissances religieuses souvent sommaires ou approximatives de nombreuses jeunes recrues venues d’Occident, en se combinant à des comportements psychiques et socioculturels inconscients, produisent une réalité collective nouvelle, différente de l’intention initiale. Autrement dit, l’enchevêtrement entre, d’une part, une volonté consciente habitée par des conceptions religieuses figées, rétrogrades et destructrices qu’ils voient comme transcendantes, et d’autre part, des habitudes, des appétences résiduelles pour des éléments issus du mode de vie occidental avec/dans lesquels ils ont grandi (l’usage quotidien d’Internet, des réseaux sociaux, de Tweeter et de Facebook, le besoin de reconnaissance et de « buzz ») créé cette difformité. L’objet étrange qui en résulte est hybride voire schizophrénique dans la mesure où ces extrémistes existent et se font connaître par le biais d’outils technologiques et médiatiques introduits par une modernité « impie » qu’ils abhorrent et maudissent dans leurs discours. Ce produit salafiste jihadiste new age, labellisé et médiatisé, peut être qualifié d’abâtardi même si ses auteurs, dans leur aveuglement et leur fouillis conceptuel, persistent à le percevoir comme licite, intègre, pur et supérieur.

Comme les puritains anglais, les salafistes jihadistes de l’EI se croient investis d’une mission eschatologique. Cependant, leur idéologie politique, contrairement à celle des premiers, n’inclut pas d’élément démocratique. Leurs crimes de guerre et les châtiments qu’ils infligent (recours systématique et sans procès aux crucifiements, lapidations, égorgements à vif, décapitations pratiquées au couteau, immolations, enterrements vivants, enlèvements, violences et asservissement sexuels de femmes et d’enfants) atteignent un seuil d’atrocité et de gratuité inouï et sans commune mesure avec la répression puritaine au XVIIe siècle qui, même parfois impitoyable, restait globalement judiciarisée, circonstanciée et graduée. Dans un contexte de guerre, d’anarchie et d’impunité, les éléments salafistes jihadistes trouvent un exutoire où leurs frustrations et leurs pulsions arbitraires, violentes et perverses se parent du prétexte de la loi religieuse pour s’assouvir.
Chady Hage-Ali

 

Nota bene : des éléments historiques détaillés, références, hypothèses et conclusions spécifiques au thème du puritanisme (dans ses composantes religieuse et politique) que j’ai apportés au cours du colloque sont absents de ce texte d’approche plus générale et comparative mais seront présents et agrémentés dans les actes du colloque publiés par Artois Presses Université.

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Publié dans histoire des religions, pouvoirs et religions, Société américaine, Sociologie & géopolitique des religions, Théories et concepts des relations internationales

Le leadership américain par l’exemple : fondements théoriques, applications et perspectives en Irak et au Levant

CM89

La gestion chaotique de l’un des plus tragiques cas d’école géopolitiques de l’histoire

Le tragique et dévastateur conflit en Syrie est un cas d’école qui révèle « l’impuissance de la puissance » autant qu’il préfigure de nouveaux équilibres au Moyen-Orient. Le leadership de l’Amérique, en tant que perception de sa puissance, ressort singulièrement écorné de l’expérience syrienne. On le dit vacillant, d’aucuns allant jusqu’à affirmer que son déclin et son remplacement ne seraient qu’une question de temps. La rhétorique et le charisme rassurants de Barack Obama avaient permis un temps d’atténuer les incertitudes autour de ses choix mais, faute d’une vision et d’un plan d’action clairs et structurés, l’illusion n’a pas tardé à se dissiper. Oscillant entre l’hypothèse pessimiste d’une « fin d’ère américaine » au Moyen-Orient et celle du « reculer pour mieux sauter », l’état actuel, la formulation et les perspectives de ce leadership méritent que l’on s’y attarde. Aussi, souhaitant proposer une réflexion sur le concept de leadership qui s’inscrive à la fois dans une réalité géographiquement circonscrite et dans un champ d’application plus large, j’ai signé un article intitulé  « Leadership américain au Moyen-Orient : une relecture à l’aune du conflit syrien »* pour la revue « Confluences Méditerranée » qui consacre dans son dernier numéro trimestriel (N° 89, Printemps 2014) un dossier à la tragédie syrienne. Ce dossier à la tonalité géopolitique, composé de treize articles, explore les nombreux aspects de cette guerre qui laissent, hélas, peu de place à l’optimisme. La ligne éditoriale entend dresser un vaste panorama où la dimension humaine aussi forte que douloureuse n’est pas occultée, tout en restant dans une démarche d’analyse rigoureuse dans laquelle l’effort de distanciation n’est, il est vrai, pas toujours évident lorsque les consciences doivent appréhender l’innommable.

Du Levant à la Mésopotamie : les théâtres de la défaillance du leadership américain

Sur la photo : des manifestants syriens rassemblés le 13 septembre 2013 à Damas, tenant des banderoles et drapeaux lors d'un sit-in organisé contre le projet d'action militaire américaine. (crédit : AFP - Anwar Amro). Le revirement de Washington a eu un effet psychologique majeur au Moyen-Orient, dont il n'a fait qu'accentuer les divisions. D'aucuns arguant qu'un problème de crédibilité se pose désormais et ses effets se font sentir, notamment dans la manière dont la Russie a agi en Ukraine, sans craindre le camp atlantiste. Les pays arabes du Golfe anti-Damas ont été les premiers à exprimer leur mécontentement contre une décision ressentie comme un "trahison de la communauté internationale envers la rébellion syrienne" (selon les mots de prince héritier d'Arabie saoudite Salmane Ben Abdel Aziz"). Cette "perte de crédibilité" est présentée comme l'un des signes qui annonceraient le début du déclin du leadership américain global.

Des manifestants syriens rassemblés le 13 septembre 2013 à Damas lors d’un sit-in organisé contre le projet d’action militaire américaine (AFP – Anwar Amro). Le revirement de Washington a eu un impact psychologique considérable au M.O, ajoutant à la division et aux rancoeurs. On a pu lire qu’un problème de crédibilité se poserait depuis lors pour l’Amérique et se refléterait notamment dans l’attitude de la Russie en Ukraine. Les pays arabes du Golfe anti-Damas qui avaient vivement sollicité des frappes contre le régime syrien ont naturellement exprimé le plus fort mécontentement contre une volte-face ressentie comme une « trahison de la communauté internationale envers la rébellion syrienne » (selon le prince héritier d’Arabie saoudite Salmane Ben Abdel Aziz). Cette supposée perte de crédibilité est présentée comme l’un des signes du début du déclin du leadership américain moyen-oriental et global.

L’angle de traitement choisi dans l’article de CM confronte les principes et attributs classiques du leadership américain aux décisions prises par Washington depuis un an dans le dossier syrien, lequel a exacerbé la rivalité tendue entre les axes régionaux sunnite et chiite. La gestion des autres grands dossiers moyen-orientaux de 2013 que sont la crise égyptienne et le programme nucléaire iranien est également évoquée tant leurs connexions avec le premier ne manquent pas. Les éléments analysés doivent permettre de distinguer entre la part de réalité et de subjectivité dans les prédictions déclinistes sur le leadership américain. Dans le présent article, distinct mais complémentaire, l’accent est également mis sur l’invasion jihadiste en Irak, prolongement du conflit syrien et phénomène mettant une nouvelle fois le leadership américain à l’épreuve. Ce blog m’offre en outre l’espace pour explorer en détail, en portant un regard de généraliste des relations internationales, les fondements théoriques du leadership, concept fréquemment entendu ces deux dernières années dans les médias, afin d’en apprécier plus justement les applications et perspectives au delà d’une vision totalisante du négatif. En l’occurrence, il s’agit de cerner les contours du leadership américain tel que l’incarne Barack Obama, les choix qui en découlent et les circonstances qui en façonnent l’image et alimentent une confusion sans précédent dans la zone d’action concernée. L’enlisement de la Syrie et le risque élevé que l’Irak suive le même chemin mettent en relief les conséquences d’une stratégie dont la pertinence par rapport aux mutations géopolitiques de la région, aux logiques nouvelles de ses acteurs et aux signaux envoyés par ses sociétés pose question. Compte tenu des circonstances actuelles et de la gestion moyen-orientale laborieuse de leur gouvernement, les Américains sont les premiers à douter de sa capacité à assumer des responsabilités planétaires.

Comment expliquer le fait que la nouvelle définition du leadership introduite par B. Obama peine à convaincre et à opérer les transformations requises ? Le changement de style proclamé est-il seulement cosmétique ou a-t-il une réelle incidence sur la stratégie et la façon de concevoir la préservation des intérêts américains ? La puissance économique et militaire n’est évidemment pas la seule voie d’approche du leadership, et à ce titre, il est utile d’explorer ses autres facteurs. Le caractère de subjectivité, d’intangibilité et de relativité de ce concept fait qu’un même diagnostic critique (voire accablant) ne sera pas suivi de recommandations similaires d’un émetteur à l’autre. De mon point de vue, la distinction entre les concepts de puissance et de pouvoir, d’influence et de coercition, d’hégémonie et de leadership, ainsi que la compréhension des mécanismes de la légitimité du pouvoir à l’époque moderne, s’imposent comme un prérequis pour porter un regard ample sur cette réalité.

Redécouvrir le leadership, clé de lecture géopolitique : son architecture, ses facteurs et ses impondérables

Une étude menée par le département de psychologie du College of Saint Benedict and Saint John University (Minnesota) avait permis d'anticiper le style de leadership de B. Obama sur la base de son profil psychologique durant la campagne de 2008. Ce modèle prédictif le dépeint comme un "conciliateur confiant", un meneur ambitieux, doté d'une bonne dose de narcissisme adaptatif et d'une tendance à l’accommodation plus forte que chez la plupart des présidents. Les déductions révèlent une très haute confiance en ses propres idées et un vif désir de transformer la société. Une volonté et un activisme tempérés par une tendance à agir en bâtisseur de consensus et en arbitre au sein de son administration et entre les lignes partisanes. Parce que peu dominant, B. Obama est davantage animé par un besoin d'accomplissement que par le pouvoir à des fins personnelles, et se montre pragmatique dans ses efforts pour atteindre ses objectifs. Sa tendance conciliante favorise une propension à éviter les conflits et à rester à l'écart et au dessus de la mêlée dans les débats houleux. Infographie et détails de l'étude disponibles sur le site : www.immelman.us/news/barack-obamas-presidential-leadership-style

Une étude menée par le département de psychologie du College of Saint Benedict and Saint John University (Minnesota) avait permis d’anticiper le style de leadership de B. Obama sur la base de son profil psychologique durant la campagne de 2008. Ce modèle prédictif le dépeint comme un « conciliateur confiant », un meneur ambitieux, doté d’une bonne dose de narcissisme adaptatif et d’une tendance à l’accommodation plus forte que chez la plupart des présidents. Les déductions révèlent une très haute confiance en ses propres idées et un vif désir de transformer la société. Une volonté et un activisme tempérés par une tendance à agir en bâtisseur de consensus et en arbitre au sein de son administration et entre les lignes partisanes. Infographie et détails de l’étude disponibles sur le site : http://www.immelman.us/news/barack-obamas-presidential-leadership-style

Par trop souvent réduit à une expression basique de la concentration de la puissance matérielle, le leadership étatique est pourtant bien moins tangible que cela, et doit surtout être appréhendé comme la traduction, à effets aléatoires, d’une vision de soi, elle-même reliée à l’évolution d’une conception plus large, subjective et singulière du monde (la fameuse Weltanschauung théorisée par les philosophes allemands) que l’État leader souhaite voir concrétisée et adoptée (de préférence volontairement) par les autres acteurs placés derrière lui (ses suiveurs/subordonnés). Le pouvoir, corollaire de la puissance, est une capacité qui renseigne sur l’état du leadership. Le leader est en mesure grâce à son pouvoir d’affecter les choix des suiveurs quand bien même sa puissance économique faiblirait relativement (en cas de déclin de la croissance du PIB par exemple). Cette capacité, que Susan Strange nomme le « pouvoir structurel » (Structural Power), façonne l’économie globale mais ne peut être considérée comme uniquement liée aux ressources et facteurs de production (qui comptent certes parmi ses déterminants), puisqu’elle contient d’autres éléments qui la rendent attractive et non coercitive pour garantir le fonctionnement du système. C’est aussi essentiellement autour de cette forme de pouvoir d’influence que s’articule le fameux Soft power (« puissance douce ») théorisé par Joseph Nye et que l’on peut définir comme le pouvoir d’imposer sa volonté par l’attraction et le rayonnement des valeurs de l’Amérique (liberté, démocratie, droits de l’homme), de sa culture (cinéma, musique, littérature, sport), de son système universitaire, de son business et de ses innovations etc. Comme nous le verrons plus loin dans ce texte, le président Obama a une approche très imprégnée de ce pouvoir d’influence/puissance douce. Toutefois , nombre de ses choix ces trois dernières années s’en sont davantage éloignés, nonobstant une communication politique séduisante qui continue de mettre en avant sa personnalité sympathique et détendue; une « cool attitude » que ses adversaires sont d’ailleurs tentés d’utiliser contre lui, en imputant certaines contre-performances à son « côté paillettes »et à son tempérament en apparence frivole ou laxiste. Une perception contraire aux conclusions d’une étude psychologique de Barack Obama conduite en 2008 indiquant que son attitude masque une personnalité de leader actif et énergique complètement investi dans la réalisation de ses objectifs stratégiques. L’approche du leadership selon B. Obama est résolument complexe et ne comprend pas que le pouvoir d’influence dans son acception néolibérale vis-à-vis des autres États, mais aussi le pouvoir d’injonction, moins doux, plus ferme et davantage transactionnel, qui repose sur les sanctions et récompenses et suppose la possibilité d’employer la force pour renforcer la contrainte exercée.

Le leadership en géopolitique s’appréhende comme une réalité dynamique (le titre de leader passant d’un pays à l’autre au cours des siècles). Le "Cycle du leadership mondial" de G. Modelski constitue une sorte d’équivalent géopolitique du cycle économique de Kondratiev, mais il est plus long (correspond à deux cycles économiques successifs). Le cycle de Modelski dure entre 100 et 120 ans et se divise en 4 phases de 25 ou 30 ans. Crédit graphique : ian.muehlenhaus.com

Le leadership en géopolitique s’appréhende comme une réalité dynamique (le titre de leader passant d’un pays à l’autre au cours des siècles). Le « Cycle du leadership mondial » de G. Modelski constitue une sorte d’équivalent géopolitique du cycle économique de Kondratiev, mais il est plus long (correspond à deux cycles économiques successifs). Le cycle de Modelski dure entre 100 et 120 ans et se divise en 4 phases de 25 ou 30 ans. Crédit graphique : ian.muehlenhaus.com

La fin du leadership global de l’Amérique imminente ?

Pour développer une intuition rationnelle de la longévité du leadership américain, l’on peut commencer par se référer à des périodes hypothétiques calquées sur le cycle économique de Kondratiev. Ces instruments théoriques restent bien sûr indicatifs. Dans les cycles politiques/géopolitiques, les termes « hégémonie » et « leadership mondial » sont généralement utilisés indistinctement pour identifier le même phénomène politico-économique (car cela n’en altère la portée). En revanche, cette distinction, comme d’autres qui sont détaillées tout au long de cet article, apparaît cruciale pour une analyse qualitative plus juste du leadership. Au demeurant, ce point n’est pas le seul à faire du leadership un objet complexe ne reposant pas que sur des règles et paramètres mesurables et maîtrisables qui garantissent sa stabilité. Comme en économie, le hasard, l’aléatoire et le facteur humain (incluant les crises, guerres et innovations scientifiques) font passer le leadership/l’hégémonie par différentes alternances sur de longs cycles.

Qu’en est-il précisément de l’hégémonie/leadership global de l’Amérique ? Où se situe-t-elle dans le temps? Est-elle entrée dans sa phase descendante? Avons-nous déjà un pied dans le post-américanisme? Si nous nous basons sur le cycle hégémonique modélisé par le politologue américain George Modelski en 1983 et le superposons aux affirmations déclinistes du moment (indépendamment de tout jugement sur l’action et le bilan de B. Obama) et en partant du postulat que l’hégémonie/leadership américain a débuté en 1945 (date de la fin de la seconde guerre mondiale où elle assure un nouvel ordre mondial après le chaos), alors l’Amérique d’aujourd’hui approcherait de la fin de la troisième phase dite de « délégitimation du statut de leader mondial » et il lui resterait entre 30 et 50 ans de domination du système. Dans la troisième phase du modèle de G. Modelski (où nous nous situons), son projet géopolitique est largement adopté, l’économie de marché a triomphé, malgré l’apparition de quelques dissensions ayant tendance à croître mais qui sont loin d’être majoritaires. L’Amérique n’est pas encore arrivée à la quatrième et ultime phase du cycle (dite de « déconcentration de la puissance ») coïncidant avec l’apparition de défis et d’oppositions qui augmentent considérablement en nombre et en force, affectent véritablement sa puissance et remettent en question l’ordre mondial instauré au terme de ses victoires dans la première phase (celle des « guerres globales »/du « chaos international ») et de la consolidation de son statut de leader incontesté imposant au monde son projet géopolitique dans la seconde phase. Face aux changements de la quatrième phase qui s’achève sur son déclin, le leader est contraint d’utiliser significativement ses capacités matérielles, son pouvoir diminue et ses capacités globales le rendent vulnérable aux attaques [voir graphique ci-dessus].

Intangibilité et relativité de la perception du leadership

En dehors des indicateurs, l’analyse de l’état du leadership repose essentiellement sur un ensemble d’informations (principes et objectifs officiels et médiatisés) qui forment le projet d’un gouvernement et la traduction de ce même projet en actes (de diplomatie et de guerre) qui forgent son image. Le leadership américain que nous jugeons, comme tout leadership, est une réalité subjectivement créée par la communication politique et par la manière de mettre en scène la projection de puissance, l’influence diplomatique, le rayonnement culturel et la force de dissuasion (et de ce point de vue, la puissance médiatique de l’Amérique est un atout certain pour la diffusion de son influence). Cette démarche ne peut toutefois écarter totalement de son champ les intentions et les responsabilités cachées (tout au moins leur hypothèse) qui ne se recoupent pas forcément avec le discours public et avec ce que les médias officiels montrent du leadership, faussant ou biaisant ainsi le jugement de l’opinion. Il arrive qu’un objectif officiel atteint satisfasse une ambition cachée, mais ce n’est pas automatique ; ou qu’un but non atteint (présenté comme une situation d’échec) engendre en fait un résultat conforme à l’objectif non avoué. Il peut également arriver qu’un résultat, sans être négatif, ne glorifie pas le leadership sous la forme que le public a été conditionné à approuver/admirer. Dès lors, deux intentions distinctes peuvent tout à fait conduire au même résultat, mais l’une sera louée comme un « modèle de leadership » tandis que l’autre suscitera une relative indifférence voire des critiques acerbes sur sa forme. Tenter d’appréhender l’envers du leadership américain n’est pas chose aisée, et ne relève pas de la divination, du systématique soupçon de complot ou de l’accusation gratuite, mais de la déduction prudente de visées qui paraissent plausibles, sur la base de comportements, de révélations et de controverses répétés dans le passé et le présent, qui concernent des forces à la fois publiques et officieuses [nous parlerons de la « politique profonde » plus loin]. La puissance américaine s’est échafaudée au XXe siècle sur un système de surveillance et de renseignement gigantesque et sans équivalent comprenant des organismes gouvernementaux et une myriade de pseudopodes et relais. Les pratiques, interactions ou immixtions des forces/sphères officieuses avec/dans les officielles sont en général plus tardivement et parfois accidentellement révélées au grand public, à travers des documents déclassifiés, des fuites d’information provoquées, des dérapages, délations, divulgations de documents secrets (Wikileaks) et témoignages de « repentis » (affaire Snowden) etc. La difficulté croissante que l’Amérique éprouve à éviter les fuites et à contrôler l’information (cyberpiraterie/espionnage) alors que paradoxalement elle n’a jamais autant déployé de moyens de contrôle et de surveillance sur la planète, constitue l’un de ses défis géopolitiques du XXIe siècle. L’existence d’une dimension occulte derrière tout pouvoir ou État (et qui nourrit notamment l’imaginaire complotiste) constitue, dans notre démarche, la première difficulté dans l’appréciation complète et dans la prospective du leadership, tant celui-ci est le produit d’un ensemble d’actions, de collusions et d’événements, dont seule une partie est émergée. Ainsi, toute information transmise au public est supposée relative et incomplète après être passée par plusieurs filtres.

Risques liés à l’impression de faiblesse et enjeux de la définition de l’ennemi commun

Pour redonner confiance dans le leadership américain et resserrer les rangs autour de lui, le chef du Pentagone, Chuck Hagel a eu recours à la "désignation de "l'ennemi commun", l'Iran, décrit expressément par l'intéressé à ses hôtes ministres de la Défense du Conseil de Coopération de Coopération du Golfe (CCG). Une menace plus théorique que réelle mais qui justifie le renforcement de la coopération militaire entre les USA et les pays de la péninsule arabique AFP/POOL/Mandel Ngan

le chef du Pentagone, Chuck Hagel a appelé les pays arabes à l’unité contre l’Iran et les « menaces qu’il pose » selon l’intéressé entouré de ses hôtes ministres de la Défense du Conseil de Coopération de Coopération du Golfe (CCG) réunis à Djeddah le 14 mai 2014. photo: AFP/POOL/Mandel Ngan.

L’affaiblissement du leadership perçu par le public n’est pas forcément symptomatique d’une défaillance réelle du leader. Cette tendance peut toutefois, en perdurant, suffire à enhardir les rivaux et adversaires du leader, à semer le doute et à créer une crise de confiance chez ses suiveurs qui se répercute sur la cohésion de leur groupe. C’est précisément pour anticiper les effets indésirables d’une telle perception négative, souvent dangereusement auto-réalisatrice, que B. Obama, le secrétaire d’État John Kerry et le secrétaire d’État à la Défense Chuck Hagel ont augmenté la fréquence de leurs navettes dans les pays du Golfe ces derniers mois. Ils ont souhaité rassurer les régimes et leur réaffirmer la solidité de leurs intérêts stratégiques communs et de l’engagement américain à leurs côtés après la forte crispation engendrée par l’abandon du projet d’attaque contre Damas et l’accord intérimaire conclu entre l’Iran et les 5+1. Le leadership américain capitalise traditionnellement sur l’inquiétude qu’inspire cet « ennemi commun » désigné, qu’il soit russe, iranien, nord-coréen ou chinois, et sa diplomatie tend à forcer volontairement le trait pour créer un effet d’entraînement et, rapidement, un phénomène de groupe consolidé qui est la condition sine qua non à l’existence d’un leadership. La coopération militaire/l’armement est la réponse classique américaine qui matérialise la menace théorique qu’elle est censée prévenir ou contrecarrer, et maintient sciemment les tensions vives entre les pôles/camps impliqués. Chaque acteur est conforté dans sa logique auto-justificative par le dénigrement et la défiance que lui voue l’autre. Dans le monde hypermédiatisé, le leader doit être en mesure d’exploiter tout ce qui permet de préserver et de promouvoir une image nationale et internationale qui serve ses intérêts. Ce « tout » est une boîte à outils qui inclut à la fois la vérité et le mensonge (total(e) ou partiel(le)), et toutes les formes de manipulation, de propagande et de censure utilisées pour ne montrer que le meilleur du leader et le pire de l’autre. Vis-à-vis du public, il est fréquent que le leader justifie un mensonge, une dissimulation, une atteinte délibérée à la démocratie derrière l’excuse ou le prétexte de la raison d’État et de la sécurité nationale, pour mieux faire passer la pilule. Les médias, think tanks, groupes d’intérêts, leaders d’opinion participent à cette stratégie de dramatisation, de diabolisation ou de réhabilitation, selon l’objectif visé. Le « spectacle de la Terreur » dont l’équipe de George Walker Bush avait su exploiter les ficelles pour parvenir à ses fins en Irak en 2002, est l’un des exemples de propagande consistant à faire croire aux Américains qu’ils sont arrivés à un moment d’adversité extrême où il n’est plus seulement question de riposte ponctuelle puisque tout le système est supposé basculer (tipping point) et où seule la guerre (et la victoire) peut sécuriser leur patrie et permettre à leur leadership de retrouver son éclat et son autorité. La définition de l’ennemi est volontairement floue et élastique afin de ne pas restreindre le champ de manœuvre. Toutefois, les médias et la communication politique ne font pas de miracles et ne peuvent pas combler toutes les lacunes et masquer indéfiniment les défaillances, les mensonges et les échecs d’un gouvernement, d’une diplomatie et d’une stratégie, surtout à l’ère d’Internet, des médias sociaux et du journalisme participatif qui forment un espace mondialisé, instable et intrusif.

À West Point, B. Obama a resservi l'un de ses discours dans lequel il a plaidé pour un "nouveau style" de leadership traçant une voie intermédiaire entre l'interventionnisme du passé récent et la tendance forte, actuelle, à l'isolationnisme. Deux thèmes traditionnels de la vulgate conservatrice se sont invités : "l'exceptionnalisme" (terme jusqu'alors inédit dans sa rhétorique) auquel il a dit croire "de toutes les fibres de son être" [nb: pour le thème de l'exceptionnalisme US, voir l'article précédent sur ce blog] et, bien entendu, le "leadership" qui doit, selon lui, être guidé par les intérêts de base de la nation américaine autant que par la "dignité humaine" et qui ne conçoit l'usage de la force que de façon juste et proportionnée, quand cela est nécessaire (menace des intérêts vitaux de la nation), même si l'armée reste, selon lui "l'épine dorsale du leadership américain". Crédit photo: Kevin Lamarque/Reuters

À West Point, B. Obama a resservi l’un de ses discours dans lequel il a plaidé pour un « nouveau style » de leadership traçant une voie intermédiaire entre l’interventionnisme du passé récent et la tendance forte, actuelle, à l’isolationnisme. Deux thèmes traditionnels de la vulgate conservatrice se sont invités : « l’exceptionnalisme » (terme jusqu’alors inédit dans sa rhétorique) auquel il a dit croire « de toutes les fibres de son être » [nb: pour le thème de l’exceptionnalisme US, voir l’article précédent sur ce blog] et, bien entendu, le « leadership » qui doit, selon lui, être guidé par les intérêts de base de la nation américaine autant que par la « dignité humaine » et qui ne conçoit l’usage de la force que de façon juste et proportionnée, quand cela est nécessaire (menace des intérêts vitaux de la nation), même si l’armée reste, selon lui « l’épine dorsale du leadership américain ». Crédit photo: Kevin Lamarque/Reuters

Le style Obama face aux déterminants du leadership

Première puissance mondiale (et unique superpuissance globale à ce jour), l’Amérique de Barack Obama semble pourtant, à la lecture de nombreux commentaires et analyses pessimistes et alarmistes parus depuis 2012, peiner à réunir et à consolider un certain nombre de conditions et critères du leadership. Dans son discours prononcé à l’académie militaire de West Point le 28 mai 2014, Barack Obama a voulu contredire « ceux qui suggèreraient que l’Amérique est en déclin et que son leadership dans le monde s’amenuise ». Certes, comme l’a rappelé le président pour appuyer son propos, « l’Amérique a rarement été aussi forte par rapport au reste du monde », ses forces armées sont « inégalées », réduisant infiniment la probabilité d’une menace directe contre elle, son économie demeure « la plus dynamique du monde », ses entreprises sont « les plus innovantes », son indépendance énergétique s’accroît et son pays est le « centre d’alliances de l’Europe à l’Asie inédites dans histoire des nations ». L’Amérique est donc au moins assurée de rester primus inter pares pour les quinze ou vingt prochaines années dans la plupart des domaines, mais cela ne suffit pas nécessairement à maintenir une perception optimale de son leadership. Car une fois que cette image est créée et qu’elle détermine le comportement des suiveurs et du public, le leader doit se montrer à la hauteur de son rang. Le président Obama a tendance à réduire volontiers ce concept aux ressources et capacités, bien sûr déterminantes pour rester une grande puissance mais insubstituables à la dimension immatérielle et aux aspects psychologiques qui concourent à créer et à entretenir l’autorité d’une puissance globale, le respect et la confiance que lui portent ses suiveurs, et dont l’absence ou l’insuffisance peut donner l’impression d’un leadership affaibli en dépit de tous les atouts qualitatifs sus-mentionnés.

Des éléments essentiels et invariables forment en quelque sorte le quadrilatère du leadership dans les relations entre États : la vision, la stratégie, l’influence/persuasion et l’anticipation/adaptation. La source et condition fondamentale du leadership à travers laquelle il va se déployer est la vision (autrement dit la capacité de voir les choses de loin, plus loin dans le temps et l’espace, par laquelle le leader se démarque des autres acteurs). Mais tout aussi déterminante est la capacité du leader de transmettre clairement son projet pour créer un ordre durable qui matérialise sa vision, s’ancre déjà dans la réalité du présent et lui permet de conserver une longueur d’avance sur les autres dans les domaines essentiels de la puissance. Il doit être apte à faire constamment adopter ses préférences (qui peuvent être changeantes) en persuadant les suiveurs, avec plus ou moins de subtilité, que ce qui est dans son intérêt est aussi bon pour l’intéret général. Même si un leader a une vision claire du futur qu’il veut bâtir – postulat qui peut être librement discuté dans le cas de B. Obama -, il est toutefois naturel que subsiste un écart entre le monde tel qu’il le pense et ce que les suiveurs croient avoir compris de la vision qu’il leur communique. Le leadership est une construction permanente où l’adhésion du groupe n’est jamais définitivement acquise car les sociétés, leurs attentes, besoins et représentations du pouvoir évoluent eux-mêmes sans cesse. L’éthique et la communication sont autant de dispositions et de qualités inhérentes au leader (qui s’ajoutent au charisme inné chez le leader humain) que d’axes et moyens à travailler pour rester persuasif et maintenir la confiance et la cohésion.

L’expérience de B. Obama montre que l’appréciation d’une approche stratégique et décisionnelle peut changer d’une situation à l’autre, alors que ladite approche reste la même dans les deux cas. Ainsi, dans le Moyen-Orient de 2014 en ébullition (et aux relents d’anarchie), la vision de B. Obama est restée sensiblement identique à ce qu’elle était en 2008, sa personnalité également (il aura très peu bifurqué de sa ligne), mais sa popularité et sa crédibilité se sont pourtant considérablement érodées. « Obama I » puis « II » n’a pas proposé de vision dynamique dans la durée, n’a pas démontré sa capacité constante d’anticipation (des difficultés et des obstacles), d’adaptation situationnelle et de transformation – critère fondamental permettant au meneur de continuer à se ménager une position d’autorité consentie et son primat dans un environnement façonné à cette fin. Cette réalité n’est pas immuable puisqu’elle n’est pas à l’abri de facteurs de déclin internes et externes. Le leader doit par conséquent s’illustrer par son aptitude à prévoir l’évolution du système qu’il a forgé. Les événements du « Printemps arabe » jusqu’à l’incertitude irakienne peuvent tout à fait servir de cadre et d’illustration à l’application de ces principes de base dans un contexte de transformation brutale où une variable situationnelle bouleverse l’équilibre d’un système globalement sous contrôle du leader, tel un « effet papillon » où, par une relation de cause à effet, l’immolation d’un jeune tunisien désespéré aboutit à une déferlante jihadiste au Moyen-Orient, comme, près d’un siècle avant lui, le coup de pistolet d’un jeune serbe faisait basculer le monde entier dans la Der des Ders. Bien entendu, ces deux histoires sont différentes même si elles débutent par un acte de révolte d’un citoyen ordinaire contre un système oppressif. Elles se rapprochent encore davantage si l’on considère que toutes les conditions étaient déjà réunies pour une explosion de la violence et du chaos dans les deux contextes. Quand survient ce genre d’événement catalyseur, le leader ne doit pas uniquement s’atteler à en atténuer les effets indésirables, mais réfléchir aux moyens d’en tirer un avantage stratégique durable (capitaliser sur les tendances) et, dans la mesure du possible, de rendre la situation meilleure d’un point de vue moral que ce qu’elle était avant les bouleversements. En effet, à la différence du tyran qui ne s’en soucie guère ou peut s’en passer, le leader doit nécessairement préserver son ethos. Cette tâche n’est pas aisée car le leader se voit constamment soumis à un jeu d’équilibre entre la morale et les intérêts, et s’efforce à chaque étape de présenter à l’opinion publique et aux suiveurs un plan d’action conforme à l’éthique qui a contribué en grande partie à l’ériger en meneur et référent. La solidarité et la coresponsabilité constituent, avec le phénomène de groupe évoqué tantôt, l’autre condition sine qua non au leadership.

La communication d’Obama : idéalisme et performativité, parfois jusqu’au déni

Une des nombreuses caricatures où B. Obama est représenté en un nouveau Moïse, totalement indécis, ne sachant pas quelle direction prendre. L'oncle Sam, excédé pense "Voici venue la partie des 40 ans d'errance dans le désert". Une situation qui n'est pas évoquer la gestion de la crise égyptienne où Obama II semblait incapable de se positionner clairement par rapport au coup d'État des militaires et à la manière de traiter avec le pouvoir intérimaire du général putschiste Al-Sissi (auteur : Jerry Holbert pour le Boston Herald).

« Obama  guide la politique américaine à travers l’Égypte ». Il s’agit d’un des nombreux dessins satiriques parus ces dernières années où B. Obama est représenté en Moïse, mais totalement indécis. Ne sachant pas quelle direction prendre, celui-ci suggère « peut-être devrions-nous errer dans le coin.. ». L’oncle Sam qui le suit, excédé, pense : « voici venue la partie des 40 ans d’errance dans le désert ». Une situation qui évoque la gestion de la crise égyptienne de 2013 où Obama II semblait incapable de se positionner clairement par rapport au coup d’État des militaires et à la manière de traiter avec le pouvoir intérimaire du général putschiste Al-Sissi. Auteur : Jerry Holbert pour le Boston Herald.

l’agenda de politique étrangère du président Obama l’avantageait à ses débuts, suscitant dans son pays et à l’étranger l’espoir d’une nouvelle Amérique, et partant, de relations internationales (R.I.) rénovées, avant de très vite devenir son principal point faible. Le candidat de 2008, porté par l’élan de grandeur et par la fougue de ses supporters, se croyait, sans doute sincèrement, capable de relever les défis du monde avant de se confronter à la complexité de la réalité. L’ambition, trop forte au départ, a très rapidement viré au pragmatisme presque excessif. Le premier président américain noir, élevé en figure providentielle, n’a pas apporté la révolution escomptée et a été contraint de s’adapter brutalement à de nombreux et puissants facteurs limitatifs. Malheureusement, après l’adaptation, il n’a pas su se réinventer, ce qui lui a été bien plus dommageable. B.Obama avait voulu placer la barre trop haut avec ses discours truffés de références philosophiques et d’aphorismes bien sentis, empruntés à de grands personnages mais finalement répétitifs et sans grande prise avec le réel, et à côté desquels ses résultats diplomatiques ne pouvaient que faire pâle figure. Si ses discours officiels célébratifs ont gardé les mêmes envolées rhétoriques idéalistes qu’à l’époque où il était candidat, son action, quant à elle, s’est enferrée dans un réalisme des plus ternes et apathiques. Ce faisant, son talent d’orateur n’a plus suffi à convaincre, encore moins à ressusciter l’enthousiasme. Sa vision des R.I., à force d’être étirée et diluée pour obtenir la plus large adhésion, mais aussi à force d’essuyer des revers et déconvenues, a perdu en caractère, conviction et efficacité.

Chez B.Obama, le discours reste, contre vents et marées, optimiste et performatif (où le locuteur voudrait que l’action s’accomplisse par le simple fait de son énonciation) et a tendance à se substituer à l’action réelle. Qu’on l’apprécie ou pas, force est de reconnaître que le président est à l’aise dans cet exercice même s’il ne va, souvent, guère plus loin que ses procédés directifs et déclaratifs. Plus le monde se dégrade et plus ce discours, où le « dire » et le « faire » se confondent, paraît décalé. Bien plus inquiétant pour un leader à la tête de la première puissance  est le déni du réel dans lequel son emphase lénifiante finit par l’enfermer. Le président semble parfois ne plus vouloir voir les faits tels qu’ils sont ou préfère ignorer ceux qui ne collent pas à sa vision et à son intuition. Ainsi, répondant à la Maison Blanche le 11 juin 2014 à quelques questions adressées par des utilisateurs de « Tumblr », ce dernier a dit une phrase étonnante sur le même mode des discours d’autorité qui caractérisait sa communication de campagne et qui confine à l’angélisme, tant son auteur semble détaché du monde qu’il décrit : « le monde est moins violent qu’il ne l’a jamais été. Il est plus sain qu’il ne l’a jamais été. Il est plus tolérant qu’il ne l’a jamais été. Il est mieux alimenté que jamais. Plus éduqué que jamais ». Une déclaration qui intervient alors que les guerres, le terrorisme, la radicalisation/l’extrémisme, les persécutions religieuses, la misère et les crises humanitaires font rage en Ukraine, Syrie, Libye, Irak, Palestine, Afghanistan, Pakistan, Birmanie, Centrafrique, Mali, Niger, Tchad, RDC, Nigeria, Éthiopie, etc., et que l’Amérique a pris peu de mesures pour protéger ou atténuer les souffrances de leurs victimes civiles. Indirectement, ce discours est l’aveu d’une réelle panne stratégique qui ne se borne pas qu’au Moyen-Orient, d’un échec cuisant, d’une tétanie et d’un choix de fuir une réalité globale désormais incomparablement plus complexe et inextricable qu’en 2009.

Cheney 28-05-2014

« Barack Obama est un très, très faible président, certainement le plus faible que j’aie vu de mon vivant » a déclaré l’ancien vice-président néoconservateur Dick Cheney sur Fox News le 28 mai 2014, en réaction au discours du président à West Point. Très offensif, l’intervenant a affirmé que des gens au Moyen-Orient lui ont dit être « absolument convaincus que le leadership de B. Obama a dramatiquement réduit la capacité de l’Amérique à mener et à influencer dans cette partie du monde » […] « Nous avons un problème de faiblesse dont le centre se trouve à la Maison Blanche. » a-t-il ajouté. D. Cheney s’en est pris à sa décision de retirer totalement les troupes US d’Afghanistan en 2016 au lieu de négocier un accord pour maintenir des troupes dans le pays : […] « C’est stupide, imprudent, et ne fera que renforcer l’idée que nous sommes faibles, que nous avons un chef qui ne comprend pas les obligations et engagements des États-Unis à travers le monde et qui n’est pas disposé à les remplir […] Il [Obama] ignore totalement ce pourquoi nous avons été en Afghanistan, comme s’il n’était pas là quand a eu lieu le 11 septembre ».

Une variation attrayante mais infructueuse autour de la transformation

L’un des marqueurs de l’Obama’s Way est évidemment son rejet de l’idéologie et des méthodes des néoconservateurs de l’ère G.W Bush ayant abouti au déclenchement, sans nécessité ni base légale, de la seconde guerre d’Irak, première étape d’un vaste projet, purement théorique, de transformation ou démocratisation forcée de la région, dont les effets négatifs perdurent. Cette vision pétrie (ou ornée) de messianisme a été ressentie comme relevant d’un impérialisme agressif par les peuples du M.-O. En voulant se démarquer coûte que coûte de cette doctrine impopulaire à l’intérieur et à l’extérieur, par conviction profonde ou par démagogie [chacun est libre de porter le jugement qu’il souhaite], B. Obama a, en tous cas, adopté l’attitude inverse en défendant un « leadership amical » qui s’inscrit dans le réalisme politique, relativiste et progressiste. Ce qui l’a conduit en matière de diplomatie à s’appuyer sur un discours multilatéraliste présupposant l’abandon de toute volonté américaine de façonner le monde à son image, encore moins en utilisant la force. Mais cela constitue-t-il pour autant un gage d’amélioration du système? Qu’en est-il dans les faits?

En dépit de la grande place accordée à la coopération internationale, l’idée de transformation systémique en elle-même (sans parler des moyens de l’accomplir) n’est pas formellement abandonnée dans le discours de B. Obama (bien au contraire) mais une telle politique apparaît plus abstraite dans son exécution, moins directement et beaucoup plus lentement opérative et son rendement n’est pas toujours immédiatement évident. La transformation du monde doit être favorisée, dans l’optique d’un réaliste comme B. Obama, par les partenariats, le dialogue, le respect des différences culturelles et des souverainetés. Ce qui nécessite de consacrer plus de temps et d’efforts au dialogue et aux négociations qu’il n’en faudrait pour une transformation forcée et brutale, comme celle que les néoconservateurs ont privilégiée par le passé. Les É.-U., pour B. Obama, ont vocation à rester les meneurs, naturellement (via un smart power ou « puissance intelligente » qui est en quelque sorte une déclinaison rénovée, plus équilibrée et contextualisée, du soft power), en montrant explicitement la voie à suivre dès lors qu’ils s’efforcent d’exemplifier la morale, d’agir dans le respect du droit international, d’inspirer le monde en usant de leur puissance à bon escient, avec sagesse et discernement, au service des droits de l’homme, du progrès, de la démocratie et de la paix. Le smart power peut être considéré comme une idée qui induit une séquence ou une articulation des outils des soft et hard power, mais qui commence par déployer des moyens doux et séduisants avant de recourir à la force si les moyens précédents s’avèrent inefficaces. Bref, le smart power n’exclut aucune option, mais au contraire, intègre de nouvelles données du monde multipolaire et cet effort doit se traduire par des stratégies intégrales où la pratique de la diplomatie et l’usage de la force doivent toujours s’efforcer de rester rationnels et d’éviter les dérives idéologiques. L’idée de smart power a été émise la première fois en 2004 par Suzanne Nossel dans un article publié dans Foreign Affairs, avant de faire l’objet en 2006 d’une théorisation plus aboutie dans un rapport d’une commission du think tank CSIS élaboré par Joseph Nye et Richard L. Armitage et intitulé « A smarter, more secure America« . Bien qu’il appelle au « partage du poids et du prix du leadership« , B. Obama reste cependant convaincu (en considérant uniquement ses discours prononcés à l’intérieur) qu’aucune autre nation n’est en mesure d’accomplir cette tâche : « L’Amérique doit toujours montrer la voie sur la scène internationale. Si nous ne le faisons pas, personne ne le fera » (sic). Par les principes qui guident ses choix stratégiques et ses moyens « intelligents » mis en œuvre, l’Amérique doit redevenir non seulement une « puissance exemplaire » mais aussi une « puissance intelligente ». En théorie séduisante par sa modernité, sa tempérance, sa rationalité et son approche participative et tolérante, cette conception du leadership qui a tout pour rendre le monde meilleur n’a pourtant, en pratique, ni permis de pacifier ou d’améliorer la stabilité du M.-O. (les foyers de crise et de conflit que l’on y recense sont plus nombreux et sanglants que sous la présidence de G.W. Bush), ni fait avancer d’un iota le processus de paix israélo-palestinien, ni créé de dialogue constructif, amical, détendu et constant avec la Russie et la Chine; ni fait progresser la démocratie dans le monde par le dialogue, les échanges et l’incitation. Le leadership promu par le président Obama est-il le seul facteur en cause ? Quid des autres responsabilités et forces agissantes?

« Obama II » : leadership endurci, Kennan mis de côté

Il eût été judicieux que le président Obama ne retienne pas uniquement de la pensée éclairée de George Kennan les principes d’endiguement des adversaires de l’Amérique et de réduction de ses entreprises militaires à l’étranger, mais s’inspire aussi de la flexibilité, de l’adaptation et de la compréhension de l’autre dans la conduite de la politique étrangère (le véritable smart power en somme) que préconisait le célèbre penseur et théoricien des relations internationales. À sa décharge, le président ne semblait pas, à ses débuts, manquer de ces bonnes dispositions, traduites dans sa politique intérieure par une alternance dynamique entre la coopération et la compétition avec les congressmen en fonction de sa perception des moyens d’atteindre efficacement ses objectifs. Par dépit, et sous les coups de plus en plus violents d’une opposition qui aura rarement été aussi implacable envers un président en raison de ses valeurs très libérales, de sa politique économique de gauche et de sa réforme de santé, B. Obama a progressivement été amené à durcir son leadership. Sa manière de gouverner est devenue un peu plus solitaire et injonctive, B. Obama choisissant de légiférer de nombreuses fois par décrets présidentiels (executive orders), donc sans avoir à passer par le Congrès afin de faire progresser tant bien que mal certains projets systématiquement bloqués par les législateurs républicains. Sur la scène internationale, l’effort de coopération ou la « main tendue » à ses ennemis n’a pas été constant et concluant, car peu soutenu ou carrément entravé de l’intérieur, nonobstant l’amorce de négociations sérieuses avec l’Iran sur son programme nucléaire dont la réussite et, au delà d’une signature, sa pérennité après Obama II, restent hypothétiques. Ses difficultés à rester longtemps conciliant ont été proportionnelles à la force des courants contraires incarnés par les lobbies et particulièrement concentrés sur des sujets sur lesquels les résistances restent les plus fortes (Israël et la vente d’armes arrivent certainement en tête de liste). Ce faisant, la flexibilité et l’ouverture promues par B. Obama ont été à géométrie variable, son approche est devenue factuellement statique, « passive-agressive » et limitée en ce qui concerne le dialogue avec les ennemis de l’État hébreu et les relations avec la Russie. Pourtant, en 2012, le président tablait expressément sur un second mandat, pensant que sa reconduction lui octroierait « plus d’espace et de flexibilité » dans sa politique étrangère afin de favoriser une entente avec la Russie sur le contentieux de la défense antimissiles européenne (comme il l’avait glissé à l’oreille de son homologue russe Dimitri Medvedev, tandis qu’ils étaient inadvertamment enregistrés par un micro ouvert lors du sommet sur le nucléaire à Séoul, le 26 mars 2012). Force est de constater que la fin du monde bipolaire n’a pas arrêté l’expansion (ou du moins la perception menaçante) de la machine otanienne vers l’Est de l’Europe. La logique d’encerclement de nature à raviver le nationalisme russe susceptible à son tour de faire renaître une nouvelle guerre froide contre laquelle G. Kennan mettait en garde le leadership américain à la fin des années 1990, perdure. Jusqu’à la fin de sa vie, ce dernier ne cessa d’inviter ses compatriotes à mieux comprendre l’histoire et les ressorts psychologiques des Russes plutôt que de persister dans un rapport de force humiliant et contreproductif, bien qu’entrecoupé depuis vingt ans de quelques phases de coopération aux très maigres acquis.

Invité à l'émission de Jay Leno, "Tonight Show" le 25 octobre 2011, B. Obama a assuré n'avoir jamais employé l'expression "leading from behind" dont les médias se sont emparés et qui a été repris en chœur par les républicains pour ridiculiser l'approche multilatérale du président en politique étrangère. Le président a ajouté qu'en Libye, l'Amérique a, au contraire, "dirigé de l'avant, à travers les Nations Unies et l'OTAN". La Maison Blanche et le porte parole du National Security Council se sont fendus d'un communiqué apportant un démenti à l'affirmation du journaliste du New Yorker, Ryan Lizza (qui utilisa le premier cette expression dans un article paru en mai de la même année), selon laquelle ces trois mots lui auraient été soufflés par un officiel de la Maison Blanche. (crédit photo : AP/Susan Walsh)

Invité à l’émission de Jay Leno, Tonight Show, B. Obama assura n’avoir jamais employé l’expression « leading from behind » dont les médias se sont emparés (et qui fut ensuite reprise en chœur par les républicains pour mieux ridiculiser l’approche multilatérale du président en politique étrangère). Le président ajouta qu' »en Libye, l’Amérique a dirigé de l’avant, à travers les Nations Unies et l’OTAN […] Nous avons introduit la résolution des Nations Unies qui nous a permis de protéger les civils en Libye où (Mouammar) Kadhafi menaçait de les massacrer […] Ce sont nos extraordinaires hommes et femmes en uniforme, nos pilotes qui ont pris leurs systèmes de défense aérienne, mis en place une zone d’exclusion aérienne. C’était nos gens de l’OTAN qui aidaient à coordonner l’opération là-bas. » Crédit photo : AP/Susan Walsh.

Le leading from behind  : le contre-exemple du leadership aux yeux des anti-Obama

La tiédeur consensuelle et le minimalisme de B. Obama dans sa politique étrangère au Moyen-Orient et en Europe centrale fait partie des points qui enflamment le débat bipartisan depuis son élection. Le président Obama n’est pas que la cible de critiques émanant de figures intellectuelles et politiques de la droite conservatrice. Les néo-réalistes, néo-marxistes et néo-libéraux critiquent eux aussi, avec divers arguments, ses hésitations et promesses non tenues, mais ne nourrissent pas les mêmes attentes et ne préconisent pas les mêmes solutions en matière de PE que celles des néoconservateurs. En 2008, durant sa première campagne présidentielle l’opposant à John McCain, B. Obama fut décrit par le défunt Christopher Hitchens, fameux essayiste, journaliste et polémiste américano-britannique qui se revendiquait marxiste, comme « insipide, hésitant, sans tripes« . Celui-ci raillait fréquemment ses beaux discours très applaudis, mettant  notamment les lecteurs au défi de trouver une phrase mémorable dans son premier grand discours à l’étranger, prononcé à Berlin, le 24 juillet 2008. B. Obama, prévenait-il, ne pouvait en aucun cas incarner le changement puisque, en outre, il faisait partie du parti démocrate que le journaliste qualifiait de « parti du statu quo« . L’auteur le soutint néanmoins face à son rival républicain qualifié de « sénile ». Les néoconservateurs comme le très influent journaliste d’opinion  Charles Krauthammer – qui ne manque aucune occasion d’épingler sa « politique du retrait » -, n’ont cessé de vitupérer contre la faiblesse visible de l’action du président Obama, son manque d’autorité et de volontarisme, ses atermoiements et son mode d’intervention qui évite l’approche directe, dit du leading from behind (« leadership par l’arrière », « en retrait » ou « en coulisses » selon les traductions) inauguré par l’opération militaire en Libye et jugé oxymorique par les partisans de l’interventionnisme et de l’hégémonisme, ou tout simplement par ceux qui estiment que l’Amérique doit rester au premier plan, agir en meneuse et le faire savoir. C’est un journaliste du New Yorker, Ryan Lizza, qui a rendu célèbre ces trois mots dans un article paru le 2 mai 2011. Ceux-ci lui auraient été soufflés par un officiel de la Maison Blanche dont l’identité est restée anonyme. Considérant l’opération en Libye comme un grand succès politique et tactique pour l’Amérique, le président Obama s’était d’ailleurs félicité sur le plateau de l’émission Tonight Show du 25 octobre 2011 d’avoir pu organiser la communauté internationale, obtenir à la fois le mandat de l’ONU pour l’opération et l’implication des pays arabes. La mise à contribution de la communauté internationale avait permis, disait-il, de minimiser la contribution financière (s’élevant à un milliard de dollars) des États-Unis, par opposition au coût faramineux de l’aventure des républicains en Irak de plus de mille milliards de dollars. Et ce, sans avoir à déployer une seule troupe au sol et à déplorer le moindre soldat tué. Cette « recette pour le succès à l’avenir » (dixit B.Obama) combinant multilatéralisme et approche militaire à empreinte légère (small / light footprint), donc à coût humain et matériel réduit, bien qu’elle constitue un modèle rationnel et optimal d’action interarmées et internationale, n’offre pas la garantie de pouvoir être reproduite avec le même succès sur des théâtres beaucoup plus compliqués, comme la Syrie et l’Irak, qui nécessiteraient l’élaboration de concepts opérationnels adaptés et la coordination de composantes terrestres et aériennes (et l’Amérique ne possède pas, pour le moment, au sol d’alliés pouvant remplir cette tâche). L’État irakien, en très grande difficulté depuis juin 2014, n’a jusqu’à présent eu droit qu’à un plan d’assistance indirecte et pour le moins timorée, de la part de Washington, même si une action collective otanienne reste envisageable à courte échéance.

Barack Obama, réactivateur (malgré lui?) de l’occidentalisme défensif

Profitant du refroidissement des relations égypto-américaines durant la période intérimaire (post-Morsi) et le gel de la livraison des armes américaines à l'État égyptien, la Russie a engagé depuis novembre 2013 des négociations afin d'accélérer la coopération militaire et militaro-technique avec cet ancien partenaire de la guerre froide. Sur la photo : le maréchal Abdel Fatah al-Sisi s'entretenant avec le ministre russe des Affaires étrangères Sergeï lavrov et le ministre russe de la défense, Sergeï Shoigu, durant leur rencontre à Moscou en février 2014 où ils ont signé des contrats pour plus de 3 milliards de dollars pour 3 milliards USD (crédit : AFP)

Profitant du refroidissement des relations égypto-américaines et du gel de la livraison d’armes au gouvernement intérimaire dirigé par le Maréchal al-Sissi après le coup d’État du 3 juillet 2013, la Russie avait engagé des négociations dès le mois de novembre 2013 en vue d’accroître sa coopération militaro-technique avec le Caire. Sur la photo : Abdel Fatah al-Sisi s’entretenant avec le ministre russe des Affaires étrangères Sergeï Lavrov et le ministre russe de la Défense Sergeï Shoigu, lors d’une rencontre à Moscou le 13 février 2014 où ont été signés des contrats pour plus de 3 milliards USD, portant sur l’achat de divers armement, dont des avions de chasse Mig29M/M2, des hélicoptères et des systèmes de défense antiaérienne. photo : AFP

Le commentateur politique Charles Krauthammer se défend de l’étiquette de va-t-en-guerre que B. Obama cherche à coller à ses adversaires républicains interventionnistes en les décrivant « grotesquement comme des gens qui pensent que l’intervention militaire est la seule façon d’éviter que l’Amérique paraisse faible » (sic). Ce dernier accuse plutôt l’absence de réaction de Washington à la hauteur des pressantes demandes d’assistance militaire et de livraison d’armes émises par le président Petro Porochenko contre les séparatistes de l’Est de l’Ukraine et, auparavant, par la rébellion syrienne (l’Armée syrienne libre/ASL), la condamnant ainsi à être balayée par l’armée loyaliste et par les jihadistes. Il ne s’agit donc pas nécessairement de retomber dans un « scénario à l’irakienne » auquel le Congrès et l’opinion seraient de toute façon majoritairement hostiles. Les républicains russophobes qui livrent un diagnostic négatif similaire à celui de C. Krauthammer devraient pourtant admettre et a priori se réjouir que l’attitude de B. Obama vis-à-vis de la Russie, si elle n’est pas la plus démonstrative et virile de l’histoire américaine, permette toutefois de redynamiser l’OTAN, ramenée de nouveau à sa mission originelle d’indispensable bouclier assurant la sécurité collective – mission du reste tactiquement beaucoup moins coûteuse et risquée que les interventions hors sécurité collective, c’est-à-dire menées à l’extérieur de l’Europe (opérations de maintien de la paix) qui exigent des principes et moyens réformés et accrus. La façon dont B. Obama gère le problème ukrainien qui consiste à augmenter graduellement la pression sur la Russie mais sans atteindre le point de rupture est de nature à renforcer l’euro-atlantisme à la périphérie caucasienne en réaction à une Russie à cran face au « chiffon rouge » qu’on lui agite et replacée dans son rôle classique d’antithèse néo-soviétique faisant repoussoir au leader américain bienveillant et protecteur. Les sanctions contre la Russie, si elle venaient à se durcir, affecteraient bien entendu les deux camps (bien que plus lourdement la Russie) et ne serviraient qu’à pousser chacun d’eux à renforcer sa posture défensive et à alimenter perpétuellement une confrontation d’arrière garde, au seul bénéfice des Américains. B. Obama a dû se rendre à l’évidence que, à rebours de sa vision kantienne, l’Amérique a besoin d’un ou d’ennemi(s) ou de s’en construire, afin que sa puissance ne soit jamais perçue comme vaine. Sortir de cette dynamique teintée de paranoïa militariste signerait la fin de l’OTAN et le lent glissement de la suprématie militaire de l’Occident vers l’Est (jusqu’à la Chine). L’Europe ne peut, à elle seule, soutenir cette suprématie alors qu’elle peine déjà à bâtir sa défense commune. Sans l’impressionnante projection de puissance de l’Amérique qui rend sa géopolitique globale, son industrie militaire perdrait nettement de son prestige et aurait plus de difficulté à se positionner aussi avantageusement sur le marché mondial des armes face aux progrès militaires et à la concurrence croissante des BRICS. Le style de son leadership a beau emprunter une direction moderne, la puissance américaine continue d’obéir à une logique plus archaïque et de répondre à sa propre nécessité. Le président est dans une position où il doit tenter d’atténuer les contradictions et de concilier tant bien que mal les deux dimensions.

Sous Obama, la continuité assurée malgré les apparences

Le danger présumé que représente la Russie, acteur qui peut influer sur le cours de l’histoire, tant au Moyen-Orient (où elle entretient des liens étroits avec Téhéran et Damas) que dans sa sphère d’influence post soviétique/continentale, donne, aux yeux des néoconservateurs, toute sa raison d’être à la relance du programme de bouclier antimissiles européen auquel ces derniers sont fermement attachés. Une telle impasse, en s’éternisant, a néanmoins l’inconvénient de pousser la Russie à chercher de nouvelles voies vers son autonomie alimentaire, à diversifier et à approfondir ses échanges commerciaux, énergétiques et militaro-techniques avec des pays comme la Chine, l’Iran, l’Inde, le Brésil mais également avec des alliés arabes traditionnels de Washington comme l’Égypte de laquelle Moscou continue de se rapprocher depuis fin 2013. Face aux critiques internes, des plus pertinentes aux plus politiciennes et malveillantes, le président Obama reste impassible et garde une ligne de défense statique qui pourrait être qualifiée de facile, en se mettant dans la peau du « visionnaire incompris ». Il abuse volontiers de cette ligne et claironne non sans une pointe d’arrogance que s’il n’agit pas comme ses adversaires américains l’exigent, c’est parce qu’il « comprend mieux qu’eux le « sens de l’histoire » et se place du « bon côté de l’histoire » (expression à la définition sibylline et à l’occurrence élevée dans ses discours) et ne retombera pas dans le piège d’un nouvel engrenage militariste. Malgré la situation catastrophique du Moyen-Orient et la déception d’une majorité d’Américains vis-à-vis de la politique étrangère de leur président révélée par les sondages, B.Obama n’est pas encore désavoué et sa cote de popularité reste malgré tout plus élevée que celle des républicains. Ces derniers jouent pleinement leur rôle d’opposants en critiquant sa méthode (pour eux, jamais assez dure ni envers Poutine ni envers Téhéran et Damas) mais rien ne permet d’affirmer qu’ils soient en désaccord sincère sur le fond de sa politique étrangère, d’autant qu’aucun des piliers de la puissance américaine n’a été ébranlé durant ses deux mandats. La continuité d’une histoire ou destinée américaine qui transcende les lignes partisanes est assurée. Le mélange d’idéalisme et de réalisme dans le discours de B. Obama est censé être sécurisant et démagogiquement porteur, donnant le sentiment que le président agit sciemment pour préparer l’avenir quitte à déplaire et à devoir lutter contre tous pour y parvenir, alors même qu’il ne peut, en pratique, capitaliser à l’heure actuelle sur aucun succès tangible qui laisserait entrevoir à quoi pourrait bien ressembler cet avenir. Aucune perspective ne semble innovante et réjouissante. Ce dernier n’a plus d’illusion sur le monde et sur sa capacité (quand bien même il en aurait la volonté) à le transformer. Sa politique, essentiellement composée de choix tactiques et très rarement préventifs, en témoigne d’ailleurs depuis la fin de son premier mandat.

Le poids des logiques partisanes dans le jugement du leadership de Barack Obama

Dans ses nombreuses interventions sur Fox New et billets signés dans le Washington Post, C. Krauthammer étrille régulièrement la politique étrangère de B. Obama. Selon lui, le président attribue à tort les affirmations déclinistes à une mauvaise interprétation de l'histoire ou à des logiques partisanes, alors que la plupart des complaintes émanent des alliés de l'étranger qui n'ont que faire du débat interne (partisan). Leur inquiétude concerne leur propre sécurité, d'autant lorsqu'ils voient le président entreprendre plusieurs abdications, de Varsovie à Kaboul [in"Emptiness at West Point", WP, 29 mai 2014]. Krauthammer est également très critique de la situation actuelle de l'Irak qui s'est dégradée sous Obama et n'a pas su consolider les gains sécuritaires laissés en 2008 par G.W Bush et D. Petraeus [in "Abdication has a price, WP, 19juin 2014]

Dans ses nombreuses interventions sur Fox News et ses billets signés dans le Washington Post, C. Krauthammer étrille quotidiennement la politique étrangère de B. Obama. »le président attribue, selon lui, à tort les affirmations déclinistes de ses détracteurs à leur mauvaise interprétation de l’histoire ou à de la politique politicienne, alors que la plupart des complaintes émanent des alliés de l’étranger qui n’ont que faire du débat interne (partisan). Leur préoccupation concerne leur propre sécurité, et il s’inquiètent lorsqu’ils voient le président entreprendre plusieurs abdications de Varsovie à Kaboul » [in »Emptiness at West Point », WP, 29 mai 2014]. C. Krauthammer est également très critique de la situation actuelle de l’Irak qui s’est dégradée sous Obama, car ce dernier n’aurait pas su consolider les gains sécuritaires laissés en 2008 par G.W Bush et D. Petraeus [in « Abdication has a price« , WP, 19 juin 2014]

     Les républicains néoconservateurs farouchement anti-Obama qui critiquent sa vision du leadership semblent généralement se baser sur une construction conceptuelle erronée ou simpliste, ou usent d’arguments à l’honnêteté parfois douteuse. C’est le cas notamment lorsqu’ils feignent de confondre la retenue et la modération (pour lesquelles plaide B. Obama) avec l’isolationnisme – isolationnisme qui serait d’ailleurs tout à fait impossible à envisager par tout esprit raisonnable et ayant un minimum de conscience géopolitique, à plus forte raison par une grande puissance prépondérante dans le système international actuel. Par ailleurs, ce « néo-isolationnisme » dont l’administration Obama se défend, se trouve chez une frange de la droite dont la pensée se résume à « l’Amérique d’abord » et qui, d’après les médias, semble gagner du terrain dans le contexte actuel même s’il est encore trop tôt pour y voir un mouvement de fond qui fera renouer durablement l’Amérique avec sa plus ancienne tradition de politique étrangère (qui perdura du début du XIXe siècle jusqu’à la guerre 14-18, puis dans l’entre-deux-guerres). Le clivage n’est pas uniquement bipartisan (républicains versus démocrates) puisque les deux familles se scindent à l’intérieur entre les interventionnistes et isolationnistes. Chez les républicains, une frange de tradition jacksonienne et populiste a adopté cette ligne néo-isolationniste. Cependant, sur un certain nombre de questions et principes, les cloisons sont poreuses, et l’on peut trouver des traits du jacksonisme chez des néoconservateurs interventionistes. Cette frange dite isolationniste est représentée par des personnalités comme Sarah Palin, égérie du Tea Party, dont la base électorale possède une culture internationale quasi-nulle et s’intéresse peu ou pas du tout à ce qui se passe hors des États-Unis (néanmoins cela n’écarte pas chez ces jacksoniens néo-isolationnistes la volonté de maintenir une puissance militaire imposante et de clamer leur attachement aux armes à feu).L’accent sur la préférence nationale, l’identitarisme, l’immigration/la sécurité des frontières et l’indépendance stratégique rapproche le Tea Party du Front national présidé par Marine Le Pen. Mais la comparaison s’arrête là puisque les traditions, l’histoire de ces deux formations et la composition politique de leus pays respectifs ont, bien entendu, peu de choses en commun.

Symptômatique d’une baisse d’appétit pour les interventions militaires, fin 2013, les sondages donnaient la majorité des républicains du Congrès opposée ou hésitante (un nombre même supérieur à celui des démocrates pro-intervention) au projet de B. Obama d’engager des représailles militaires contre le régime de Bashar-al Assad. Pour Barack Obama, il s’agissait surtout de montrer qu’il respectait la procédure parlementaire, qu’il n’irait pas en guerre seul et sans concertation, mais qu’il était prêt à prendre ses responsabilités et à aller jusqu’au bout, même si son administration n’avait évidemment aucun intérêt à entamer une nouvelle guerre contraire à la stratégie de « désescalade » sur laquelle le président avait mis l’accent pour son élection. Il est toutefois difficile d’évaluer dans cette tendance idéologique (isolationniste) la part de conviction et la logique/posture partisane et d’obstruction dans laquelle les adversaires de B. Obama se sont placés, principalement pour lui faire payer sa politique sociale et budgétaire et son attitude jugée peu amicale envers Israël. En d’autres termes, que B. Obama veuille intervenir militairement ou s’abstenir de le faire, les républicains, prompts à l’accuser de tous les maux de l’Amérique et bien décidés à lui faire barrage, ne manqueront de saisir aucune occasion à cet effet, sauf s’il en va bien entendu directement des intérêts nationaux de base et si la sécurité des Américains est critiquement menacée.

Domination solitaire et multilatéralisme autoritaire : les confusions récurrentes

Sur le plan théorique, les néoconservateurs comme J. McCain (dont la ligne s’est durcie) ou Lindsey Graham, voient leur idéologie en recul. Ils entendent le leadership américain comme un statut exceptionnel obéissant essentiellement au principe de domination et de puissance, privilégiant l’action unilatérale et se focalisant sur le hard power (« puissance dure ») qui implique l’utilisation de moyens économiques et militaires pour imposer la volonté de l’Amérique et préserver ses intérêts à court terme, sans estimer devoir se justifier et rendre des comptes à qui que ce soit. Les tenants de cette vision « cow-boyesque » et solitaire sont plus enclins à vouloir imposer leurs valeurs et règles au monde qu’à partager leurs intérêts avec lui. De ce fait, ils confondent le leadership avec une hégémonie aux forts accents guerriers et parfois impérialistes, n’hésitant pas à éliminer un ennemi et à envahir son pays pour une durée déterminée (mais pas de façon définitive). À l’instar de la puissance impérialiste, la puissance hégémonique, même en étant globale, reste autocentrée et solitaire, dénuée d’altruisme, préoccupée par ses seuls intérêts et sa stabilité. En revanche, l’hégémonie se démarque plus nettement de l’impérialisme en ne cherchant aucune domination directe, fût-elle politique ou territoriale. Elle est supposée être créatrice de normes et d’institutions qui, à défaut d’une prétention à l’universalisation, garantissent la stabilité internationale. Rappelons à cet égard que l’Amérique est, depuis la fin de la seconde guerre mondiale, à l’origine d’institutions destinées à réduire le besoin d’action unilatérale telles que l’ONU et l’OTAN et les institutions de Bretton Woods (le Fonds monétaire international [FMI], la banque mondiale et l’Organisation mondiale du commerce [OMC]), même si elle peut tout à fait décider d’agir seule et de contourner exceptionnellement le système si elle estime que cela est dans son intérêt. Forte de son pouvoir, elle veille au respect des règles de l’ordre multilatéral dont elle est la garante (ou « gendarme »). La domination américaine est donc indirecte et ne cherche pas la maîtrise totale, mais instaure subtilement une culture de la soumission et une solidarité hautement conditionnelle qui n’est pas sans évoquer l’attitude de l’Allemagne vis-à-vis de ses voisins européens à l’heure où elle est la puissance dominante de l’UE.

Dans le langage courant, la nuance entre leadership et hégémonie est subtile. Au leadership, l’Amérique d’Obama emprunte certains caractères, parmi lesquels le phénomène de groupe et la solidarité qui en sont le socle, attendu que l’on ne peut réellement définir comme « solitaire » une Amérique qui manifeste le besoin d’obtenir, au préalable et à toutes les grandes étapes d’une décision à portée internationale, le consentement et/ou la mobilisation de ses alliés et des institutions internationales. Bien que B. Obama continue, comme ses prédécesseurs, de revendiquer un « leadership bienveillant », et de surcroît, souhaite le partager avec d’autres puissances responsables et volontaires, son pays ne se défait pas encore totalement de ses automatismes de superpuissance solitaire et du recours au chantage et à la rétorsion (sa politique des sanctions) par laquelle le président semble chercher à compenser son très faible goût pour le militarisme et l’engagement direct. B. Obama affiche une attitude plus courtoise, posée et réfléchie que celle, outrancièrement compulsive, belliciste et démonstrative de G.W Bush, et évite de faire trop vite et inutilement étalage de sa force, même s’il est conscient – et l’a d’ailleurs affirmé à l’académie de West Point – que l’armée reste l’épine dorsale du leadership américain. Par conséquent, sa diplomatie smart power n’a d’efficacité qu’en étant adossée à une puissance militaire et économique qui rend ses arguments encore plus persuasifs (c’est précisément le principe du pouvoir d’injonction cité plus haut). Si le président n’agit pas dans le souci de la conservation de l’hégémonie américaine, alors comment expliquer autrement sa volonté de rééquilibrage vers l’Asie qui est en soi une manifestation de l’inquiétude américaine face à la puissance chinoise menaçant sa suprématie? Mais encore faut-il que le président aille au delà de la déclaration d’intention pour nous permettre d’arrêter un jugement objectif sur ses desseins. Les accents hégémonistes américains actuels semblent mal assumés par l’équipe de B. Obama, alors que, théoriquement, un certain nombre d’éléments semblent indiquer que son approche endurcie du leadership cadre avec la définition de l’hégémonie au sens strict donnée par les néo-réalistes, qui implique la prédominance de l’Amérique dans les domaines économiques, militaires et technologiques, telle une force agissant dans l’intérêt de tous et assurant une indispensable fonction normative et régulatrice d’un système qu’elle maintient par la coercition. En somme, Si B. Obama n’est pas proprement un hégémoniste, il perpétue tout au moins le multilatéralisme autoritaire de l’Amérique – bien qu’avec un plus large sourire que ses prédécesseurs.

Transformationnel dans le discours, gestionnaire dans la pratique

À sa manière, et même s’il ne privilégie pas la force, le président Obama ne se montre pas moins courtermiste, à certains égards, que les interventionnistes chantres du hard power dans la mesure où il ne résiste pas à la tentation de recourir à des sanctions par lesquelles il cristallise les litiges et bloque toute perspective de construction d’une relation positive sur le long terme et basée sur le consentement spontané des autres. De ce fait, le président Obama a vraisemblablement glissé du leadership transformationnel et attractif, prégnant dans son discours (par lequel il manifestait le souci d’écouter et de contribuer à l’autoréalisation de ses suiveurs, se voulait inspirateur et motivateur à travers son influence, sa morale et l’éthique de réciprocité) à un leadership transactionnel, fondé sur un système relationnel plus « gestionnaire » et moins « visionnaire », plus strict et direct, voire mécanique, de récompense/punition et sur la négociation d’une chose contre une autre, dans lequel les rôles et attentes du leader et des suiveurs sont clairement établis, et ces derniers sont invités à faire preuve de responsabilité et à comprendre qu’ils ont tout intérêt à remplir leur part du contrat (autrement dit à satisfaire la volonté du leader) au risque de perdre la récompense perçue en contrepartie de leurs efforts, et plus encore, de subir des représailles. Élaborer une nouvelle définition du leadership moderne américain, expurgée de ses méthodes infantilisantes et des reliquats de la guerre froide, et la faire accepter par l’ensemble des Américains, demanderait sans doute du temps et une vision plus longue et moins contrainte que celle de l’actuel président. Mais, in fine, la question immédiatement utile ne se pose plus en termes de choix entre « leadership amical » et « politique hégémonique », entre « leadership transformationnel » et « leadership transactionnel », mais de capacité à rendre effectif chaque paradigme ou orientation choisi(e), quel qu’il soit. Ne pas « voir trop grand », ne pas faire de trop grands paris et projections pour n’obtenir in fine que des résultats qui ne seront, pour la plupart et dans le meilleur des cas, pas visibles avant très longtemps (à l’image de la majorité des choix qu’ont tendance à faire les présidents transformationnels); et ne pas non plus manquer d’ambition par une politique statique, comme ont parfois tendance à le faire les leaders transactionnels. La direction choisie importe finalement peu, pourvu qu’elle commence par être empruntée franchement pour espérer des résultats.

En 2007, dans un article publié dans la revue Foreign Policy "renewing american leadership", le président Obama présentait l'Irak comme point de départ de ce renouveau et affirmait que "pour renouveler le leadership américain dans le monde, nous devons d'abord mener la guerre en Irak à une fin responsable et recentrer notre attention sur le Moyen-Orient élargi". [...] "nous ne pouvons pas imposer une solution militaire à une guerre civile entre factions sunnites et chiites [...]. Il était alors question de produire une nouvelle dynamique politique et sécuritaire en Irak permettant de "concentrer l'attention et l'influence de l'Amérique sur la résolution du conflit permanent entre les Israéliens et les Palestiniens", négligé selon lui par l'équipe de G.W Bush. Entre 2007 et aujourd'hui, B. Obama a conservé quelques éléments dont l'idée qu' "à la fin, seuls les dirigeants irakiens peuvent apporter la paix et la stabilité réelle à leur pays". Ce dernier campe sur cet argument pour expliquer son refus d'apporter ou de privilégier une réponse militaire au problème de la division couplée au jihadisme et terrorisme que connaît l'Irak.

En 2007, dans un article publié dans la revue Foreign Policy  et intitulé « Renewing american leadership » (vol.86 juillet/août), le sénateur B. Obama présentait l’Irak comme le point de départ du  renouveau du leadership américain et affirmait : « pour renouveler le leadership américain dans le monde, nous devons d’abord mener la guerre en Irak à une fin responsable et recentrer notre attention sur le Moyen-Orient élargi […] Nous ne pouvons pas imposer une solution militaire à une guerre civile entre factions sunnites et chiites […] ». Pour lui, il était alors question de produire une nouvelle dynamique politique et sécuritaire en Irak permettant de « concentrer l’attention et l’influence de l’Amérique sur la résolution du conflit permanent entre les Israéliens et les Palestiniens », négligé selon lui par l’équipe de G.W Bush. Entre 2007 et aujourd’hui, B. Obama a conservé quelques éléments de sa vision dont l’idée qu’ « à la fin, seuls les dirigeants irakiens peuvent apporter la paix et la stabilité réelle à leur pays ». Ce dernier campe encore aujourd’hui sur cet argument pour justifier son refus d’apporter ou de privilégier une réponse essentiellement militaire au problème urgent du jihadisme et du terrorisme qui s’est additionné à la division politique en Irak.

 L’Irak, du retrait expéditif au « boomerang » : les bases du leadership jugées

L’exemple de l’Irak et de la percée spectaculaire et inquiétante des jihadistes de l' »État islamique en Irak et au Levant » (EIIL, rebaptisé « État islamique »/EI) en juin 2014, renvoie à des observations et hypothèses similaires à celles du conflit syrien (telles qu’exposées dans l’article de CM), s’agissant tout au moins d’apprécier l’attitude et la gestion manifestement attentistes et troubles de Washington. L’expansion du jihad, nouvel impératif sécuritaire pour le monde arabe, est de ces ironies dont l’histoire, malicieuse, est prodigue. Après avoir esquivé le problème syrien l’an dernier, c’est l’Irak qui vient se rappeler au bon souvenir de B. Obama, président de transition qui avait tout fait, dès son élection, pour que soit tournée cette page sombre de la politique étrangère américaine. L’ironie, en l’occurrence, est renforcée par un lien de causalité direct : c’est essentiellement la dégénérescence de la rébellion insurrectionnelle syrienne qui fait dramatiquement revenir l’Irak sur le devant de la scène médiatique. Mais les racines du mal sont, bien entendu, plus nombreuses et profondes. De la part de B. Obama, il n’y a jamais eu véritablement de stratégie en Irak ni même dans la région MENA. En effet, dès son arrivée à la Maison Blanche, ce dernier n’avait pour toute stratégie régionale qu’un objectif : sortir coûte que coûte d’une guerre coûteuse – qu’il a toujours jugée « stupide » – et mettre l’accent sur le processus de paix israélo-palestinien. B. Obama pensait sans doute qu’il pouvait être celui qui écrirait la dernière page de cette histoire en réconciliant les « deux fils d’Abraham ». Le retrait d’Irak, voulu tant par les populations irakiennes qu’américaines, s’ajoutait au nécessaire et prioritaire recentrage sur la politique intérieure pour sortir l’Amérique de la crise économique. Mais fallait-il pour autant concevoir une politique uniquement sur la réaction (à la politique de G.W Bush) et entièrement céder à l’opinion au risque que le chantier laissé en suspens ne se transforme en chaos? Ce n’est pas le principe de la désescalade en lui-même qui est jugé rétrospectivement par les observateurs critiques, mais le calendrier de retrait et la surestimation de l’aptitude de l’Irak en 2011 à prendre son destin en main, dans un contexte régional instable.

Ce dessin résume la situation irakienne en suspens telle que B. Obama la laissa en 2011 : une maison remplie de rivalités et de convoitises. En sortant, le président s'écrie à l'adresse des occupants des lieux (chats, chiens, oiseaux et poissons) : "J'me tire, comportez-vous bien". Sous la trappe, des chiens (symbolisant l'Iran) attendent le moment propice pour entrer.

Dessin humoristique résumant allégoriquement la situation irakienne telle que B. Obama la laissa en suspens en 2011 : une maison remplie de rivalités et de convoitises rampantes. En sortant, le président s’écrie à l’adresse des occupants des lieux (chats, chiens, oiseaux et poissons) : « J’me tire, comportez-vous bien ». Sous la trappe, des chiens (symbolisant l’Iran) attendent le moment propice pour s’introduire. Auteur : Robert Ariail, The State, 24 octobre 2011.

Deux leaderships, deux héritages, mais la même impasse en Irak

À la différence de son successeur et en dépit de ses nombreuses et grossières erreurs stratégiques (en plus de sa faute morale initiale), G.W Bush avait au moins tenté jusqu’au bout, avec l’obstination typique des leaders transformationnels, d’améliorer la situation catastrophique qu’il avait causée en Irak, en mettant en œuvre le plan Surge de 2007-2008 et la mise en place des milices sunnites irakiennes de la Sahwa (« Réveil » en arabe), tandis que B. Obama (dont la façon de gérer les guerres héritées et la volonté de réduire le budget défense lui valent d’être comparé par les historiens au président Eisenhower que l’on pourrait classer parmi les leaders transactionnels de l’Amérique) s’empressa de retirer l’intégralité des troupes américaines qu’il n’avait pas l’intention de laisser sur place. Il préféra mettre cette décision sur le compte de l’échec des (molles) négociations entreprises avec le gouvernement irakien de Nouri al-Maliki sur les conditions d’un accord de maintien d’un contingent d’une dizaine de milliers de soldats (les négociations butèrent sur la clause d’immunité juridique des troupes stationnées). En connaissance de cause, B. Obama laissa derrière lui, pour ne plus jamais vraiment se retourner, un feu couvant : un processus de réconciliation nationale inabouti, des acquis sécuritaires peu consolidés, un État peu fiable, particulièrement instable et en crise, un gouvernement corrompu aux penchants autoritaires et discriminants, une colère et une frustration légitimes et déjà palpables des sunnites irakiens dont la marginalisation avait commencé… En somme, du pain béni pour Al-Qaïda et, aujourd’hui, l’EI. Pour l’Amérique, le retrait s’est transformé en posture, donnant l’impression d’une fuite en avant et d’un déni de responsabilité alors que celui-ci aurait dû permettre de réinvestir le Moyen-Orient sur de nouvelles bases plus saines, volontaires et rationnelles.

Barack Obama, un leader dans l'embarras depuis qu'il est rattrapé par la situation en Irak, rejette la responsabilité sur les Irakiens. Lors de sa dernière conférence de presse sur l'Irak, le président s'est remarquablement contredit, à la surprise de son auditoire. À la question d'un journaliste qui lui demandait s'il regrettait de ne pas avoir laissé une force résiduelle en Irak en 2011, l'intéressé a répondu : "eh bien, gardez à l'esprit que je n'ai pas pris cette décision, elle fut prise par le gouvernement irakien". Pourtant, en 2012, le président s'attribuait encore le mérite de cette décision et l'assumait même ouvertement face à son adversaire Mitt Romney au cours d'un débat télévisé. Lorsque son adversaire lui demanda, juste après une phrase du président sortant dont il fut manifestement troublé : "Oh, vous ne vouliez donc pas un accord sur le statut [d'immunité juridique] des forces en Irak? [nb : condition du maintien d'une force résiduelle en Irak], B.Obama lui répondit :"Non, je n'aurais pas laissé 10 000 hommes là-bas, cela nous aurait liés et ne nous aurait certainement pas aidé au Moyen-Orient". B. Obama est dans l'embarras depuis que la situation en Irak le rattrape. Lors d'un point presse organisé le 19 juin 2014 au cours duquel il a exposé son plan pour l'Irak, le président s'est remarquablement contredit, à la grande stupéfaction de son auditoire. À un journaliste qui lui a demandé s'il regrettait de ne pas avoir laissé une force résiduelle en Irak en 2011, l'intéressé a répondu : "eh bien, gardez à l'esprit que je n'ai pas pris cette décision, elle fut prise par le gouvernement irakien". Pourtant, en 2012, le président laissait encore entendre un autre son de cloche, s'attribuant le mérite de cette décision. Quand, au cours d'un débat, son adversaire républicain Mitt Romney lui demanda (suite à une phrase du président sortant qui le troubla manifestement) : "Oh, vous ne vouliez donc pas un accord sur le statut des forces en Irak? [nb : ce statut est celui de l'immunité juridique posée comme condition par Washington au maintien d'une force résiduelle en Irak], B.Obama rétorqua :"Non, je n'aurais pas laissé 10 000 hommes là-bas, cela nous aurait liés et ne nous aurait certainement pas aidés au Moyen-Orient".

B. Obama est dans l’embarras depuis que la situation en Irak le rattrape. Lors d’un point presse organisé le 19 juin 2014 au cours duquel il a exposé son plan, le président s’est remarquablement contredit, à la grande stupéfaction de son auditoire. À un journaliste qui lui a demandé s’il regrettait de ne pas avoir laissé une force résiduelle en Irak en 2011, l’intéressé a répondu : « eh bien, gardez à l’esprit que je n’ai pas pris cette décision, elle fut prise par le gouvernement irakien ». Pourtant, en 2012, le président laissait encore entendre un autre son de cloche, s’attribuant le mérite de cette décision. Quand, au cours d’un débat, son adversaire républicain Mitt Romney lui demanda (suite à une phrase du président sortant qui le troubla manifestement) : « Oh, vous ne vouliez donc pas un accord sur le statut des forces en Irak? [nb : ce statut est celui de l’immunité juridique posée comme condition par Washington au maintien d’une force résiduelle en Irak], B.Obama rétorqua : »Non, je n’aurais pas laissé 10 000 hommes là-bas, cela nous aurait liés et ne nous aurait certainement pas aidés au Moyen-Orient ».

 Virtualités du discours d’Obama : cas de « l’État islamique en Irak et au Levant »

La décision prise par le président, fin juin 2014, d’envoyer en Irak 275 soldats « équipés » et 300 conseillers militaires – mais pas encore de troupes – d’une part pour protéger l’ambassade américaine à Bagdad, les consulats de Bassora et Erbil, et d’autre part pour assister les forces de sécurité irakiennes, marque une légère inflexion mais n’est pas encore le signe d’une volonté d’escalade dans la stratégie anti-terroriste qu’il promet laconiquement pour la région, encore moins d’aider un pays – que ses troupes avaient quitté sans gloire fin 2011 – à se relever de ses calamités. Cette mesurette laisse la porte ouverte à de nombreuses interprétations et interrogations laissées jusqu’ici sans réponses et entendues au sujet de l’origine de la soudaine puissance de l’EI et des intentions réelles de Washington. « L’épouvantail État islamique » – que ses adversaires décrivent comme étant monté de toutes pièces par le camp anti-Damas – a en tous cas réussi la prouesse d’apparaître, par sa communication huilée et ses exactions et conquêtes retentissantes, plus zélé, brutal, hégémoniste et criminel que son rival en Syrie, le jabhat al-Nosra, labelisé « Al-Qaïda ». Bien qu’il ne soit pas réputé pour être dans les petits papiers de l’Arabie saoudite (et a fortiori de Washington), il est difficile toutefois de nier que ce groupe jihadiste partage des objectifs immédiats avec Riyad et lui est de facto objectivement et conjoncturellement utile, dans la mesure où il met en difficulté l’armée du régime syrien autoritaire de Bashar al-Assad et celle du premier ministre irakien de confession chiite Nouri al-Maliki (lequel n’est, du reste, pas non plus spécialement apprécié par Washington et a vu s’effriter le soutien des chiites d’Irak à son égard). S’ils en ont la volonté, l’Amérique et ses alliés régionaux ont effectivement la possibilité d’endommager l’essentiel des capacités de « Daesh » (acronyme arabe de l’EIIL) par le bombardement aérien intensif de ses camps d’entraînement, stocks et convois localisés (à la manière du pilonnage effectué du 26 au 27 février 1991 par les avions d’attaque au sol A10 Thunderbolt II, hélicoptères Apache-M64 et chasseurs F16 qui avaient pulvérisé les unités de l’armée et la garde républicaine de Saddam Hussein). Cela dit, les islamistes en Irak opèrent aussi dans les villes, parmi les populations, ce qui rend plus compliqué de bombarder leurs positions sans faire des victimes civiles qu’ils pourraient être tentés d’utiliser comme boucliers humains. Des attaques contre les structures de la milice pourraient la pousser à revenir à une posture asymétrique et défensive typique de la guérilla, se mêlant aux populations, perpétrant des opérations coup de poing, attaques à la voiture piégée et assassinats ciblés par des tireurs embusqués etc. Le bombardement aérien à lui seul n’est assurément pas une solution suffisante pour mettre définitivement hors d’état de nuire l’EI. Le niveau d’organisation, d’équipement, les ressources financières (il est vrai, peu communs pour un groupe jihadiste) et le projet politique de l’EI sont certes présentés comme une menace à long terme pour les intérêts des monarchies sunnites (le royaume jordanien a lui-même, du fait de sa proximité et des menaces proférées à son encontre, des raisons de rester vigilant), mais celles-ci ne laisseront certainement pas ce groupe prendre trop d’ampleur, trop vite, sans contrôle ni limites. Pour l’instant, les régimes arabo-sunnites ne semblent pas pressés d’en découdre avec les jihadistes, et de leur côté, les combattants de l’EI n’ont aucun intérêt à franchir la ligne jaune en commettant des attentats dans ces pays et à voir subséquemment se liguer contre eux une coalition occidentalo-arabo-turque dirigée par les États-Unis – Turquie qui a d’ailleurs apporté un soutien financier et militaire notoire à ce groupe armé, en commençant par laisser ses combattants emprunter sa frontière pour se rendre en Syrie et s’en servir comme base de repli. Sa participation à une opération militaire reste d’ailleurs hypothétique, ce pour des raisons exposées plus loin. L’EI est dans le contexte actuel plus utile tactiquement qu’il ne constitue une menace effective pour la sécurité du camp atlantiste. Peu probable pour l’heure, le scénario d’un renversement du pouvoir irakien actuel par l’EI porterait, s’il venait à se réaliser, assurément un coup très dur au camp pro-Damas (ou « croissant chiite ») et rééquilibrerait sensiblement le rapport de force après les défaites accumulées par les combattants islamistes dans la « Syrie utile ». À défaut d’un changement politique radical, les régimes du Golfe pourraient éventuellement se satisfaire d’un compromis négocié portant sur la formation d’un gouvernement irakien d’unité nationale dirigé par un nouveau premier ministre plus ouvert, permettant aux sunnites irakiens de revenir plus équitablement dans le jeu politique. Aboutir à une telle sortie de crise, issue encore facilement envisageable en  2013, est un objectif qui paraît moins évident à atteindre aujourd’hui car, en amont de la problématique nationale, du souci démocratique et du partage équitable du pouvoir (secondaires si on les compare aux enjeux et objectifs géostratégiques et idéologiques de l’affrontement régional actuel), le sort de l’Irak est désormais étroitement lié à la guerre qui sévit en Syrie – « poumon de l’EI » – et reste largement tributaire des résultats des États arabes ennemis du régime syrien sur le champ de bataille. Même en cas de guerre ouverte contre l’EI, rien ne devrait être concédé ou facilité à Bashar al-Assad, pas même la possibilité d’une coopération militaire temporaire. Un changement de régime en Irak pourrait constituer une première concession appréciable du camp iranien envers le camp atlantiste mais pas forcément suffisante pour éteindre le brasier en Syrie.

Aperçu de l'étendue de la présence de l'EIIL/EI (ISIS ou ISIL en anglais). Le chef de l'organisation, Abu Bakr-al-Baghdadi, a proclamé la création d'un "califat" qui s'étend des territoires syriens du nord-ouest d'Alep à ceux de l'ouest de l'Irak (Ninive et une partie d'Al-Anbar). En Syrie, de nombreuses villes ont été conquises par l'EI, dont Rakka près de la frontière turco-syrienne où se trouve sa base principale et Deir el-Zor (Nord-Est) qui concentre de nombreux champs pétroliers. Cette manne financière et la prise de matériels lourds à l'armée irakienne ont favorisé son essor spectaculaire ces dernières semaines. En Syrie, l'EI veut asseoir son hégémonie, au détriment des autres groupes rebelles et jihadistes dont son principal rival, le front Al-Nosra, fidèle à Ayman al-Zawahiri (leader numéro un d'Al Qaïda) et qui a perdu le contrôle de plusieurs territoires à cheval entre la Syrie et l'Irak, au terme d'âpres et sanglants affrontements entre jihadistes qui semblent être en voie d'intensification. Carte : GlobalSecurity.org

Aperçu de l’étendue de la présence de l’EIIL/EI (ISIS ou ISIL en anglais). Le chef de l’organisation, Abu Bakr-al-Baghdadi, a proclamé la création d’un « califat » qui s’étend des territoires syriens du nord-ouest d’Alep à ceux de l’ouest de l’Irak (Ninive et une partie d’Al-Anbar). En Syrie, de nombreuses villes ont été conquises par l’EI, dont Rakka près de la frontière turco-syrienne où se trouve sa base principale et Deir el-Zor (Nord-Est) qui concentre de nombreux champs pétroliers. Cette manne financière et la prise de matériels lourds à l’armée irakienne ont favorisé son essor spectaculaire ces dernières semaines. En Syrie, l’EI veut asseoir son hégémonie, au détriment des autres groupes rebelles et jihadistes dont son principal rival, le front Al-Nosra, fidèle à Ayman al-Zawahiri (leader numéro un d’Al Qaïda) et qui a perdu le contrôle de plusieurs territoires à cheval entre la Syrie et l’Irak, au terme d’âpres et sanglants affrontements entre jihadistes qui semblent être en voie d’intensification. Carte : GlobalSecurity.org

La retenue de Washington, entre raisons officielles et officieuses

À la lumière de l’enjeu géopolitique prééminent de ce rééquilibrage pour le camp atlantiste/arabo-sunnite, le retour en force des jihadistes en Irak peut être difficilement envisagé, par tout spécialiste ou observateur avisé, comme un phénomène spontané, et son timing comme anodin. De nombreux rapports détaillés font état de connexions supposées entre l’EI et des services de renseignement (CIA, MI6, Mossad) qu’il paraît difficile de ne pas prendre en compte dans l’analyse générale de la situation même si toutes les informations fournies ne concordent pas et n’échappent pas aux exagérations du prisme de la théorie du complot. On y découvre néanmoins de nombreux faits et coïncidences qui ne peuvent manquer d’interpeller, comme la série d’évasions spectaculaires et minutieusement préparées de jihadistes dans trois localisations différentes durant le même mois de juillet 2013, en Libye, Irak et Pakistan qui auraient permis de libérer en tout 2000 djihadistes; ou encore des révélations sur Guantanamo, prison où l’instrumentalisation des terroristes par le Pentagone et la CIA est désormais connue : ceux-ci continuent de procéder à la libération d’islamistes leur servant d’agents doubles qui sont ensuite chargés de former et d’organiser des groupes jihadistes dans les principales zones de conflit, au terme d’un entraînement dispensé dans le camp secret de Penny Lane. En Libye, des révélations accablantes du New York Times, du site d’investigation RadicalIslam, d’un rapport d’enquête de la Commission des citoyens pour Benghazi (structure conservatrice indépendante) et de celui de la Commission des affaires étrangères du Sénat, avaient déjà mis en cause la passivité de l’équipe Obama, et de la secrétaire d’État Hilary Clinton en particulier, restées sourdes aux demandes de secours émises bien avant l’attaque par l’ambassadeur Christopher Stevens et d’autres membres de la mission diplomatique. Ce dernier y trouva la mort ainsi que trois autres américains. Ce scandale mit au jour l’aide militaire (directe ou indirecte) de la CIA à des groupes djihadistes agissant en Libye et en Syrie, dont la « Brigade du 17 février » dirigée par Abdelhakim Belhadj, chef historique d’Al Qaïda en Libye, ayant auparavant sévi en Afghanistan et en Irak. Il fut également question du détournement d’armes par le Qatar (dont le montant est estimé à 500 millions de dollars d’armes par la CCB ) destinées initialement aux rebelles libyens mais redirigées vers les jihadistes opérant en Syrie, avec l’approbation de Washington. Une opération officieuse – l’Amérique ne fournissant officiellement que les rebelles syriens dits « modérés » et uniquement en équipements défensifs – qui n’aurait pu être réalisée sans l’assentiment de Washington, selon Vali Nasr, ancien conseiller au Département d’État. Ce fait illustrerait le choix de l’administration Obama de soutenir jusqu’au bout les soulèvements dans la région en employant des substituts qui lui évitent de laisser son empreinte sur lesdites opérations, quand bien même les bénéficiaires de cette aide seraient des combattants ultra-radicaux ouvertement hostiles aux États-Unis et à l’Occident. Le jihadisme et le terrorisme islamiste n’ont, en effet, presque que des avantages : il sont moins chers à créer, à faire fonctionner et à équiper qu’une armée régulière, ne sont pas assujettis au droit international, la terreur qu’ils sèment déstabilise les États rivaux, provoque des bouleversements politiques et démographiques, et justifie les interventions et invasions humanitaires.

Le "Benghazi gate", scandale qui éclata après l'attentat terroriste perpétré contre le consulat américain de Benghazi le 11 septembre 2012, faillit être fatal à l'équipe Obama alors en pleine campagne présidentielle et qui avait d'abord réduit l'événement à un acte de vengeance d'une foule en colère après la diffusion sur Internet d'un film islamophobe parodiant le prophète Mahomet, avant d'admettre qu'il s'agissait d'une attaque préméditée. Gianluigi Gueroia/AP/Getty images)

Le « Benghazi gate », scandale qui éclata après l’attentat terroriste perpétré contre le consulat américain de Benghazi le 11 septembre 2012, faillit être fatal à l’équipe Obama alors en pleine campagne présidentielle et qui avait d’abord réduit l’événement à un acte de vengeance d’une foule en colère après la diffusion sur Internet d’un film islamophobe parodiant le prophète Mahomet, avant d’admettre qu’il s’agissait d’une attaque préméditée. Gianluigi Gueroia/AP/Getty images)

Le principe de la lutte inconditionnelle, préventive et globale officiellement déclarée de l’Amérique contre le terrorisme supposerait que des jihadistes de Daesh soient inlassablement traqués et éliminés de la même manière que les Shabaab, Al-Qaidistes ou Boko Haram partout où ces éléments s’implantent et s’organisent, sans attendre que des événements épouvantent l’opinion internationale pour réagir. La Syrie ne devrait pas faire, dans cette logique ou position de principe, l’objet d’un traitement différent même si les djihadistes de l’EI sur le terrain ont effectivement le même ennemi que Washington (le régime de Bashar al-Assad). La récente proposition du président Obama de création d’un fonds de partenariats de cinq milliards de dollars pour 2015 destiné à améliorer les capacités de ses partenaires en Afrique et dans la péninsule arabique engagés contre Al-Qaïda, dont 500 millions de dollars prévus pour entraîner et équiper l’opposition syrienne modérée (civile et armée) et lui permettre de stabiliser le contrôle de ses positions et de contrer les assauts des jihadistes, n’est pas tonitruante et euphorisante. Elle apparaît tardive et semble surtout viser à détourner l’attention du public de l’absence criante de volonté claire et de stratégie cohérente à ce jour envers l’EI et les autres jihadistes. Ces pis-aller annoncés par B. Obama ne font pas sortir la posture et les intentions des Américains de leur ambiguïté, que ce soit vis-à-vis de la Libye, de la Syrie ou de l’Irak. Débloquer des fonds ne peut rien produire de significatif si leur utilisation et leur destination ne sont pas contrôlées et ne s’insèrent pas dans un plan d’action structuré. En Irak, B. Obama ne semble vouloir faire plus et pouvoir faire moins que d’envoyer des forces spéciales, des conseillers et formateurs pour encadrer l’armée irakienne. Quant à l’option du bombardement contre l’EI, celle-ci n’est pas encore à l’ordre du jour bien qu’elle ne soit pas exclue par le président et semble inévitable à court terme. Tout porte à croire que cette annonce serve, à l’heure où est écrit ce texte, davantage à adoucir ses opposants républicains, lesquels trouvent dans l’évolution négative de la situation irakienne un prétexte pour renverser la vapeur et vilipender de plus belle la mollesse de son leadership, les atermoiements de sa politique régionale taxée de « capitularde » notamment vis-à-vis de Téhéran et de Damas, et à laquelle ils imputent le chaos actuel en Syrie et en Irak.

Les tiraillements en cause dans le vacuum stratégique américain

Un convoi de combattants de l'EI progressant dans un lieu inconnu de la province de Salaheddine (nord de Baghdad). Cette photo est issue d'un site web "Welayat Salahuddin" duquel sont extraites la plupart des photos violentes et dramatiques, notamment de soldats irakiens capturés et exécutés.

Un convoi de combattants de l’EI progressant à découvert dans un lieu inconnu de la province de Salaheddine (nord de Bagdad). Cette photo est issue d’un site web jihadiste « Welayat Salahuddin » duquel sont extraites la plupart des photos violentes et dramatiques qui ont été diffusées jusqu’à présent sur le web, notamment des scènes montrant des soldats irakiens capturés et exécutés.

Sur l’action à entreprendre en Irak, B. Obama est tiraillé. D’un côté, il ne souhaite pas entrer dans l’histoire comme celui qui aura « fait pire » que G.W Bush en ne faisant justement rien pour éviter le chaos qui se profilait et pour protéger les minorités ethno-confessionnelles (kurdes, chrétiennes, yazidies) de massacres et nettoyages ethniques. Le président veut sans doute éviter une redite du « Benghazi gate » qui le fragiliserait à quelques encablures des élections de mi-mandat. D’un autre côté, les Américains n’ont aucun intérêt à faciliter la tâche au gouvernement irakien en le sortant trop vite d’affaire sans contrepartie (pour l’essentiel, il s’agit d’obtenir un assouplissement significatif de sa ligne sectaire pour accélérer la transition). Bien qu’aucun élément n’indique que l’EI ait les moyens (ou qu’on lui laissera le temps) de prendre Bagdad et d’en faire la capitale de son « califat », ce groupe est néanmoins pris au sérieux par les Irakiens et leur voisinage levantin, fournissant à Washington un argument de négociation (bargaining chip) qui conditionne son assistance actuelle et future à l’acceptation par le pouvoir irakien du compromis précédemment évoqué. Les Américains se montrent d’autant plus prudents que : primo, le pouvoir irakien « appartient » au camp adverse, étant soutenu par l’Iran et soutenant lui-même le régime de B. al-Assad; secundo, bombarder les positions de l’EI risquerait de faire passer l’Amérique pour une « force aérienne agissant pour le compte des milices chiites ou pour un chiite dans son combat contre des Arabes sunnites » (dixit le général David Petraeus) creusant le clivage confessionnel et amplifiant la solidarité d’une frange croissante de sunnites irakiens et d’anciens du Baath envers les jihadistes. C’est la raison pour laquelle un accord politique chiites-sunnites en Irak doit être préalablement obtenu pour que les bombardements américains ou coalisés s’intègrent à une stratégie politique permettant la coordination des différentes factions irakiennes sur le terrain. Tertio, un écrasement de l’EI en Irak aurait un impact sur sa branche syrienne alors que celle-ci représente à ce jour le fer de lance de la rébellion islamiste en Syrie et sa dernière carte contre Damas. Par ailleurs, si l’Amérique décidait, sous la pression interne et l’émotion internationale suscitée par la progression fulgurante des jihadistes takfiris en Irak, notamment vers le Kurdistan, et par l’ampleur des crimes commis contre les minorités sur leur passage, d’attaquer des positions de l’EI par des frappes aériennes limitées mais suffisantes pour le freiner, l’opinion publique ne comprendrait pas qu’elle n’en fasse pas de même en Syrie. Mais attaquer l’EI en Syrie poserait du même coup l’Amérique en partenaire de circonstance du régime d’Al Assad et de l’Iran. Bien qu’inavouable, ce troisième motif de retenue d’une administration qui se démène pour ne pas être mise devant ses flagrantes contradictions, n’en est pas moins des plus plausibles. Si la réaction militaire paraît inévitable du fait de la gravité de la situation, nul ne peut dire si la stratégie américaine consistera à réduire le territoire de l’EI en Irak ou à l’éradiquer totalement des deux pays.

L’Amérique et l’Iran, l’improbable coopération

l'EI dans son camp d'entraînement à Ninive (province de Mossoul). Cette photographie est extraite d'un média islamiste "al-mustaqbal.net" soutenant ouvertement le jihad et louant l'action de l'EI (Nb : média à ne pas confondre avec le parti et média libanais éponyme ["Courant du futur"] de Saad Hariri).

l’EI dans son camp d’entraînement à Ninive (province de Mossoul). Cette photographie est extraite d’un média islamiste « al-mustaqbal.net » soutenant ouvertement le jihad et louant l’action de l’EI (Nb : média à ne pas confondre avec le parti et média libanais éponyme [« Courant du futur »] de Saad Hariri).

Si les Américains clament ne pas être opposés en principe à ce que l’Iran – qui a renforcé son emprise sur l’Irak depuis le retrait américain de 2011 – contribue à la stabilisation de son voisin et joue de son influence sur son gouvernement pour qu’il fasse des gestes d’ouverture vis-à-vis des sunnites, il est encore prématuré d’envisager une coopération bilatérale approfondie, d’autant plus que les forces fidèles à l’Iran sont précisément la cible de cette guerre par procuration régionale (et de ce point de vue, être amené à coopérer avec Téhéran signerait l’aveu de l’échec de la stratégie mise en œuvre et des limites de la puissance militaire américaine – autrement dit sa capacité à sécuriser la région et ses alliés par ses propres moyens). De leur côté, les Iraniens ne prennent pas au sérieux les discours et mesures anti-Daesh émanant des officiels américains puisqu’ils considèrent que les terroristes sunnites ont été envoyés par l’Occident, l’Arabie saoudite et la Turquie pour détruire la Syrie et avec elle, « l’axe de résistance ». Tant que la question du nucléaire iranien n’est pas tranchée, que les négociations sont en cours et que la guerre en Syrie se poursuit, aucun rapprochement significatif a fortiori une normalisation n’est plausible ni même souhaité par Washington, encore moins par le Congrès américain dominé par les républicains. Par ailleurs, aucun linkage entre les dossiers syrien et nucléaire n’est à l’ordre du jour. Un rapprochement politique et sécuritaire avec l’Iran chiite est peu compatible avec les alliances scellées par l’Amérique dans la région et sur lesquelles s’appuie depuis 60 ans son leadership. Par ailleurs, en l’état, l’absence d’une solution politique au conflit syrien à même de recréer une parité stratégique permettant au camp arabo-sunnite et atlantiste de relever la tête en Syrie, ne va pas pousser l’Arabie saoudite, le Qatar et la Turquie à arrêter de sitôt cette guerre d’usure et leurs actions indirectes de nuisance  contre les avant-postes iraniens. Rien ne permet de prédire que l’engagement de Téhéran, quant à lui, restera feutré jusqu’au bout. Pour l’Iran et les forces chiites de la région qui lui sont fidèles, l’Irak est désormais un enjeu stratégique et symbolique presque aussi important que la sauvegarde de la Syrie du clan alaouite des Al Assad, et ils ne semblent guère disposés à se laisser amputer de cette partie de l’espace de sécurité chiite (et berceau historique de ce courant de l’islam) sans réagir. Le déploiement discret au nord et à l’ouest de Bagdad d’experts militaires iraniens de la force Al-Qods (unité d’élite des Pasdarans spécialisée dans les opérations extérieures) et libanais du Hezbollah aux côtés de l’armée irakienne, des miliciens chiites irakiens et des peshmergas des régions kurdes depuis la prise de Mossoul fait l’objet d’insistantes rumeurs qui finiront sans doute tôt ou tard par être confirmées. Cette coordination des forces chiites et la fourniture d’armes par l’Iran ressemble à un secret de Polichinelle, eu égard à l’importance vitale que revêt la sécurisation immédiate de la capitale irakienne et du Kurdistan pour les intérêts iraniens. Téhéran voudra certainement éviter au maximum une belligérance directe pouvant être assimilée à une guerre des Perses » contre les forces sunnites et « pro-arabes » de la région. Un piège que Téhéran – et les chiites en situation minoritaire dans le monde musulman – ont toujours pris soin d’éviter, au Liban, en Syrie et en Irak, à renfort de discours qui entendent « déconfessionnaliser » le concept de résistance dans la région et qui revendiquent peu ou prou un rôle et un soutien iraniens d’ordre strictement politique, idéologique, logistique et matériel à tous les peuples qui résistent contre « l’oppression américano-sioniste ». Le scénario d’une participation directe de l’armée iranienne dans les combats en Irak et en Syrie contre le même ennemi extrémiste combattu par les puissances occidentales, a fortiori en coopérant avec elles à cette fin,  pourrait constituer un fait inédit pour les Iraniens depuis la guerre iran-Irak (1980-1988), et une source d’embarras pour le camp arabo-atlantiste. Mais alors que, depuis un an, le conflit syrien a atteint le dernier degré de l’anarchie et de l’absurdité, la géopolitique régionale n’en est plus à une anomalie ou incongruité près.

Le chaos irakien, produit combiné de la négligence, d’alliances contre-nature et d’un conflit structurant

Rassembler les forces politiques pour éviter l'implosion de l'Irak, c'est l'objet de la visite effectuée par le secrétaire d'État américain John Kerry. Ce dernier a rencontré les dirigeants du gouvernement de Bagdad ainsi que le président de la région autonome du Kurdistan, Massoud Barzani, à Erbil (photo). Ce dernier a appelé N.al-Maliki à démissionner, évoquant la situation actuelle comme une "nouvelle réalité et un nouvel Irak". L'offensive des jihadistes, la déroute et la fragilisation de l'armée irakienne ont permis aux combattants kudes de prendre le contrôle de secteurs disputés avec Bagdad qu'ils souhaitent intégrer à leur région autonome. Désormais leurs forces de sécurité contrôlent la ville multi-ethnique et pétrolière de Kirkouk et la progression vers l'indépendance totale du Kurdistan semble arrivée à un tournant (crédit photo : Reuters)

Rassembler les forces politiques du pays pour éviter son implosion, c’est officiellement l’objet de la visite effectuée par le secrétaire d’État américain John Kerry en Irak où il a rencontré les dirigeants de Bagdad ainsi que le président de la région autonome du Kurdistan, Massoud Barzani, à Erbil, le 24 juin 2014 (photo). Le dirigeant kurde a appelé N.al-Maliki à démissionner et a évoqué la situation actuelle comme une « nouvelle réalité et un nouvel Irak ». L’offensive des jihadistes, la déroute et la fragilisation de l’armée irakienne ont donné aux combattants kurdes l’occasion de prendre le contrôle de certains secteurs disputés avec Bagdad qu’ils souhaitent intégrer à leur région autonome. Désormais, leurs forces de sécurité contrôlent la ville multi-ethnique et pétrolière de Kirkouk, la « Jérusalem des Kurdes », et le mouvement vers l’indépendance totale du Kurdistan semble arrivé à un tournant de son histoire. Washington juge malvenu le projet kurde de référendum sur l’autodétermination qui ne ferait qu’exploiter un peu plus la situation de chaos, à l’heure où l’unité doit être la priorité pour l’Irak. Ce nouveau fait accompli ne serait pas sans évoquer ce qui s’est passé en Crimée. (crédit photo : Reuters)

La responsabilité de cet « Irak chaotique » est-elle uniquement imputable au leadership agressif de G.W. Bush? Depuis 2011, la faible implication américaine en faveur de l’amélioration du climat politique, du développement économique et de la sécurité de l’Irak (observation qui pourrait être également faite, toutes proportions gardées, au sujet de l’Égypte, de la Libye et du Yémen) s’est ajoutée aux manquements du gouvernement irakien qui ont contribué à faire le lit du mécontentement populaire. Le pouvoir personnel de N. Maliki aux tendances sectaires récolte certes ce qu’il a semé puisque, depuis sept ans, sa politique intransigeante a conduit en grande partie à cette situation de division et d’instabilité. Mais la responsabilité de N.al-Maliki ne peut, à elle seule, expliquer l’ampleur du phénomène « Daesh » dont il été indéniablement un attracteur mais pas nécessairement l’incubateur. Le grignotage de l’Irak par les jihadistes pourrait d’ailleurs ne rester que tactique et périphérique, sans atteindre les centres du pouvoir irakien. L’avancée des salafistes, profitable jusqu’à un certain point aux pétromonarchies du Golfe du fait de la pression que celle-ci exerce sur le « front du refus », finira sans doute par être stoppée d’une manière ou d’une autre, soit par ses propres sponsors soit par ses ennemis (pour un certain nombre de raisons pragmatiques expliquées précédemment), mais le choix du timing reste une inconnue. Il sera, à l’évidence, de plus en plus difficile en termes d’image publique pour les États concernés de ne pas officiellement et fermement condamner l’EI et de ne pas clamer dans les médias leur volonté commune de l’arrêter par des moyens militaires. Au cours de l’histoire, les principaux acteurs aujourd’hui impliqués dans le conflit syrien se sont plus d’une fois illustrés dans le rôle du « pompier pyromane ». La versatilité du statut d’ennemi est devenue la règle dans la région. La démesure de l’action criminelle de l’EI qui focalise l’attention des médias ne fait pas qu’oblitérer les autres dimensions du problème régional, mais laisse surtout s’insinuer l’idée que le degré de cruauté et de brutalité inégalé de ses miliciens fait de lui un « ennemi » des autres jihadistes opposés à Damas. La « guerre des drapeaux » à l’intérieur du conflit syrien ( beaucoup moins liée à des divergences morales qu’à des rivalités de pouvoir) laisse augurer d’une illusoire et tout aussi rampante et insidieuse « alternative jihadiste à l’EI » dont la préparation suppose la présence sur le terrain de « bons islamistes » entendus comme des « combattants fiables, honorables et compatibles avec l’Occident », en contraste avec les excommunicateurs sanguinaires ou « mauvais jihadistes et califatistes ». En matière de manipulation du phénomène islamiste via les médias, les possibilités et combinaisons sont nombreuses et les recettes éprouvées depuis les années 1990. L’Arabie saoudite, constatant le poids de l’islamisation de l’insurrection syrienne sur l’abstention occidentale d’attaquer Damas, avait procédé le 24 septembre 2013 à la création de « l’Alliance islamique », coalition de treize groupes islamistes et islamo-nationalistes proches de Riyad, dans l’espoir vraisemblable que cela pût aider les jihadistes en Syrie à se refaire une image et à faire contrepoids à l’EI. La barbarie de « daesh » et son lugubre drapeau noir servent de repoussoir à B. al-Assad – qui passe de tyran à « dernier rempart » contre la déferlante de hordes monstrueuses -, mais pourraient aussi potentiellement servir aux autres combattants et à d’éventuelles futures formations jihadistes en Syrie ainsi qu’à leurs sponsors dont l’image est ressortie ternie auprès des opinions occidentales. A contrario, il n’est pas à exclure que le vétéran Al Qaïda, emblème « old school » et franchise historique du jihadisme global, puisse à l’avenir décider de s’entendre avec son rival califatiste Daesh, une fois celui-ci affaibli par la coalition « croisée », afin de créer une « union sacrée ».

Caricature qui illustre la thèse défendue par le camp pro-iranien selon laquelle l'Amérique était informée des projets de l'EIIL et l'aurait laissé faire voire soutenu, à travers ses alliés saoudiens, turcs, qataris et kurdes irakiens. pouvait avoir été surprise par la montée en puissance de l'EIIL, au regard de l'importance des moyens que la prise de Mossoul. L'EIIL serait un "plan B" par lequel Washington espère tirer des dividendes politiques et les exploiter contre l’Iran et ses alliés.

Caricature représentant l’Oncle Sam avec sa marionnette à main incarnant « Daesh ». l’Amérique fait semblant de fouetter la bête qui mord la jambe de l’Iran, tout en s’écriant « méchant chien ». Ce dessin illustre la thèse défendue par le camp pro-iranien notamment par les médias du Hezbollah libanais (ce dessin est extrait du site Al Manar) selon laquelle l’Amérique était informée des projets et de la progression de l’EI mais l’aurait laissé faire voire soutenu à travers ses alliés saoudiens, turcs, qataris et kurdes irakiens. Le même média souligne que l’Amérique ne pouvait en aucun cas avoir été surprise par la progression et l’accroissement des capacités de l’EI, compte tenu de l’ampleur des moyens de renseignement et de reconnaissance terrestres et satellitaires dont elle dispose dans la région. L’EI serait, selon cette source, un « plan B » par lequel Washington espère tirer et exploiter des dividendes politiques contre l’Iran, après les revers des alliés de l’Amérique sur le front syrien.

Les nouveaux dilemmes posés par l’expansion du jihad

En tout état de cause, la responsabilité américaine, si elle n’est pas la seule, ne saurait être dégagée dans les processus internes et externes qui se sont croisés pour créer la confusion observée en Irak et au sein de laquelle se mêlent jihadisme, grand banditisme, sentiments rancuniers et mouvements revendicatifs, communautarisme religieux et tribal, nationalisme kurde, alliances contre-nature entre nationalistes sunnites laïcs (ex baathistes) et islamistes transnationalistes (califatistes), incompétence et faiblesse structurelle de l’appareil sécuritaire irakien etc. Le leadership américain est témoin d’un système régional (qu’il a bâti dans les années 1950) arrivant à épuisement. Le leadership américain n’est pas condamné à moyen terme, mais ses bases sont vieillissantes. À charge pour Washington d’empêcher (en considérant que cela soit dans son intérêt) que l’enracinement des salafistes et jihadistes ne transforme de façon effective les territoires qu’ils occupent en un nouveau sanctuaire à cheval sur deux pays ;  et au delà, de consentir un effort d’introspection plus profond, dépassant les seules questions relatives à la pertinence de l’engagement militaire ou de bombardements ciblés. C’est tout un paradigme qui est à repenser. À force de persister à ne pas adopter une position claire, constante et sans équivoque, en paroles mais surtout en actes, contre le jihadisme, indépendamment de l’extraction et de l’agenda de ses groupes, et de dédaigner d’assumer jusqu’au bout sa position de leader et sa responsabilité vis-à-vis d’un pays et d’une région dont elle a chamboulé les équilibres précaires et qui peinent à s’en remettre; l’Amérique a fini, par omission sans doute autant que par commission, par acculer les peuples concernés et la société internationale à devoir choisir entre les jihadistes obscurantistes et violents et les despotes corrompus et répressifs, qu’entre « la peste et le choléra », sans autre alternative crédible. Non seulement le leadership d’Obama n’a pas réussi à mobiliser mais il a suscité des divisions en Occident quant aux moyens de résoudre le problème qui ont débouché sur le blocage inextricable de la situation en Syrie. Il n’est pas interdit de considérer, avec le recul qui est le nôtre, que l’anéantissement du « Printemps arabe » en tant que processus n’est peut-être pas tant le fait de contre-révolutions brutales que du jeu – et de la logique du pire – d’une poignée d’États qui,  par leur soutien actif à la dérive extrémiste ou leur passivité complice, ont laissé se poser aux démocraties un dilemme fondamental prêt à se répéter dans la plupart des configurations orientales pendant encore longtemps. Leur comportement semble trahir leur crainte de voir un jour une révolution populaire, démocratique, culturelle et morale éclore et se propager. Les régimes orientaux (militaires et monarchiques) et les islamistes, alliés objectifs contre le progrès social, seront prompts à empêcher un tel scénario. Pour les Américains, désormais pris au piège de leur longue inertie, le choix n’est guère plus simple. Ils sont partagés entre la crainte de devoir réagir en conformité avec leur discours officiel et, par là même, de s’engager de nouveau dans le marécage irakien (ou dans un autre conflit dans la zone) et la certitude de plus en plus évidente, même si B. Obama a longtemps feint d’en minimiser l’urgence, qu’ils sont les seuls à avoir véritablement les capacités de freiner à moyen terme l’extension du jihad dans la région. Par conséquent, ils ne pourront indéfiniment rester dans l’évitement et dans l’approche indirecte et minimaliste comme c’est aujourd’hui le cas. Il n’existe pas encore de co-leader régional volontaire auquel l’Amérique pourrait déléguer une part de ce fardeau égale à la sienne. La Russie, même si elle observe de près la situation en Irak et se montre particulièrement concernée par la situation en Syrie, se trouve néanmoins dans une situation économique peu saine (situation que ses relations diplomatiques détériorées avec l’UE/OTAN n’arrangent guère) et n’a probablement pas envie de revivre un scénario lui rappelant sa guerre d’Afghanistan (généralement présentée comme son « Vietnam »). Néanmoins, elle pourrait décider en guise de revanche d’accroître son soutien militaire à Damas et à « l’axe du refus » dans son ensemble, de mener le cas échéant, par exemple, des raids aériens en Syrie (si cela s’avère nécessaire en dernier recours pour desserrer l’étau sur le régime de Bashar), d’équiper le gouvernement irakien en matériels plus sophistiqués et de lui fournir une aide technique. Ces mesures seraient susceptibles de faire franchir un nouveau palier à la politique régionale russe et à l’internationalisation des conflits qui y règnent. Symboliquement, il s’agirait pour Moscou d’une façon très opportune de marquer sa différence par rapport à Washington en montrant que la Russie est un « partenaire fiable » pour les Arabes, un « ami » dont ils n’auraient pas à douter de l’engagement constant aux côtés d’États aux prises avec le jihadisme et le terrorisme islamistes. Si Washington décidait d’étendre à la Syrie ses opérations contre l’EI et de les intensifier, il serait dès lors contraint d’armer simultanément les autres rebelles syriens afin de ne pas créer un vide qui favoriserait la reconquête des territoires par le régime de Damas au détriment de ceux-ci. En tout état de cause, l’hypothèse d’un affaiblissement de l’EI accompagné d’un renforcement des autres groupes armés ne résoudra pas la violence régionale et risquera fort de conduire à une surenchère des livraisons d’armes et à des interférences si Washington ignore la voix de ses adversaires et ne coordonne pas à long terme son action diplomatique et sécuritaire avec la Russie et l’Iran, mais encore la Chine. Un partenariat pragmatique est difficile à instaurer avec une Russie actuellement diabolisée mais reste la seule voie crédible pour obtenir l’éradication des jihadistes – un objectif qui ne peut ni être atteint à court terme ni se limiter à des frappes aériennes.

Le leadership irrésolu : un problème d’ordre pratique plutôt qu’idéologique

L’étude du leadership américain selon B. Obama, sous sa forme publique et tel qu’appliqué au Moyen-Orient, révèle assez tôt son absence d’identité et de caractère structurant. Cela se reflète par une approche qui semble hésiter entre l’éthique et la realpolitik et qui finit fatalement par se figer et échouer dans les deux domaines. Mais si ce leadership irrésolu, tanguant, cet « entre-deux », n’est ni transformationnel-idéaliste (à l’image du leadership du moraliste Woodrow Wilson, de l’anticommuniste Ronald Reagan ou de G.W Bush dont la politique fut qualifiée par Pierre Hassner de « wilsonisme botté ») ni tout à fait pragmatique et efficace puisqu’il ne conduit pas encore, à l’évidence, le président Obama et son équipe à prendre des mesures à la hauteur des problèmes qu’ils identifient; alors quel est-il ? que vaut-il ? où va-t-il ? où s’arrête la prudence et où commence l’attentisme et le laisser-faire ? Où et comment le leadership US peut-il puiser son identité, son sens, et in fine sa crédibilité et son efficacité ? Ce sont là des questions complexes, en partie philosophiques, auxquelles l’article de CM et celui de ce blog ont moins la prétention de répondre exhaustivement et définitivement que de proposer des pistes de réflexion qui trouvent dans la dégradation et l’extension de la conflictualité régionale un motif impérieux de rethéorisation et d’élargissement du concept. Mais une telle démarche n’a d’intérêt que si elle aboutit à la formulation de principes directeurs d’un leadership opérationnel et non uniquement analytique et conceptuel. Le problème du leadership de B.Obama au Moyen-Orient n’est pas, en ce sens, qu’idéologique et doctrinaire. Ce n’est pas parce que celui-ci est, dit ou fait le strict opposé de G.W.Bush qu’il en devient automatiquement un leader éclairé et prévoyant. Une vision réaliste peut être plus stérile ou contreproductive qu’une vision idéaliste-transformationnelle et inversement selon le contexte. La force du leadership n’est pas non plus déterminée par l’adoption de doctrines militaristes ou pacifistes, mais par la capacité du leader à identifier et à saisir à temps les opportunités constructives, à ne pas sacrifier le futur au temps médiatique (et à son ambition immédiate), et à l’inverse, ne pas faire non plus des plans sur la comète, en oubliant qu’un président est élu pour répondre d’abord aux attentes concrètes de ses électeurs dans un délai raisonnable, et non pas pour défendre une vision théorique du monde qu’il veut bâtir, trop éloignée et dont les retombées (hypothétiques) s’apprécieront peut-être dans la génération suivante, sans garantie. Enfin, en fait de méthode, le leader doit combiner l’attraction et la dissuasion dans une stratégie puisant dans une large boîte à outils de façon circonstanciée et souple. Un leader a la liberté de choisir de ne pas trancher doctrinalement, mais les réalités de la géopolitique contemporaine ne lui permettent pas de faire l’économie d’une vision stratégique et dynamique, et il doit pouvoir opter tantôt pour des politiques transformationnelles tantôt transactionnelles en s’adaptant aux impératifs du moment et aux moyens et marges dont il dispose.

Le président Obama possède deux qualités du leader : la prudence et l’intelligence contextuelle nécessaires pour interagir avec le monde actuel instable où les situations changent très rapidement. Mais comprendre son époque est une chose, agir en conséquence et efficacement en est une autre. Une prudence excessive et un irénisme dogmatique et démagogique ne sont pas toujours en phase avec toutes les situations de crise internationale, peuvent être interprétés comme de la pusillanimité (dévastatrice pour l’image du leader), et surtout, conduire au pire si la retenue et les compromis affichés sont surtout motivés par des calculs politiques à court terme et par le maintien d’un statu quo qui limite les risques en termes d’image, mais fait fi de risques potentiellement plus élevés. L’histoire en a montré plus d’une fois les conséquences. L’Irak est la démonstration que le leadership idéaliste-transformationnel radical et le leadership réaliste peuvent avoir tous deux des conséquences négatives dès lors qu’ils interviennent au mépris de la réalité, ou n’interviennent pas au moment opportun. En s’enfermant dans une logique très consensuelle et en se montrant incapable ou peu désireux de passer à la vitesse supérieure, B. Obama à oublié qu’il ne suffit pas en politique de se contenter de tenir une promesse, encore faut-il la faire fructifier et sans cesse ouvrir de nouvelles perspectives.

Peut-on véritablement parler d’échec du projet américain dans la région MENA ?

S'agissant de la situation régionale au Moyen-Orient, 63% des Américains considèrent que la stabilité des gouvernements est l'objectif le plus important, même au prix de moins de démocratie, et seulement 23% soutiennent que la démocratie est plus importante que la stabilité (39% des démocrates partagent cet avis contre 25% de républicains). En butte à de nombreux obstacles intérieurs et extérieurs, B. Obama n'a pas tardé à renoncer à l'idée d'améliorer la démocratie dans la région, sans que le reste de ses choix politiques n'apporte un gain de stabilité et de sécurité. (source : sondage du Pew Research Center d'octobre/novembre 2013).

S’agissant de la situation au Moyen-Orient, 63% des Américains considèrent que la stabilité des gouvernements est l’objectif le plus important, même si cela suppose moins de démocratie, contre 28% qui soutiennent que la démocratie est plus importante que la stabilité (39% des démocrates partagent cet avis contre 25% de républicains). En butte à de nombreux obstacles intérieurs et extérieurs, le démocrate B. Obama n’a pas tardé à renoncer à l’idée de promouvoir la démocratie, sans que le reste de ses choix politiques n’apporte un gain de stabilité et de sécurité. (source : sondage du Pew Research Center d’octobre/novembre 2013).

Il existe différentes façons d’interpréter et de qualifier les choix et motivations de Washington entre 2011 et 2014 en Irak et en Syrie : prévoyance, attentisme, amateurisme, couardise, impuissance, négligence ou encore cynisme… Chaque hypothèse ou jugement peut être défendue à l’aide d’arguments et d’exemples qui se tiennent. Tous les événements qui ont secoué cette région ne relèvent pas de la (seule) volonté de l’Amérique, mais tous ne peuvent pas non plus être présentés comme involontaires ou fortuits. Même dans une phase d’isolationnisme ou de désengagement apparent la part de machiavélisme ne peut être totalement écartée. Dans un espace arabo-musulman où l’Amérique possède de nombreux points d’ancrage et intérêts géostratégiques, où elle reste la grande puissance tutélaire, peu de choses ont été le fruit du hasard depuis la Seconde Guerre mondiale. Dès lors, l’idée qu’elle puisse laisser la situation lui échapper est peu plausible et crédible. En outre, la personnalité ainsi que les véritables intentions du président Obama restent un mystère pour les analystes qui ont toutefois su déceler assez tôt ses tendances opportunistes. Étant donné que la probabilité de trouver d’ici la fin de son mandat une issue à l’instabilité endémique du Moyen-Orient qui avantage l’Amérique et ses alliés reste faible, Obama II peut décider au minimum de contenir l’extension du conflit transnational en cours sans chercher à éteindre le feu. L’Irak de la période G.W. Bush n’était pas encore tombé dans le giron de l’Iran et il s’agit d’une donnée décisive dans la perspective et l’approche des décideurs et stratèges américains en 2014-2015. À cet égard, l’actuelle guerre par procuration dans la région a la vertu de maintenir une forte pression sur les adversaires pro-iraniens voire de les neutraliser et ce, avec un coût humain et matériel minime pour l’Amérique qui s’évite ainsi, comme par le passé, d’engager des centaines de milliers de GI’s en Irak et de contrarier son opinion publique qui garde un mauvais souvenir de l’expérience de ses boys dans ce pays.

Même si l’expression du leadership américain sous B. Obama est loin d’être la plus flamboyante de  histoire des É.-U., l’avantage stratégique et la position hégémonique étatsuniens demeurent. L’essentiel est sauf. Pour s’en convaincre, il suffit de constater qu’aucun des intérêts fondamentaux qui guident la politique américaine dans la région n’est affecté par la situation qui prévaut au Levant et en Irak : Israël, l’approvisionnement énergétique (la politique de « l’open door« ),  l’allégeance et la dépendance des monarchies arabes. L’État hébreu, principal allié de l’Amérique et ennemi héréditaire de l’arabisme, est de facto le premier et immédiat bénéficiaire de la guerre en Syrie, de la division des Arabes et des musulmans, du climat de chaos et des morcellements territoriaux à venir. Son plus farouche ennemi du Liban du Sud, le Hezbollah, est mobilisé à la frontière nord-Est du Liban et engagé pour une durée incertaine en Syrie contre les jihadistes salafistes ; politiquement, le monde arabe s’est détourné de la question palestinienne depuis l’éclatement du « Printemps arabe » même si ses médias s’émeuvent encore mollement à chaque incursion militaire sanglante de Tsahal dans la bande de Gaza. En somme, si l’objectif officiel de Washington a été la stabilité et la pacification du Moyen-Orient, alors il ne peut être qu’admis que son échec est patent ; mais si l’objectif officieux a été d’exacerber le clivage entre chiites et sunnites, de compliquer la tâche à l’Iran et à ses satellites, d’ouvrir la voie à la partition des pays en États-confettis radicalisés, alors celui-ci n’aurait sans doute pas pu mieux faire. Cette seconde hypothèse est sous-tendue par l’idée d’une dualité entre le discours officiel (ce qui se fait et se dit au niveau politico-diplomatique) et les objectifs cachés (évoqués au début de ce texte). Certains objectifs officieux ont probablement été atteints via des opérations clandestines de la CIA et des « guerres invisibles », sans éviter au leadership présidentiel de ressortir affaibli en raison de l’écart perçu entre les objectifs publics annoncés (démocratie et stabilité) et la réalité obtenue en Syrie, en Libye et en Irak. La perception de l’engagement américain à l’extérieur est celle d’un État qui n’est pas fondamentalement différent des autres puissances, car davantage guidé par ses intérêts égoïstes (plus nombreux et dispersés que ceux de la moyenne des États) que par ses principes moraux et internationalistes. Un État soumis à des pressions internes, composé d’intérêts et d’influences divers, puissants et contradictoires, qui s’est laissé happer par ses politiques de guerre successives et l’exaltation de la puissance militaire – sur lesquelles son  hégémonie s’est bâtie au XXème siècle – au point de ne pouvoir accepter l’évidence de leur décalage avec la réalité du système international et moyen-oriental actuel. Cet État s’est ainsi évertué à créer ou maintenir à l’extérieur les conditions destinées à empêcher l’affaiblissement du militarisme. Ce système conservateur auquel le président Obama s’est heurté n’est pas prêt à mettre fin de sitôt à ses stratégies, modes de domination et à certaines opérations secrètes qui contournent le Congrès et la volonté du peuple, sont discutables d’un point de vue éthique et pratique, et ont montré combien ils peuvent être dangereux et dévastateurs pour les pays et peuples qui les subissent. Cette tension entre le leadership présidentiel et le système s’est concrètement traduite par des compromis consistant, au niveau militaire, à abandonner l’interventionnisme massif à tout crin au profit d’un interventionnisme soutenu mais plus discret, et, au niveau diplomatique, à maintenir une attitude agressive ou coercitive envers les adversaires et compétiteurs, pour des résultats mitigés et qui n’ont pas amélioré le prestige et l’image de l’Amérique en Occident et au M.-O.

Le leadership US dans le monde arabe postrévolutionnaire : un retour à la case départ, mais en pire

À l'époque des premières manifestations pro-démocratie au Moyen-Orient et au lendemain de la chute de Hosni Moubarak en Égypte, le président Obama semblait encore croire au changement et aux réformes démocratiques. Lors d'une conférence de presse donnée le 15 février 2011, il avertit avec des mots mesurés les gouvernements (de Bahreïn, du Yémen et de l'Iran) de ne pas chercher à faire taire les citoyens par la force : "le monde change, vous ne pouvez conserver le pouvoir par la coercition. Cela est particulièrement vrai à l'heure où les gens peuvent communiquer par les téléphones intelligents et Twitter". Évoquant la révolution en Égypte, il réitéra le soutien américain à la liberté des peuples partout dans le monde, ajoutant : "l'histoire finira, rendant témoignage qu'à chaque tournant de la situation en Égypte, nous étions du bon côté de l'histoire "(crédit : Carolyn Kaster/AP)

Au lendemain de la démission contrainte de Hosni Moubarak en Égypte, le président Obama semblait encore croire au changement et aux réformes démocratiques. Au cours d’une conférence de presse donnée le 15 février 2011, il avertit avec des mots mesurés les gouvernements de Bahreïn, du Yémen et de l’Iran de ne pas chercher à faire taire les citoyens par la force : « le monde change, vous ne pouvez conserver le pouvoir par la contrainte. Cela est particulièrement vrai à l’heure où les gens peuvent communiquer par les téléphones intelligents et Twitter ». Il réitéra le soutien américain à la liberté des peuples partout dans le monde, ajoutant : « l’histoire prendra fin, rendant témoignage qu’à chaque tournant de la situation en Égypte, nous étions du bon côté de l’histoire »(crédit : Carolyn Kaster/AP)

Washington continue de miser sur des recettes classiques au M.-O., combinant la capitalisation sur les antagonismes interarabes et intermusulmans, les menaces musclées et les sanctions économiques dont l’effet dissuasif pourrait être plus relatif à mesure que des partenariats géopolitiques alternatifs et des marchés de substitution se consolideront. En somme, si le style du leadership a changé depuis G.W. Bush, l’on ne peut encore en dire autant du fond de la pensée stratégique américaine profondément imprégnée des principes de « diviser pour mieux régner » et de « la carotte et du bâton ». En Syrie, la menace de frappes de représailles imminentes a permis de pousser le régime syrien à se séparer de son arsenal chimique, évitant du même coup à B. Obama un engagement militaire aux conséquences imprévisibles. Mais cet épisode n’a pas enclenché une dynamique vertueuse et rien n’a été entrepris par la suite pour sortir la Syrie de la guerre.

La politique étrangère américaine souffre actuellement d’un manque de lisibilité résultant d’hésitations permanentes dans la phase transitoire actuelle et d’une polarisation de plus en plus grande de la vie politique, entre démocrates et républicains, modérés et militaristes, isolationnistes et interventionnistes (qui ne se recoupent pas), multilatéralistes et unilatéralistes. Le climat actuel, délétère, du Congrès ne lui permet pas de proposer un cap intelligible et fédérateur pour l’Amérique dans la région MENA. Le courage du changement n’a pas su totalement se matérialiser hors du discours : passé l’euphorie des promesses du « Printemps arabe », B. Obama n’a pas tardé à virer sa cuti et à reléguer aux oubliettes son éphémère soutien verbal à la « révolution démocratique » – ce « clair-obscur » duquel ont rapidement surgi les « monstres » dont parlait Antonio Gramsci. Son rétropédalage s’est traduit par un retour aux fondamentaux, autrement dit au soutien traditionnel, pragmatique (et cynique) de Washington aux autocrates arabes. Avec l’Irak, la boucle est en train d’être bouclée et la sentence est terrible : après deux invasions tragiques et six ans de « désescalade » qui n’ont non seulement pas aidé à faire avancer la démocratie mais ont ébranlé les équilibres, la région est revenue à la case départ, en pire : les tyrans classiques n’ont pas disparu mais coexistent désormais avec des jihadistes ultra-radicaux, plus nombreux, plus jeunes et mieux organisés qu’hier. Depuis deux ans, l’on entend moins B. Obama appeler à des réformes que promettre aux régimes du Golfe la protection indéfectible de l’Amérique, sans la conditionner à ces mêmes changements sociaux et démocratiques dont le monde arabe a tant besoin. B. Obama s’est montré bien plus calculateur et prudent qu’audacieux et transformationnel depuis l’époque de son héroïque discours du Caire, et son administration n’a cessé d’appliquer un double standard aux dictatures comme aux terroristes ; ce qui se traduit typiquement par une attitude consistant à rester silencieux devant la répression de Manama en mars 2011 et à vouer aux gémonies la même année les régimes de Tripoli et de Damas ; ou encore à combattre le terrorisme islamiste dans une certaines zones (Afghanistan, Pakistan, Corne de l’Afrique notamment) et à le laisser s’implanter et proliférer dans d’autres, sans s’empresser de le déloger.

Conclusion : le bilan d' »Obama II », tremplin vers un durcissement de l’approche hégémonique libérale classique ? 

Il ne saurait être décemment reproché à B. Obama d’avoir voulu instaurer un leadership « exemplaire » et « intelligent » pour l’Amérique, et lui éviter de nouvelles aventures militaires sans fin, mais plutôt d’avoir, par l’absence d’une stratégie structurée, réparatrice et préventive mise en œuvre à temps, rendu la violence inéluctable, accru les divisions et les incertitudes quant à l’avenir des peuples du M.-O. Pis, certains choix à courte vue sont de nature à semer les graines d’un anti-américanisme toujours plus radical. Pour autant, B. Obama n’est pas une exception dans l’histoire de la PE américaine puisque l’instabilité, l’incertitude et le manque de direction ont pu être ressentis à d’autres époques, masquant (mais sans enrayer) ses tendances stratégiques durables qui restent d’ailleurs à l’œuvre aujourd’hui. La Syrie et l’Irak ont été ou sont en passe d’être pour B. Obama ce que furent pour Jimmy Carter en 1979-80 la crise des otages américains en Iran (dont le fiasco de l’opération Eagle Claw destinée à les secourir) et la crise pétrolière mondiale : un moment test fatidique éprouvant sévèrement leurs limites de décideurs, au cours duquel le leadership de l’un et de l’autre a dû contrer une perception collective de l’affaiblissement de la crédibilité et du prestige des É.-U. Cependant, une telle perception n’a jamais sapé les bases de la puissance militaire américaine et lui a d’ailleurs redonné une impulsion sans précédent dans la période post-Carter. Ses répercussions variées desservent surtout politiquement l’image du président, de son administration et de sa famille politique, mais n’affectent pas un système faisant l’objet d’un consensus bipartisan et qui survivra à leur déroute. Si B. Obama devait connaître une sortie de scène comparable à celle de J. Carter, son ou sa successeur la Maison Blanche pourrait être incité à renouer avec une ligne de PE plus dure et et peut-être plus belliciste. L’ampleur, à cette échéance, de la tendance isolationniste chez les républicains et chez les démocrates déterminera alors l’orientation du futur leadership. En définitive, la politique menée jusqu’à présent par l’administration Obama II, sans être aussi désastreuse que celle de l’administration G.W. Bush, n’a pas vraiment convaincu et n’a pas connu, à ce jour, de véritable coup d’éclat. La part d’impuissance du président Obama face à de nombreux facteurs bloquants ne peut être minorée dans cet état de fait. Résister constamment aux initiatives aventureuses de la CIA, à la pression de ses cadres, des entreprises du secteur de la défense et des lobbies exige un leadership présidentiel fort. Si les négociations internationales sur le programme nucléaire iranien aboutissent à un accord dans les deux années à venir, elles offriront alors à B. Obama le succès en politique étrangère qui lui manque. Néanmoins, un tel accord restera fragile et n’effacera pas son bilan très mitigé et décevant dans le monde arabe, d’autant que le potentiel pour asseoir le leadership américain dans un nouveau cadre de relations plus sain et élaborer une stratégie globale, pas uniquement axée sur le désengagement de ses troupes et sur une lutte antiterroriste sélective mais incluant une sorte de Plan Marshall pour les Arabes autour duquel se serait progressivement construit un nouveau dialogue Orient/Occident, était réel. La fenêtre ouverte dès l’immédiate période post-« Printemps arabe » où tout était à repenser pour l’avenir a été la première des opportunités manquées.

Chady Hage-ali

Stratpolitix

*Chady Hage-Ali, « Leadership américain au Moyen-Orient : une relecture à l’aune du conflit syrien », Paris, Confluences Méditerranée N°89, ed. L’Harmattan, Printemps 2014, pp.145-161, <http://www.cairn.info/resume.php?ID_ARTICLE=COME_089_0145>.

Dossier « Tragédie syrienne » du n° 89 de « Confluences Méditerranée » dirigé par Barah Mikaïl, chercheur au FRIDE et membre du comité de rédaction de « Confluences Méditerranée » : <http://www.confluences-mediterranee.com/-No-89-Printemps-2014->

La revue sur le site des Éditions L’Harmattan : <http://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=revue&no=12>

La revue sur le portail CAIRN : <http://www.cairn.info/revue-confluences-mediterranee-2014-2.htm>
Site de l’Institut de Recherche et d’Études Méditerranée Moyen-Orient (IREMMO), Paris : <http://www.iremmo.org/spip/spip.php?page=accueil>

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Publié dans Défense & sécurité, Diplomatie, géostratégie, Proche Orient, Sociologie & géopolitique des religions, Théories et concepts des relations internationales

Les ressorts et facettes de l’exceptionnalisme politico-religieux américain (colloque)

détail d'un tableau allégorique de John Gast, datant de 1872 qui représente l'expansion victorieuse de l'Amérique, incarnée par Columbia, laquelle étend la lumière de la civilisation vers l'Ouest sauvage.

détail d’un tableau allégorique de John Gast, datant de 1872 qui représente l’expansion victorieuse de l’Amérique, incarnée par Columbia, laquelle étend la lumière de la civilisation vers l’Ouest sauvage.

Résumé : Les Américains ont la particularité de se vouloir et d’être véritablement différents, voire uniques ; c’est ce que l’on appelle « l’exceptionnalisme américain ». Aussi croient-ils fermement en la « destinée manifeste » de leur pays. Cette spécificité, qui n’est pas nouvelle – vu ses origines puritaines – mais qui semble s’être accentuée au cours des dernières décennies, trouve sa confirmation dans de nombreux domaines, notamment la religion. Source de perplexité dans le reste du monde, le facteur religieux se révèle toujours beaucoup plus fort aux États-Unis que dans les autres nations démocratiques et industrialisées.

C’est autour de cet exceptionnalisme, théorie au puissant pouvoir mobilisateur, qu’une journée d’étude a été organisée le 14 février 2014 par l’Université de Valenciennes et du Hainaut Cambrésis (UVHC), le laboratoire CALHISTE, en partenariat avec l’Institut d’Étude des Faits religieux (IEFR). Celle-ci a réuni un panel d’intervenants spécialistes des États-Unis et des questions religieuses dont j’ai eu le plaisir de faire partie. L’objectif de ses organisateurs a été de proposer une tentative, humble mais ambitieuse, de cadrage de l’exceptionnalisme américain[1], en explorant ses fondements historiques et ses multiples expressions et répercussions politiques, diplomatiques, religieuses et culturelles. La religion civile américaine (Civil Religion) expliquée par Mokhtar Ben Barka (UVHC); la politique basée sur la foi (faith-based initiatives)  par John Chandler (UVHC)[2]; la politique extérieure par Malie Montagutelli (Paris 3-Sorbonne Nouvelle); le cinéma hollywoodien en tant que vecteur de diffusion de l’exceptionnalisme en Amérique et dans le monde, par Nathalie Dupont (Université du Littoral Côte d’Opal/ ULCO); et le missionarisme évangélique par votre serviteur, ont reflété la diversité des thèmes à travers lesquels se décline l’exceptionnalisme. Le présent article accompagne le propos du colloque d’une analyse personnelle et indépendante en attendant la restitution des actes, et retient la « destinée manifeste » comme fil conducteur de la réflexion.

La « destinée manifeste » : contexte de réalisation d’une idée puissante Exception_PR_EU_affiche_smll - Copie

      Émergeant d’un riche univers mental mais généralement peu connu ou évoqué hors des cercles américanistes, le concept de « destinée manifeste » est l’un des avatars les plus englobants de l’exception américaine. À l’origine, ce fut un slogan accrocheur, popularisé en 1845 par la revue « US Magazine and Democratic Review » (réputée proche du mouvement national populiste « Jacksonian democracy » fidèle aux idées du président Andrew Jackson [1767-1845]), et né sous la plume du journaliste new yorkais John L. O’Sullivan. Son article intitulé « Annexation »[3] fit date, frappant les esprits par sa tonalité conquérante et intransigeante, incitant à l’annexion de l’État du Texas – qui surviendra la même année, déclenchant la guerre américano-mexicaine (1846-1848). Sur ces entrefaites, le Congrès américain votera le 14 février 1848 l’intégration à l’Union de la moitié Sud du territoire de l’Oregon né d’un compromis avec la Grande-Bretagne (traité de l’Oregon en 1846). Celle-ci succèdera à l’annexion du Nouveau-Mexique et de la Californie le 2 février 1848 (entérinée par le Traité de Guadalupe Hidalgo). Sur une période d’expansion territoriale s’étalant de 1787 (date de rédaction de la Constitution) à 1861, l’accélération du processus fut sans précédent durant l’unique mandat présidentiel (1845-1849) du démocrate jacksonien James Knox Polk (1795-1849). Quoique généralement – et certainement à juste titre – présentée comme une dynamique irrésistible et irréversible, il convient de souligner que de nombreux aspects, à la fois idéologiques/religieux et purement pratiques de la « destinée manifeste » suscitèrent néanmoins des questionnements voire des réticences et des  vives contestations au sein du paysage politique et de la société civile. La moralité, le bon sens et la nature prétendument sacrée de la « destinée manifeste » n’allaient pas forcément de soi aux yeux de tous les Américains. Ce qui n’empêcherait pas les voix dissonantes d’être noyées par une puissante vague de patriotisme et le fait accompli d’être majoritairement soutenu par le peuple au nom d’impératifs économiques et sécuritaires engageant la souveraineté nationale. Les démocrates jacksoniens, réputés réactionnaires, populistes et expansionnistes, soutenaient l’idée que les Américains blancs devaient étendre leur contrôle d’Est en Ouest, entre l’Océan Atlantique et le Pacifique tandis que leurs opposants jeffersoniens et « Whigs » (libéraux, égalitaristes et modernistes) préféraient mettre l’accent sur l’approfondissement de la structure socio-économique existante (les premiers privilégiant la consolidation du secteur agricole, les seconds davantage celle du tissu industriel) plutôt que sur l’expansion territoriale jugée par beaucoup inconstitutionnelle, arbitraire, inutile et moralement condamnable puisque susceptible d’encourager l’extension de l’esclavage. La « question noire » était déjà une source de désaccords au sein même des partis et provoqua l’éclatement de l’éphémère parti Whig. Ces lignes de faille allaient préfigurer plus tard  la déchirure de la guerre de sécession.

Célèbre affiche électorale de 1900 comparant entre autres, la situation désastreuse de Cuba sous domination espagnole en 1896 et de Cuba sous contrôle américain depuis la guerre hyspano-américaine de 1898, renouant avec la liberté et de la prospérité. (crédit : Wikimedia Commons).

Célèbre affiche électorale de 1900 comparant entre autres la « situation désastreuse » de Cuba sous domination espagnole en 1896 et le « renouveau » de Cuba sous contrôle américain renouant avec la liberté et la prospérité depuis la fin de la guerre hispano-américaine de 1898 (crédit : Wikimedia Commons).

De l’expansion territoriale à la domination morale

     La « destinée manifeste » s’articule autour d’une dualité entre, d’une part, un expansionnisme géographique vigoureux  (via la colonisation de peuplement) servant un agenda nationaliste fondé sur des considérations pratiques et prosaïques immédiates; d’autre part, une idée plus transcendante, intemporelle et universelle du rôle ou de la mission moral(e) de l’Amérique. Sa providentialité autoproclamée, conjuguée à la volonté populaire et à la propagande, a traversé les époques, fournissant maintes fois une justification au fait colonial et à l’unilatéralisme par laquelle les décideurs pouvaient d’une certaine manière se donner bonne conscience. Le paradoxe moral qui se dégage de cet “égoïsme sacré” a été admis lors du colloque, moyennant toutefois quelques nuances. En effet, tout en reconnaissant le fait que l’Amérique a pu être amenée à coloniser et à annexer (les frontières de l’Ouest d’abord puis d’autres territoires étrangers comme Hawaï et les Philippines à la fin du XIXe siècle) sans égard pour les populations autochtones (et ce, d’autant plus facilement qu’il n’existait pas encore de Déclaration internationale des droits indigènes) dans le but d’augmenter la superficie de son territoire, ses ressources naturelles et de jouir de positions militaires stratégiques plus ou moins provisoires ; cela ne la rend pas a posteriori assimilable aux empires coloniaux européens multi-continentaux et extensifs, dont les finalités étaient immanentes à leur essence et non dictées par les contingences. Coloniale par accident, par besoin ou par utilitarisme plutôt que par choix, dessein ou soif de domination – ambition qu’elle a d’ailleurs, de tout temps, refusé d’assumer -, l’Amérique a coutume, au contraire, de se positionner et de s’affirmer volontiers comme une « puissance morale » ou un « Empire de la liberté » (selon l’idée développée par Thomas Jefferson [1743-1826]). Sa stratégie de domination est définie comme non-territoriale, symbolique, bienveillante et libératrice, destinée à défendre, à exporter et à faire triompher (par son rayonnement autant que par sa puissance économique) ses valeurs morales, culturelles, démocratiques et marchandes; dût-elle à cet effet – et quand d’exceptionnelles circonstances l’y acculent -, intervenir militairement, sanctionner économiquement, provoquer des changements de régimes hostiles ou non coopératifs afin d’asseoir un contrôle politique pour une durée convenant à ses intérêts. L’usage – qui allait devenir de plus en plus décomplexé dans la diplomatie américaine – d’une rhétorique ambiguë, expansionniste et unilatéraliste drapée du manteau de l’humanitaire, est éloquemment illustré par l’affiche électorale du parti républicain datant du 12 juillet 1900 et vantant le bilan et les « promesses tenues » du président sortant William McKinley (1843-1901), héraut d’une politique étrangère hégémonique et artisan de la reprise économique et du sauvetage des banques en 1897 après la Panique de 1893. Sous les portraits du candidat à sa propre succession et de son colistier Theodore Roosevelt (1858-1919), figure un slogan justifiant le protectorat américain mis en place sur Cuba en 1898 et sans doute implicitement l’annexion des Philippines, de Puerto-Rico, Guam et Hawaï la même année : « le drapeau américain n’a pas été planté sur le sol étranger pour acquérir plus de territoire, mais pour le bien de l’humanité » (The American flag has not been planted on foreign soil to acquire more territory but for humanity’s sake). La preuve en est que, contrairement aux idées reçues de nos jours, certains traits de tempérament et éléments de langage ne sont pas apparus sous l’ère des idéalistes néonconservateurs (2001-2009) entourant le président George W. Bush.

« L’instinct du bien » et la « morale universelle » de l’Amérique : les sources de légitimation de son action dans le monde

Affiche officielle du documentaire de propagande "Pershing's Crusaders" réalisé à l'occasion de l'entrée en guerre de l'Amérique contre l'Allemagne. Pour le président Woodrow Wilson, rompant avec l'isolationnisme, la participation tardive de son pays à la première guerre mondiale est une exigence. L'Amérique doit donner son sang et ses forces pour les principes qui l'ont fait naître... L'affiche joue sur l'association et les stéréotypes. Les héroïques soldats commandés par le général Pershing sont représentés comme les dignes descendants des croisés.

Affiche officielle du film de propagande « Pershing’s Crusaders » réalisé à l’occasion de l’entrée en guerre de l’Amérique contre l’Allemagne le 6 avril 1917. Rompant avec l’isolationnisme et la neutralité, le président Woodrow Wilson voyait dans la participation tardive de son pays à la Première guerre mondiale un enjeu pour la paix, la démocratie et liberté des peuples, déclarant que l’Amérique devait donner son sang et son pouvoir pour les principes qui l’avaient fait naître. L’affiche fonctionne sur les stéréotypes et l’analogie entre les héroïques soldats commandés par le général Pershing et les preux croisés.

     Traditionnellement, l’Amérique aime à brandir fièrement un idéalisme moral qui se veut sincère, vibrant et unique. Il peut lui arriver cependant d’échouer à convaincre de l’authenticité de sa démarche, et de se laisser enfermer sur elle-même par ses principes. Cet idéalisme est vécu comme une vertu, une « marque pays » et un gage de succès dans tous les domaines (grâce à l’intensité de l’énergie, du dévouement et de l’optimisme populaires qu’il suscite). A contrario, le manque de foi, de volontarisme, d’engagement moral des Européens et, du point de vue politico-économique, la persistance d’un modèle social-démocrate et d’un interventionnisme étatique (l’État-providence) dont l’idée que s’en font les conservateurs américains est généralement excessive, inspirent le mépris outre-Atlantique. Washington ne se prive guère d’utiliser à son avantage ces « lacunes » et « failles » européennes identifiées comme autant de causes privant l’UE-28 d’un véritable leadership et expliquant son lent déclin socio-économique et culturel, ainsi que son inefficacité, entre autres, à régler un certain nombre de crises et des conflits mondiaux depuis deux décennies. Au XXe siècle et au début du XIXe siècle, chaque fois que l’Amérique a eu recours à l’interventionnisme unilatéral sur la scène internationale, elle l’a justifié en affirmant n’avoir d’autre choix que de pallier avec fermeté et détermination l’impuissance, l’immobilisme ou l’incompétence de ses alliés européens et des institutions internationales. Des guerres mondiales à la guerre des Balkans, l’action américaine (diplomatique et militaire) aura de nombreuses fois sauvé la mise à l’Europe en difficulté. On comprend mieux dès lors pourquoi l’attitude attentiste du président Barack Obama représente plus qu’une inflexion mais une rupture avec la tradition ressentie comme un véritable affront et une trahison par les républicains les plus conservateurs (et même par certains modérés) qui restent persuadés que le statut de superpuissance de l’Amérique et ses valeurs universelles lui incombent naturellement une plus grande – exceptionnelle – responsabilité morale que tout autre acteur international. L’attitude résultant de cette conviction est auto-perçue comme proactive, courageuse, honnête et altruiste tandis que celle-ci est décrite par de nombreux alliés et adversaires comme arrogante, interférente, aventureuse, hypocrite, égoïste et perfide. Cette distorsion/incompréhension, plutôt que d’avoir un effet dissuasif sur les decision makers américains ou de les pousser à se remettre en question, les convainc un peu plus de leur caractère visionnaire et valeureux que les autres nations critiquent, soit parce qu’elles l’envient soit ne le comprennent pas, mais dans les deux cas, parce qu’elles en sont dépourvues. Si l’exceptionnalisme était une chose aisée à appréhender uniquement par l’intellect, il serait dès lors plus ou moins possible pour d’autres nations de se l’approprier rapidement. Or, l’incompréhension de la majorité conforte le sentiment de la minorité d’être dotée d’un génie et d’un instinct moral supérieurs, innés et inimitables. Les États-Unis considèrent que leurs actions contournant certaines règles internationales restent non moins légitimes et nécessaires et ne doivent être jugées qu’à l’aune de leurs objectifs « bons pour l’Amérique et pour l’humanité ». Cette approche, bien moins regardante sur la manière que sur l’intention, est conçue dans un esprit conforme au proverbe kantien « l’intention vaut l’action » résumant le concept moral de l’ « impératif catégorique » du philosophe. Cela dit, la légalité et la légitimité internationales ne sont pas sans importance dans la perspective américaine. Ses dirigeants, de quelque bord politique que ce soit, ne méprisent pas ces notions, bien qu’ils s’arrogent souverainement le droit d’en faire abstraction à partir du moment où cela ne leur semble suffire à résoudre un problème sérieux ou constitue une entrave à la sauvegarde de leurs intérêts supérieurs nationaux. Dans leur hiérarchie des valeurs, leur conception de la moralité est absolue, donc placée au dessus de la légalité internationale.

Le 27 octobre 2007, alors qu'elle s'apprêtait à témoigner devant le Chambre des représentants, la secrétaire d'État Condoleeza Rice fut prise à partie dès son arrivée par une activiste du collectif féminin anti-guerre "Code Pink". Son assaillante, Desiree Anita Ali-Fairooz, tout en agitant ses mains couvertes d'un rouge sang devant le visage de C. Rice, impassible, s'écria : "vous avez le sang de millions d'Irakiens sur vos mains, vous êtes une criminelle de guerre !" (crédit photo: AP)

Le 27 octobre 2007, alors qu’elle s’apprêtait à témoigner devant le Chambre des représentants, la secrétaire d’État Condoleeza Rice fut prise à partie par une activiste du collectif féminin anti-guerre « Code Pink ». Son assaillante, Desiree Anita Ali-Fairooz, agitant ses mains couvertes d’un rouge sang l’invectiva quelques secondes avant d’être évacuée : « vous avez le sang de millions d’Irakiens sur vos mains, vous êtes une criminelle de guerre ! » (crédit photo: AP)

Les normes et standards évoluent, les opinions publiques sont influençables et versatiles, mais les principes moraux américains sont, eux, conçus comme immuables. Parfois, les risques que comporte une action extérieure (intervention militaire), si élevés soient-ils, valent la peine d’être pris car l’idée de la grandeur et de la justice promue par l’Amérique exige des sacrifices et des pertes (l’Amérique n’est-elle pas née et n’a-t-elle pas grandi en puissance et en sagesse dans la foi autant que dans la douleur?). Le concept de « chaos constructif »(constructive chaos) employé par l’administration George W. Bush (et précisément sorti de la bouche de sa secrétaire d’État Condoleeza Rice au plus fort de la « guerre des 33 jours » en juillet 2006) relève du même ordre d’idée. Celui-ci désigne la dystocie d’un « nouveau Moyen-Orient » s’apprêtant à entrer dans une ère tourmentée par les guerres et la violence, présentée comme un passage cruel mais obligé avant son remodelage définitif. L’Amérique (pas exclusivement celle des néoconservateurs) conçoit que la licéité d’une guerre, fût-elle préventive ou défensive, n’est pas une fin en soi compte tenu de la nature du système international actuel, au demeurant peu solidaire et peu soucieux de « faire progresser le bien », contrairement à l’Amérique. Ce système, gouverné par de grosses machines bureaucratiques et technocratiques, dénué de toute vision, est jugé incapable de prendre en charge le devenir du monde sans l’indispensable superpuissance qui sait prendre des décisions difficiles et coûteuses au nom de ses grands principes. L’administration G.W Bush avait ainsi fait le pari qu’en apportant la démocratie et en améliorant la stabilité et la sécurité au Moyen-Orient après son intervention militaire contestée en Irak en 2002, elle en aurait tiré suffisamment d’honneur et de prestige pour faire valoir rétroactivement le bien-fondé des choix qu’elle avait assumés malgré le scepticisme ambiant et les protestations. Les États frileux ou hostiles à son projet auraient fini par réévaluer leur jugement négatif en constatant les bénéfices qualitatifs et quantitatifs engendrés par l’action américaine et sa « vision morale » du monde. Mais le fiasco de l’occupation de l’Irak n’aura fait, au contraire, que rendre le jugement de la société internationale plus implacable, et de fait, la centralisation de ses critiques sur les motifs initiaux (fallacieux) de la guerre s’en trouva amplifiée. Dans l’absolu, aucun argument n’aurait pu freiner la décision de la Maison Blanche de partir en « croisade » pour réaliser son ambitieux, utopique projet, ou devrait-on dire, sa « destinée ». Car le concept de « Grand Moyen-Orient » des néoconservateurs comme celui de la « destinée manifeste » des démocrates jacksoniens portait en lui une légitimité morale d’une invincible évidence d’être du côté du bien (contre le mal), posture sacrée interdisant l’échec ou la dérobade.

Le modèle de la nation hybride : un exceptionnalisme en danger ?

Cette photo prise le 16 septembre 2007 où l'on voit le sénateur B. Obama et les deux autres candidats à l'investiture démocrate devant le drapeau américain, les mains jointes en dessous de la taille, tandis que résonait le sermon d'allégeance (pledge of Allegeance) avait tourné sur la toile, suscitant l'indignation. Cible régulière de nombreuses rumeurs et attaques remettant en cause autant sa religion (il serait en réalité un musulman) et son patriotisme, le président Obama avait récusé ces accusations, précisant qu'il ne s'agissait pas du sermon d'allégeance mais de l'hymne nationale, le Star-Spangled Banner ("La Bannière étoilée") durant laquelle il ne faut pas poser la main droite sur le coeur mais chanter.

Photo prise le 16/09/2007:  l’on y voit le sénateur B. Obama et les deux autres candidats à l’investiture démocrate, Bill Richardson et Hillary Clinton devant le drapeau américain. Ses mains jointes placées sous la taille pendant le Serment d’allégeance (Pledge of Allegiance) suscitèrent un tollé sur le web. L’intéressé récusa les allégations d’antipatriotisme, arguant qu’il ne s’agissait pas du serment mais de l’hymne nationale, »La Bannière étoilée » (Star-Spangled Banner) durant laquelle chanter est suffisant. (crédit : Reuters)

     La « destinée manifeste » représente assurément une clé d’entrée privilégiée pour une compréhension plus large de la paradoxale Amérique, perçue dès l’origine par ses premiers colons comme une bénédiction et une « mission confiée par Dieu » (God given mission). Débutant par les aspects historiques, le cheminement de la réflexion a abouti lors du colloque à la question de la perpétuation d’un esprit autant empreint de religiosité que de laïcité qui anime l’exceptionnalisme religieux et le patriotisme américains. Une hybridation mise en exergue par le professeur Moktar Ben Barka dans un édifiant exposé sur la « religion civile américaine »[4]. Cependant, la profondeur de ce double ancrage de l’exceptionnalisme dans le réel et le sacré, le temporel et le spirituel, qui créé une alchimie harmonieuse et fait de l’Amérique un pays à la fois authentiquement, constitutionnellement laïc et profondément attaché à la religion, n’empêche pas de faire remarquer que des changements sociétaux et politiques commencent à secouer les repères traditionnels, identitaires et affectifs, suscitant des réactions controversées et éveillant la colère et l’inquiétude des milieux conservateurs. Ceux-ci alertent l’opinion sur le fait que les spécificités fondamentales sur lesquelles repose l’identité américaine sont menacées par les politiques, menées à l’intérieur comme à l’extérieur par le président Obama.

L’ exceptionnalisme, comme outil pédagogique, ne fonctionne jamais mieux que lorsque l’Amérique se trouve dans une situation qui l’oblige à s’affirmer et à se démarquer par rapport à un ennemi extérieur, une antithèse parfaite, figée et menaçante, qui donne une raison concrète aux forces de la nation de se mobiliser, de s’unir, de consentir des efforts pour faire avancer la cause nationale et d’appuyer les mesures du gouvernement visant à augmenter les moyens de maintenir sa suprématie militaire. Tour à tour, cet ennemi fondamental a pu prendre les traits, pour l’essentiel, de l’Empire britannique, de l’Union soviétique puis de l’islamisme, son premier ennemi déterritorialisé et désétatisé. Mais aujourd’hui, il semblerait que, ironiquement, une partie de l’Amérique exceptionnaliste et chrétienne se soit également trouvé un nouvel ennemi intérieur, symbolique et culturel, en la personne du président Barack Obama. Ce dernier est la cible régulière de rumeurs et d’accusations diverses remettant en cause son appartenance religieuse (il serait en réalité « musulman »), son patriotisme, ses convictions politiques (il est suspecté d’anciennes sympathies rémanentes allant aux Black Panthers et au marxisme) jusqu’à sa filiation paternelle utilisée pour étayer les thèses susmentionnées. Des points de controverse et des flous qui en font l’un des présidents les plus intrigants, insaisissables et polarisants de l’histoire des États-Unis. Ses détracteurs les moins extravagants lui reprochent plus sobrement un « réalisme cynique et électoraliste » qui le pose tantôt en fossoyeur d’un exceptionnalisme fondé principalement depuis des décennies sur la foi, l’amour de la patrie, l’idéalisme, la puissance et sur la prééminence du militarisme comme base et vecteur du leadership, tantôt en opportuniste capable à tout moment de retourner sa veste, de revenir sur ses engagements et de poursuivre une guerre (en Afghanistan) « sans y croire une seconde » [5]. Si le mot « exceptionnalisme » n’a jamais été entendu dans les discours des présidents américains des trois dernières décennies, démocrates et républicains confondus, aucun d’eux, de Ronald Reagan à B. Obama, n’a toutefois caché sa pleine adhésion à l’idée voulant que le peuple américain possédât des qualités exceptionnelles, ni le sérieux avec lequel il considérait son devoir de chef d’État de maintenir l’Amérique dans son statut de première puissance et de « nation indispensable » (indispensable nation). Mais ce discours classique, rassurant quoique convenu, généralement attendu de la part de tout président américain et auquel B. Obama ne peut logiquement se soustraire, passe péniblement l’épreuve des faits dans son cas personnel. La question de l’exceptionnalisme et le mot lui-même se sont invités de façon inédite aux élections présidentielles de 2012, comme une manière de revitaliser un nationalisme affadi par le passage de l’administration Obama, et ont servi d’argument central dans les discours offensifs de ses adversaires, Newt Gingrich [6], Rick Perry [7] (tous deux candidats à la primaire du Parti républicain) et Mitt Romney, candidat malheureux à la présidentielle [8]. [ mise à jour du 17/06/ 2014 : le président a fini par comprendre qu’il a tout intérêt à se réapproprier ce thème de controverse utilisé contre lui, en atteste son discours prononcé le 28 mai 2014 à l’académie militaire de West Point, où, évoquant l’exceptionnalisme et l’accommodant au passage au multilatéralisme qui lui est cher, il a déclaré : « Je crois en l’exceptionnalisme américain de toutes les fibres de mon être. Mais ce qui nous rend exceptionnels, ce n’est pas notre capacité à faire fi des normes internationales et de la primauté du droit, mais notre volonté de les affirmer à travers nos actions » (I believe in American exceptionalism with every fiber of my being. But what makes us exceptional is not our ability to flout international norms and the rule of law; it is our willingness to affirm them through our actions)].

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p class= »wp-image-3705 « >Face au « Godless » rampant, choisir entre la « guerre culturelle » ou « la porte vers l’inconnu »

     À travers ce discours d’opposition qui entend raviver la mythologie nationale, les républicains de l’aile la plus conservatrice du parti ne reprochent pas uniquement à l’actuel président d’avoir fait perdre à l’Amérique beaucoup de son prestige militaire et de son leadership mondial, en faisant notamment le choix du leading from behind (« diriger de l’arrière »), mais également l’aversion ou l’indifférence qu’il montre pour les traditions et symboles chers à la nation. Sur le plan économique, ses tendances socialistes, étatistes/interventionnistes (keynésiennes) et « européanisantes », contraires à l’État minimal et au conservatisme fiscal – constantes du parti républicain – ont été présentées comme la principale cause du creusement du déficit budgétaire et de la dette publique ayant atteint depuis 2009 des niveaux historiques. À contre cœur, et au terme d’un bras de fer de trois ans, les républicains ont dû céder en février 2014 face aux démocrates sur la question du relèvement du plafond de la dette pour un an. Une capitulation nécessaire pour éviter le défaut de paiement. Sur le plan des valeurs, l’Amérique traditionnaliste est en passe de perdre sa « guerre culturelle et religieuse » face à une pensée de gauche radicale qui gagne du terrain. Fortement déçus par le programme du parti républicain, ses échecs et ses compromis qui ne sont plus en phase avec leurs valeurs, les chrétiens se retrouvent de moins en moins dans l’offre politique et commencent, dans l’ensemble, à reconsidérer moralement et philosophiquement l’alliance qui les lie au Grand old party depuis des décennies, bien que la majorité d’entre eux continuera à voter républicain, plus par pragmatisme (et absence d’alternative) que par envie et choix volontaire. Néanmoins, ils seraient nombreux à avoir fini par épouser les positions radicales du Tea party, mouvement de contestation hétéroclite, populiste, libertaire, ultraconservateur, né il y a cinq ans, essentiellement bâti sur l’anti-Obama et situé à la droite du parti républicain (duquel il est pour l’instant indissociable même si une partie des républicains mainstream s’en méfie et le perçoit comme une machine à perdre les élections). Pour comprendre les raisons de la colère et de l’amertume des chrétiens et conservateurs, il faut se replonger dans l’histoire de longue durée où le nationalisme et la foi, l’américanocentrisme et le christocentrisme ont procédé de la même dynamique et évolué de pair dans la réalité (et la mentalité) américaine. Cette association dans la psyché collective a d’ailleurs occasionné une compréhension relativement biaisée des autres schèmes culturels (vus à travers le prisme de ses propres conceptions et archétypes) suivie d’une attitude volontiers hautaine et méprisante, et par des politiques transformationalistes voire « messianiques » qui ont créé plus d’instabilité et de ressentiment dans le monde qu’elles n’ont atteint les objectifs déclarés des États-Unis. La concordance entre les deux domaines ou préoccupations est telle que l’orthodoxie nationale américaine redoute que tout changement culturel radical survenant dans l’un ne tarde à affecter l’autre, et à terme, à faire s’effondrer tout le système. Elle tente d’empêcher la destruction annoncée de son idiosyncrasie, de ses piliers que sont le patriotisme constitutionnel, le libéralisme économique, l’anti-étatisme et la religion civile, sous l’effet conjugué et néfaste du relativisme culturel, de la socialisation économique, de la sécularisation/déchristianisation, de la désaffiliation ecclésiale/communautaire, de la pluralisation religieuse et de la progression de l’Islam. Un certain nombre de questions d’avenir alimentent l’angoisse : une Amérique « Godless » pour laquelle militent activement depuis une douzaine d’années les mouvements humanistes, sécularistes et athées gardera-t-elle son caractère « exceptionnel »? Cette démocratie libérale purgée de l’idée d’élection et de mission divine qui la fonde et la stimule, de son référentiel et de ses traditions chrétiens, de l’intervention permanente du surnaturel, restera-t-elle « l’Amérique » telle qu’elle s’identifie elle-même et est communément identifiée ? En quoi se différenciera-t-elle des autres nations industrialisées et puissances émergentes?

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p class= »MsoNormal »> La construction sans fin d’un idéal américain « universel »

Image représentant John Winthrop aux cotés de l'équipage de l'Arabella. Source : simsonian.com /Bettmann / Corbis)

Image représentant John Winthrop à bord de l’Arabella. Source : Simsonian.com /Bettmann / Corbis)

En introduction de ma communication intitulée « Destinée manifeste et mission évangélique, ou les fondements mystico-politiques d’une Amérique providentielle », j’ai tenté d’expliquer mon parti-pris de ne pas limiter la « destinée manifeste » à un mythe de l’expansion circonscrit aux impératifs nationaux posés entre les années 1830 et 1890, mais plutôt de la dépeindre comme un processus téléologique plus complexe, un mouvement auto-réalisateur, indéfini sous bien des aspects, qui ne se départ pas de sa sacralité et de sa dimension surnaturelle même en étant déthéologisé, qui ne se fixe pas de limites spatio-temporelles absolues, de cadre normatif et se joue des « ismes »(bien que possédant un fort potentiel idéologique), à commencer par l’intellectualisme, inhibiteur de volonté. Le puissant élan qu’insuffle la « destinée manifeste », voulue d’essence divine ou providentielle par son auteur, ne peut non plus être interrompu ou annulé par la seule volonté humaine (qui n’est que l’instrument de Dieu). Il n’est guère étonnant, à cet égard, que ce concept ait dépassé et surplombé le continentalisme et l’impérialisme défensif qui devaient initialement faciliter la mise en œuvre de la doctrine Monroe et la sanctuarisation du territoire national. La « destinée manifeste » englobe cette « cause de l’Amérique » dont parlait le révolutionnaire Thomas Paine dans son livre « Le sens commun » (The Common Sense) publié en 1776, et qui serait « la cause de l’humanité tout entière ». Il écrivait : « Il est en notre pouvoir de créer un nouveau monde. L’Amérique se dressera, non pas pour elle seule, mais pour le monde. (…) La cause de l’Amérique est dans une grande mesure la cause de l’humanité tout entière (…) Ce n’est pas la préoccupation d’une journée, d’un an, ni d’un siècle ; la postérité est virtuellement impliquée dans le déroulement des choses, et elle sera plus ou moins touchée, même à la fin des temps, par ce qui se passe »[9]. En tant que finalité sans fin, la « destinée manifeste » est donc vouée à demeurer une œuvre terrestre incomplète et un combat spirituel permanent. Aseptisée, abstractisée, justifiée, transfigurée, muséifiée, la « destinée manifeste », en dépit de ses aspects les plus sombres et tragiques rappelés par les historiens américains depuis les années 1970, est volontiers retenue par une mémoire collective  idéalisée comme une histoire légendaire et intemporelle, exaltante, typiquement américaine, de bravoure et de foi ; un appel mystique et impérieux de pieux et humbles fermiers blancs luttant pour leur survie dans un environnement hostile autant que pour leur salut ; un récit auto-indulgent où la mort et la brutalité massifiées, arrachées à l’humanisation par la « volonté divine », opèrent une transmutation de la culpabilité du sang versé en un sacrifice collectif douloureux mais inexorable par lequel jaillira la vie, la promesse éternelle pour l’Amérique d’exister en puissance et en gloire après avoir vaillamment surmonté les épreuves. Le repeuplement du territoire entre en résonance avec la théologie du remplacement, condamnant un peuple indigène déchu, coupable de s’être éloigné de Dieu, à s’incliner, à embrasser la croix ou à disparaître pour laisser la place à un nouveau peuple choisi pour la pureté de sa foi.

Une symbiose idéologique comme support à l’esprit de conquête américain

Le creuset de la « destinée manifeste » est rempli de mythes fondateurs pétris d’analogies et d’allusions bibliques dans lesquelles la terre, symbolisant la promesse de Dieu à ses élus, revêt une importance centrale, partant de la Genèse [notamment le verset 28 du chapitre 1 où Dieu bénit Adam et Eve et leur dit de se multiplier, de remplir la terre et l’assujettir] jusqu’à l’Exode et la conquête du pays de Canaan par les Hébreux. Cette « destinée manifeste » peut ainsi être vue comme l’un des corollaires de la systématisation de la théologie de l’alliance. Dès lors, sous-estimer la puissance du facteur (et moteur) religieux, même sous-jacent, et choisir de ne s’attarder que (ou principalement) sur les chroniques socio-politiques de la maturation institutionnelle américaine, revient à perdre de vue l’essence créatrice du mythe national et républicain américain.

La première version (de 1629) du sceau de la colonie de la baie du Massachusetts, reflétait les intentions - pas que commerciales mais aussi missionnaires - des colons. Un rouleau sortant de la bouche de l'indien representé sur le sceau lui fait dire (à l'endroit des chrétiens anglais) : "Come over and help us" ("Venez et aidez-nous"). L'analogie biblique est évidente et renvoie à "Actes 16 :9" : "Pendant la nuit, (l'apôtre) Paul eut une vision: un Macédonien lui apparut, et lui fit cette prière: Passe en Macédoine, secours-nous !"

La première version (1629) du sceau de la colonie de la baie du Massachusetts, reflétait les intentions – pas que commerciales mais aussi missionnaires – des colons. Un phylactère en forme de rouleau sortant de la bouche de l’indien au centre du sceau lui fait dire aux chrétiens anglais : « Come over and help us » (« Venez et aidez-nous »). Cette phrase renvoie au Nouveau Testament (Actes 16:9) : « Pendant la nuit, (l’apôtre) Paul eut une vision: un Macédonien lui apparut, et lui fit cette prière: Passe en Macédoine, secours-nous! »

La « destinée manifeste » est un agrégat de principes bibliques (peuple élu, prédestination, relation alliancielle, théonomie) et d’emprunts aux théories philosophiques réformées, politiques et socio-économiques. Dans cette sédimentation, le profane n’entre pas en conflit avec le religieux ni ne l’absorbe, et vice versa. Au contraire, ces composantes se renforcent mutuellement. Le corpus de la « destinée manifeste » intègre des éléments du « constructionnisme ouvert » (loose constructionism) qu’incarnait le fédéraliste Alexander Hamilton (1757-1804) favorisant une interprétation libre, non littérale, de la Constitution afin de donner des pouvoirs étendus à un État central à exécutif fort, – en l’occurrence pour servir à justifier l’acquisition de nouveaux territoires même si la Constitution n’en donnait pas expressément le droit (« tout ce qui n’est pas interdit est autorisé »); du baconianisme qui consacre le pouvoir d’action et de domination de « l’Empire humain » sur la nature grâce à la science et la technique; de l’utilitarisme qui ramène la notion du juste à celle de l’utile; du spencérisme basé sur « la sélection des plus aptes », selon l’expression de son théoricien; du physiocratisme qui plaide pour un développement économique basé essentiellement sur l’agriculture, mais aussi sur les lois naturelles de la liberté et de la propriété privée. Après la Reconstruction (fin de la guerre civile), ce courant agraire s’essoufflera en même temps que le rêve jeffersonien d’une Amérique des campagnes prospère au profit du modèle hamiltonien, industriel et urbain. En tout état de cause, il ressort de cette mixture idéologique des processus et étapes invariables qui sont les suivants : « conquérir, peupler et dominer (la terre) », étant entendu que la nature et toutes les richesses qu’elle renferme sont un don de Dieu et ont vocation à être exploitées et extraites pour le bien du plus grand nombre; « civiliser et évangéliser », autrement dit diffuser et implanter la démocratie et le christianisme – ces deux principes sont consubstantiels et sont une condition pour que la communauté chrétienne se multiplie et vive en paix, se tenant éloignée de « l’état de nature » et du paganisme contraires à la civilisation et associés, dans la pensée puritaine, au domaine des ténèbres ou royaume de Satan. Schématiquement, il ne peut y avoir de démocratie et de prospérité pérennes sans un peuple éduqué à être libre, et telle liberté authentique ne s’acquiert qu’à travers la relation personnelle de l’individu avec son créateur, elle-même racine inaliénable de la foi chrétienne. Les chrétiens ont le devoir d’œuvrer à la disparition de ces systèmes impies de la surface de la Terre, dans la persévérance, le pacifisme et l’engagement sacrificiel. Dans la société américaine, prédicateurs itinérants (circuit riders), pasteurs et missionnaires ont historiquement tenu le rôle de gardiens des valeurs morales de la communauté chrétienne, d’éveilleurs des consciences (initiant les « Grands Réveils ») et de vecteur de diffusion de la foi chrétienne sur le territoire, notamment auprès des Amérindiens.

Exceptionnalisme historique et morale chrétienne : des convergences mais aussi des déchirures

L’euphorie conquérante et l’utilitarisme n’avaient pas annihilé tout sens commun et capacité d’indignation chez l’élite intellectuelle et religieuse américaine du 19ème siècle. Une partie d’entre elle eut le courage d’interroger de façon critique les conséquences humaines tragiques et visibles de l’expansionnisme : était-ce bien la volonté de Dieu que fussent conquis des territoires au prix de massacres, de l’asservissement et du déplacement de populations indigènes ? Si l’on admet que de nombreux éléments symboliques du christianisme furent employés pour donner plus d’entrain à l’entreprise hégémonique et coloniale, ainsi qu’une coloration mystique et sacrée à l’exclusivisme national américain, cela ne suffit pas à conclure que le christianisme porte en lui le germe de l’impérialisme, ou que l’évangélisation ne peut se concevoir qu’au détriment de la liberté de conscience et de la dignité des non-chrétiens. Des rationalistes, unitariens-universalistes et transcendantalistes furent réunis autour du même rejet de la politique des démocrates jacksoniens. L’un des esprits les plus éclairés de son époque, le pasteur unitarien réformiste et abolitionniste Theodore Parker (1810-1860) dont la pensée inspira entre autres Abraham Lincoln, rejeta l’idée que le christianisme pût servir de caution à de pareils desseins et à l’injustice de manière générale. Hostile à la sanglante guerre américano-mexicaine (1846-1848) consécutive à l’annexion du Texas, on lui doit cette phrase mémorable prononcée en la circonstance lors d’un sermon : « La guerre est une violation flagrante du christianisme. Si la guerre est juste, alors le christianisme est faux, une falsification, un mensonge » (« War is an utter violation of Christianity. If war be right then Christianity is wrong, a falsehood, a lie »)[10]. Parmi les penseurs non religieux les plus importants et emblématiques de l’époque, intellectuellement engagés contre les guerres impérialistes de leur gouvernement – lesquelles ne pouvaient à leurs yeux que faire le jeu des propriétaires d’esclaves du Sud et favoriser l’extension du domaine de la traite négrière, figuraient les transcendantalistes Ralph Waldo Emerson (1803-1882) et Henry David Thoreau (1817-1862). La guerre contre le Mexique (et son refus de payer une taxe destinée à la financer) inspirera au second l’écriture de son célèbre essai « La désobéissance civile » publié en 1849.

De la « nation of saints » à la puissance missionnaire

Dans son discours d'adieu diffusé à la télévision le 11 janvier 1989, le président Ronald Reagan reprit la "City upon a Hill", pour décrire l'Amérique qu'il avait toujours imaginée. Une "Cité rayonnante" (shining City) - l'adjectif "shining" fut rajouté par ses soins -, construite sur des rochers plus forts que les océans, balayée par le vent, bénie de Dieu, grouillant de gens de toutes sortes vivant dans l'harmonie et la paix (...)

Dans son discours d’adieu diffusé à la télévision le 11 janvier 1989, le président Ronald Reagan reprit l’image de la City upon a Hill pour décrire l’Amérique qu’il avait toujours imaginée : « une cité rayonnante (shining city) – l’adjectif shining fut rajouté par ses soins -, construite sur des rochers plus forts que les océans, balayée par le vent, bénie de Dieu, grouillant de gens de toutes sortes vivant dans l’harmonie et la paix (…) »

Dans le sillage du riche exposé historique de l’intervenante qui m’a précédé lors du colloque, Madame Malie Montagutelli (Paris 3-Sorbonne nouvelle), j’ai choisi de mettre en évidence la dimension religieuse prépondérante de l’exception américaine dès l’époque des puritains. Ainsi ai-je insisté sur le fait que « l’esprit de la destinée manifeste » ne s’est pas forgé avec la « destinée manifeste » mais lui est évidemment bien antérieur et affleurait déjà du célèbre sermon de John Winthrop (1587-1649), prononcé durant l’été 1630 à bord du bateau « Arabella » et intitulé « A Model of Christian Charity« , lui-même dans la lignée du Pacte du Mayflower (Mayflower compact) ratifié en 1620 par les Pères Pèlerins à bord du bateau éponyme. Dans l’esprit de ces dissidents de l’église anglicane, l’implantation de la première colonie en Nouvelle Angleterre était une entreprise dédiée à la gloire de Dieu et à la propagation de la nouvelle foi chrétienne dont ils étaient les dépositaires. Le préambule du Pacte débutait par ces mots : « Ayant entrepris, pour la gloire de Dieu, pour la propagation de la foi chrétienne, et l’honneur de notre roi et de notre pays, un voyage pour implanter la Première Colonie dans les régions septentrionales de Virginie (…) » (« Having undertaken for the Glory of God, and Advancement of the Christian Faith, and the Honour of our King and Country, a Voyage to plant the first Colony in the northern Parts of Virginia… »)

Dix ans plus tard, dans son sermon, J. Winthrop employa la fameuse parabole christique de la  City upon a Hill (« Cité  sur la colline ») sur laquelle, affirma-t-il, »les regards de tous les peuples sont dirigés »(For we must consider that we shall be as a city upon a hill. The eyes of all people are upon us »). Il insista sur l’importance du respect des valeurs garantissant le « lien de la paix » et partant « l’unité de l’esprit » (« Unity of the spirit in the bond of peace »), le principe du bien commun (« common weal ») reposant sur la justice et la miséricorde, la fraternité, l’empathie et la générosité. Il n’ignorait pas et anticipait les difficultés et périls qui attendaient les migrants sur une terre inconnue. Son sermon rassembleur exhortait les colons anglais alors éprouvés par un long voyage à demeurer « unis comme un seul homme » (« We must be knit together, in this work, as one man ») dans la joie comme dans l’adversité; à se réjouir, pleurer, travailler et souffrir ensemble (« We must delight in each other; make others’ conditions our own; rejoice together, mourn together, labor and suffer together, always having before our eyes our commission and community in the work, as members of the same body ».) Cette société puritaine rêvée par J.Winthrop devait être exceptionnelle par sa foi et son éthique appliquées à tous les domaines et activités humains, du commerce à l’administration publique. A model of Christian Charity fait figure de manifeste pour la future nation à bâtir, conçue à la fois comme un refuge pour les vrais croyants persécutés par le papisme, l’anglicanisme et les monarchies européennes fidèles à Rome, et comme un modèle de foi et de vertu, un « phare chrétien » et un havre de paix pour tous les peuples opprimés du monde. Mais dans la réalité, ce vœu pieux prit une autre tournure, se réalisant tout au long du XVIIème siècle sous la forme d’une confédération de Nouvelle-Angleterre composée de gouvernements autonomes, théocratiques, élitistes et anti-démocratiques, régis par les congrégationalistes puritains (appelés « élus » ou « saints ») éloignés de la tolérance toute théorique du sermon du gouverneur Winthrop (dont la ligne était réputée très rigide) et ne souffrant aucune sorte de contestation ou dissidence politique et religieuse d’autres groupes protestants et catholiques. La « destinée manifeste » au XIXème siècle avait fini par renouer avec la promesse de départ des puritains (laquelle ne pouvait, au regard de ses prétentions universelles latentes, s’accommoder indéfiniment de l’isolationnisme) ; à savoir œuvrer à la restauration d’un christianisme primitif (ou « pur ») à caractère ethnique (anglo-saxon) sur un territoire donné par Dieu, puis à la diffusion de cette foi et du principe de liberté civile (auxquels étaient attachées les figures de la Révolution américaine) afin d’asseoir une suprématie morale dans le monde à laquelle l’Amérique et son peuple était prédestinés dans la vision qu’en avaient les puritains calvinistes.

Dessin illustrant le "fardeau de l'homme blanc" (White man's burden), d'après le titre du poème de Rudyard Kipling qui encourage l'entreprise coloniale américaine dans les Philippines. L"Amérique, à l'instar de l'Europe, est invité à endosser ses responsabilités, à porter sa "croix" en conduisant les peuples vers la civilisation.

Dessin représentant le « Fardeau de l’homme blanc » (White Man’s Burden) d’après le poème éponyme de R. Kipling rédigé en 1899, coïncidant avec la guerre américano-philippine déclenchée après le traité de Paris (1898) qui plaçait les anciens territoires espagnols (Puerto Rico, Guam, Cuba et les Philippines) sous contrôle états-unien. L’Oncle Sam, à l’instar de l’Europe, était invité par le poète écrivain anglais à endosser son rôle de puissance en conduisant les peuples vers la civilisation, à « porter sa croix » en quelque sorte. Dessin : « The White Man’s Burden (Apologies to Kipling) », par Victor Gillam publié dans Judge magazine,1899.

Expansionnisme et missionarisme évangélique : un  même substrat sociologique

     Le sermon de J.Winthrop et l’image romantique des Pilgrims et des colons puritains sont demeurés des références indirectes ou implicites de l’univers de la « destinée manifeste », nourrissant l’imaginaire collectif américain et inspirant les ardents défenseurs de l’expansionnisme sous toutes ses formes et à toutes les époques. Aussi, en remontant aux sources du sentiment religieux de cette nation et en découvrant combien la « destinée manifeste » colle à des pensées, courants et visées bien antérieurs à sa formulation, l’on ne peut que plus aisément voir en elle l’exemplification du « concept exogène », forgé après coup et conférant aux événements du passé une signification transhistorique ou achronique. Par ailleurs, en sus de son caractère multifacette exaltant le volontarisme et propice à la doctrinalisation (bien que n’étant pas elle-même une doctrine), l’on ne saurait s’expliquer l’engouement suscité par cette « destinée manifeste » sans une compréhension globale du contexte effervescent de l’Amérique du 19ème siècle, et de sa société avide de progrès et de prospérité au sein de laquelle une grande variété d’idées et d’idéaux prirent forme et concoururent à un regain de nationalisme, de spiritualité et d’optimisme. En réaction à la progression du déisme et du matérialisme, à l’accroissement des inégalités sociales et de la pauvreté, les second et troisième Grands Réveils religieux (Great Awakenings) dominés par les interprétations post-millénaristes replacèrent la religion et la foi au centre des grands débats et de l’action sociale. Les églises et associations chrétiennes protestantes et catholiques s’assignèrent comme devoir de corriger les maux et travers de la société, comme une étape préalable aux « mille ans » de règne prospère de l’Église sur terre précédant le retour attendu du Christ (parousie). Dans ce contexte de ferveur, d’agitation et d’espérance, la mission évangélique et le mouvement intellectuel dit de « l’évangile social » (social gospel) connurent un essor significatif (la première vers les années 1830-1840, et le second plus particulièrement vers la fin du 19ème siècle). L’idée de « réformer le monde » (reforming the world) revint en force, et fut le leitmotiv d’organisations chrétiennes internationales et interconfessionnelles couvrant un large éventail d’activités d’éducation (dont l’étude biblique) et d’assistance aux plus démunis, telles que la Young Men Christian Association (YMCA) et son équivalent dédiée aux femmes, la YWCA, présentes aux États-Unis en 1851 et dans tous les grands pays d’Europe. La YMCA fit du développement de l’équilibre harmonieux entre l’intellect (par l’éducation), l’esprit (en soignant la spiritualité) et le corps (via l’activité physique) son crédo. Le rebond de « l’esprit de la mission » au sens large (c’est-à-dire à la fois social, religieux et politique) connaîtra son apogée avec l’universalisme et la « diplomatie missionnaire » initiés sous la présidence de Woodrow Wilson (1913-1921), promoteur d’une vision d’un ordre mondial pacifié et « américanisé ».

Josiah Strong ou la théorisation de la « race missionnaire »

     Il m’aurait été difficile lors de mon intervention de ne pas citer le rôle et l’influence majeurs pour ne pas dire déterminants d’un personnage comme Josiah Strong (1847-1916), pasteur protestant, principal fondateur de l’évangile social et grand promoteur et théoricien de la mission évangélique. Dans son plus célèbre ouvrage aux accents prophétiques Our Country: Its Possible Future and Its Present Crisis publié en 1885 [11], au milieu de la Grande dépression de 1873-1896, J. Strong reprenait le thème de la destinée particulière de l’Amérique sur son continent, son outre-mer, et de sa future mission mondiale dont il était persuadé. Très « racialiste » dans son approche supérioriste, il décrivait la race anglo-saxonne comme la « plus noble » d’entre toutes, puisque porteuse des deux plus grandes idées : le christianisme pur ( protestant) et la liberté. Il jugeait sa culture, sa langue et sa religion supérieures à celles des autres peuples, y compris latins, dont il annonçait le déclin. J.Strong était également convaincu que les signes de l’époque conjugués à ces dispositions innées rendaient inéluctable la domination (morale) du monde et son évangélisation par l’Amérique. Néanmoins, j’ai insisté au cours de ma présentation sur un certain nombre de nuances et de différences fondamentales qui doivent permettre d’éviter tout amalgame ou confusion entre ses idées et les idéologies totalitaires, eugénistes (notamment nazie) et suprémacistes Wasp (type Ku Klux Klan) du 20ème siècle. En effet, Josiah Strong ne prônait pas l’exclusion ou l’élimination mais « l’amélioration » des autres races par la civilisation et l’évangélisation. Le 19ème siècle, en particulier sa seconde moitié correspondant au Troisième Réveil durant laquelle vécut J.Strong, réunissait assurément toutes les conditions pour être le ferment (ce qu’elle fut en effet) de grandes réformes et de transformations liées à l’essor démographique et aux trois forces motrices qui la poussèrent vers la modernité : le nationalisme, l’impérialisme et l’industrialisme. Durant cette période charnière, secouée par plusieurs conflits armés dont la traumatisante guerre civile; se confrontèrent ou se syncrétisèrent des doctrines aussi variées que la théologie millénariste, le restaurationnisme, les grandes idées des Lumières (rationalisme, individualisme, humanisme et déisme), l’universalisme unitarien, l’abolitionnisme, le darwinisme social, l’anglo-saxonisme (ces deux théories sont des marqueurs spécifiques du « strongisme ») et l’anglo-israélisme (dont la frange des souscripteurs philosémites formera la base idéologique du sionisme chrétien en Angleterre et en Amérique) etc. En fin de compte, il est, à ce jour, difficile et hasardeux de juger de la validité, du bien-fondé et de la moralité de ces systèmes de pensée, pris individuellement, tant ceux-ci s’interpénètrent, s’irriguent, et ne semblent plus s’insérer dans nos catégories actuelles. Une partie de leurs axiomes (notamment les thèses racialistes) a été depuis contredite par la génétique. Cet écheveau est encore plus compliqué à démêler quand on sait que le christianisme, le capitalisme, l’abolitionnisme, l’expansionnisme et le racisme scientifique pouvaient aisément (et fréquemment) coexister dans un même esprit. De ce magma idéologique, l’Amérique sut tirer et développer son propre modèle, en s’inspirant d’abord fortement du siècle des Lumières européen et de la Révolution française, puis en essayant de concilier les exigences de la modernité, du républicanisme, de la raison et de la critique historique avec les fondamentaux du christianisme évangélique et de la mythologie nationale américaine. La désinstitutionnalisation de la religion opérée au début du XVIIIe siècle fit avancer le pays vers la laïcité constitutionnelle et la définition d’une religion civile qui, depuis lors, se rapproche d’une forme de déisme dans lequel les références au judéo-christianisme restent malgré tout prégnantes et animent l’âme de la nation et l’éthique républicaine et patriotique, sans nuire au pluralisme et à la liberté religieuse au sein de la société civile, mais au contraire en leur garantissant une protection sans égale.

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p class= » wp-image-3839 « >Lumières et mirages de la mission civilisatrice

Le massacre de Marcus et Narcissa Whitman, premiers missionnaires évangéliques dans l'Oregon country, ainsi que treize autres membres de la colonie, par des indiens Cayuse est souvent présenté comme la conséquence du choc des cultures et de la volonté des pionniers de la mission d'imposer aux paiens de nouvelles croyances. L'événement déclencheur de la tuerie aurait été une épidémie de rougeole qui fit davantage de morts chez les Indiens, moins immunisés que les colons blancs. M. Whitman fut soupçonné de soigner surtout les blancs et de laisser mourir les enfants indiens. La rancoeur et la paranoïa arrivèrent à leur paroxysme le e 29 novembre 1847

Le massacre de Marcus et Narcissa Whitman, premiers missionnaires évangéliques établis dans l’Oregon country,ainsi que onze autres membres de la colonie par des indiens Cayuse le 29 novembre 1847 est présenté comme une conséquence tragique du choc des cultures et de la volonté des pionniers de la mission de transformer la culture indigène. Une épidémie de rougeole qui fit davantage de morts chez les Indiens, moins immunisés que les colons blancs, fut probablement le déclencheur de la tuerie. Les Indiens accusèrent M. Whitman de soigner les blancs et de laisser mourir les enfants indiens. Illustration  extraite de l’ouvrage Marcus Whitman M.D.: Pioneer and Martyr par Clifford Merrill Drury, 1937, p.400.

Tout en demeurant une création singulière, le républicanisme américain de la fin du XIXème siècle partageait avec l’universalisme républicain français directement issu de la Révolution (et emblématique de la Troisième république) un caractère assimilateur et civilisateur éminent, justifiant ou influençant respectivement des politiques expansionnistes et coloniales mais aussi les missionnaires chrétiens. Toutes choses étant égales par ailleurs, l’on peut constater que certaines interprétations, tant de l’humanisme des Lumières que du christianisme (qui se sont pourtant opposés sur de nombreux points) conduisirent des laïcs et des religieux européens et américains à des attitudes ethnocentriques et racistes comparables. Coïncidence curieuse de l’histoire, en France, le président du Conseil des ministres Jules Ferry tenait devant l’hémicycle en 1885, année de publication du livre « Our Country », un discours que son auteur, le pasteur Strong, n’aurait sans doute pas renié, tout au moins en considérant l’insistance des deux hommes sur le lien « naturel » entre « supériorité raciale » et « responsabilité morale » (civilisatrice) : « Messieurs, (les députés), il faut parler plus haut et plus vrai ! il faut dire ouvertement qu’en effet les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures […] Je répète qu’il y a pour les races supérieures un droit, parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures […] Ces devoirs ont souvent été méconnus dans l’histoire des siècles précédents, et certainement quand les soldats et les explorateurs espagnols introduisaient l’esclavage dans l’Amérique centrale, ils n’accomplissaient pas leur devoir d’hommes de race supérieure. Mais de nos jours, je soutiens que les nations européennes s’acquittent avec largeur, grandeur et honnêteté de ce devoir supérieur de la civilisation »[12]. Cette coïncidence entre les préoccupations exprimées n’était certainement pas anodine, puisque 1885 fut l’année de la Conférence de Berlin au cours de laquelle quatorze nations occidentales posèrent officiellement les jalons de la colonisation.

Dans la pratique, malgré un enrobage rhétorique « moral » séduisant, l’universalisme et l’humanisme plaidés par les expansionnistes n’avaient, jusqu’aux années 1960, pas tenu leurs principales promesses d’égalité, de développement, de libération et d’autodétermination des peuples non occidentaux. L’idéalisme wilsonien n’enclencha pas non plus immédiatement de mouvement anticolonial après la première guerre mondiale, ce fut même la tendance contraire qui fut observée. Le principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes qu’il défendait fut finalement exclu du Pacte de la Société des nations (SDN) du 28 juin 1919 (ouvrage dont W. Wilson fut le principal architecte). Les puissances occidentales continuèrent de juger les peuples d’indigènes d’Afrique, d’Amérique latine et d’Asie dans leur majorité (à l’exception de la Chine et des ex-provinces ottomanes du Moyen-Orient déjà dotées d’une Constitution, entre autres) inaptes à une autodétermination rapide, justifiant ainsi le maintien des colonies et, dans le cas des pays du Levant, de la Mésopotamie et de la péninsule Arabique,  l’établissement de mandats tutélaires français et britannique dont la durée dépendait du degré de civilisation et des aptitudes des peuples en question. L’article 22 de la charte de la SDN qui comportait l’expression « mission sacrée de civilisation » postulait que ses principes « s’appliquent aux colonies et territoires qui, à la suite de la guerre, ont cessé d’être sous la souveraineté des États qui les gouvernaient précédemment et qui sont habités par des peuples non encore capables de se diriger eux-mêmes dans les conditions particulièrement difficiles du monde moderne. Le bien-être et le développement de ces peuples forment une mission sacrée de civilisation, et il convient d’incorporer dans le présent Pacte des garanties pour l’accomplissement de cette mission. La meilleure méthode de réaliser pratiquement ce principe est de confier la tutelle de ces peuples aux nations développées qui, en raison de leurs ressources, de leur expérience ou de leur position géographique, sont le mieux à même d’assumer cette responsabilité et qui consentent à l’accepter : elles exerceraient cette tutelle en qualité de Mandataires et au nom de la Société » (article 22, paragraphes 1 et 2).

La mission évangélique, au prisme d’un tiraillement conceptuel perpétuel

     Du côté de la société et de la politique extérieure américaines, force est de constater que depuis l’ère industrielle, l’identité nationale et le christianisme (incluant le missionarisme) n’ont jamais cessé de naviguer entre exclusivisme et inclusivisme, sans toutefois être à même de trancher. L’identité américaine n’est-elle pas exceptionnelle parce que justement unique et dissociée des autres, alors que la vocation du christianisme est de s’étendre et de transcender les clivages culturels, ethniques, sociologiques et nationaux, y compris le principe même de civilisation, dans l’absolu ? Le caractère exceptionnel de l’Amérique ne peut se résumer à une source d’auto-glorification et de prospérité, car il est conçu comme un sentiment devant être transformé en principe d’action, comme une réalisation temporaire subordonnée à une cause plus noble et élevée. L’aboutissement de la civilisation universelle, sorte de « fin de l’histoire », signe, en principe, la fin de l’exceptionnalisme, de tout exceptionnalisme. Le paradoxe, c’est donc que l’exceptionnalisme américain devrait s’auto-annuler en accomplissant sa mission puisque n’ayant pas de valeur intrinsèque. L’exception culturelle ou civilisationnelle et la puissance politique et économique accordées par Dieu ne doivent durer que le temps nécessaire pour que son peuple mette à profit ses dons et qualités afin de réaliser le « nouvel ordre pour les siècles » (Novo Ordo Seclorum) – devise interprétée diversement par les religieux et les laïcs –  mais qui marquerait l’ultime étape où toute l’humanité adopterait la vision et la cause des fondateurs de l’Amérique (et qui coïnciderait pour les chrétiens avec la seconde venue du Christ). Mais ce scénario paraît encore aujourd’hui hypothétique ou suffisamment éloigné pour permettre à l’exceptionnalisme de se déployer encore durablement, de mobiliser pour répondre aux enjeux et ambitions politiques du temps présent.

     Les dilemmes et enjeux existentiels, moraux et métaphysiques, posés au XIXe n’ont pas fondamentalement disparu au XXIe siècle où le thème de la « civilisation » (occidentale), de « l’identité » (exceptionnelle) de l’Amérique ainsi que les moyens d’assurer leur préservation sont revenus en force dans les débats sociétaux et politiques. La tension interne entre plusieurs systèmes a jusqu’à présent maintenu un « entre-deux » non dépourvu de contradictions mais qui reste malgré tout équilibré et stabilisateur et constitue en soi une réalité proprement exceptionnelle. Mais jusqu’à quand? L’esprit de la mission évangélique américaine, quant à lui, n’est, bien entendu, pas né avec la révolution industrielle,  mais remonte, comme je l’ai dit précédemment, aux premières expéditions vers le Nouveau Monde. Le XIXe siècle lui redonna cependant un nouveau souffle, une nouvelle motivation (qui put varier d’intensité les siècles suivants, au gré des bouleversements géopolitiques et des réalités auxquelles les missionnaires se confrontèrent sur le terrain). Les aspects de l’essor, de la psychologie et des approches d’évangélisation de cette mission furent, à leur échelle, aux XIXe et au XXe siècles, le miroir des transformations et tiraillements socioculturels de l’Amérique et de la nature de ses relations (mouvantes) avec le reste du monde. Les premiers agents ou commissioners mandatés par les sociétés missionnaires, dont la première et plus importante, le American Board of Commissioners for Foreign Missions (ABCFM), étaient convaincus de s’inscrire dans un continuum et manifestaient un enthousiasme sincère et une détermination sans faille à marcher sur les pas des apôtres et des Pères pèlerins pour accomplir un nouveau volet de la destinée de l’Amérique, cette fois bien au delà de ses frontières. Mais les résultats mitigés des premières campagnes menées hors de la chrétienté et leur échec patent en terre biblique (d’abord sous joug ottoman puis après les indépendances), rapportés dans les récits et mémoires de leurs principaux acteurs, furent liés en grande partie à l’incapacité – si caractéristique de l’exceptionnalisme – des missionnaires anglo-saxons à dissocier l’Évangile, la foi chrétienne, universelle par nature, de la volonté d’expansion (par l’éducation) d’une civilisation particulière, « supérieure », la leur.

Chady Hage-ali

Stratpolitix

                                                        

[1] Le sociologue Seymour Martin Lipset (1922-2006) identifie cinq éléments qui forment le « credo américain » (American Creed) et définissent une culture politique qualitativement différente de toutes les autres. Certaines particularités alimentent le « rêve américain » et lui donnent toute sa force : l’égalité – qu’il faut comprendre comme une égalité de respect et d’opportunité pour chaque citoyen, sous-tendue par la méritocratie et la mobilité sociale, mais pas forcément une égalité en termes de résultat -, la liberté (sentiment qui s’exprime par un anti-étatisme et un anti-monarchisme traditionnels hérités de la Révolution), l’individualisme (glorifiant l’auto-réalisation/ »le self made man » dans un pays où tous les rêves peuvent se réaliser, même à partir de rien), le populisme (le gouvernement du peuple et l’anti-élitisme), et enfin le « laissez-faire » en économie.  S.M Lipset n’élude pas les conséquences négatives et les effets pernicieux de l’exceptionnalisme qu’il compare à une « épée à double-tranchant » : le taux de criminalité élevée, la violence, les problèmes d’intégration persistants des minorités (notamment afro-américaines) coexistent avec ses produits vertueux comme la liberté et la croissance économique. Seymour Martin Lipset, American Exceptionalism : A Double-Edged Sword, W. W. Norton & Company, 1996.

[2] John Chandler (UVHC) est l’auteur de l’ouvrage Faith-Based Policy: A Litmus Test for Understanding Contemporary America (Lexington Books, 2013) dans lequel il détaille les circonstances et les visions théologiques qui ont présidé à la création par le président G.W Bush en 2001 du Bureau des initiatives communautaires basées sur la foi (Office of Faith-Based and Community Initiatives), organe de financement public des programmes d’aide sociale diligentés par des organisations confessionnelles américaines. Il explore les changements survenus depuis l’arrivée au pouvoir de B. Obama, les continuités et ruptures avec la précédente administration, met en perspective ces différences avec l’évolution du paysage religieux et culturel américain, et interroge la manière dont est conduite cette politique – soutenue par un grand nombre d’Américains mais qui soulève néanmoins des débats -, ainsi que son enracinement dans le tissu institutionnel américain.

[3] Dans un premier article publié en 1839, J.L. O’Sullivan commença par rappeler la « divine destinée » (Divine Destiny) de l’Amérique avant d’employer six ans plus tard l’adjectif « manifeste » : « C’est notre destinée manifeste de nous déployer sur le continent confié par la Providence pour le libre développement de notre grandissante multitude. » (It is our manifest destiny to overspread the continent allotted by Providence for the free development of our yearly multiplying millions). O’Sullivan J.L, « Annexation », US Magazine and Democratic Review 17, no.1, juillet-août 1845, pp. 5-10.).

[4] Pour plus d’informations sur ce sujet, lire : Mokhtar Ben Barka, « Originalité et utilité sociale de la religion civile américaine », septembre 2011, disponible sur le site GRAAT : <http://www.graat.fr/BENBARKA.pdf>

[5] On se référera à l’ouvrage d’Andrew Bacevitch, The limits of Power : the End of American Exceptionalism (éd. Metropolitan Books, 2010). Son auteur, professeur de relations internationales à l’université de Boston, s’en prend à un exceptionnalisme reposant sur la surestimation de l’option militaire au détriment de la diplomatie et sur l’illusion de l’omnipotence. Il pointe la séduction que ce langage exerce sur les masses américaines. Selon lui, les citoyens portent une responsabilité dans l’usage inepte et excessif de la puissance militaire au moins égale à celle de G.W Bush et à sa doctrine de la guerre préventive (l’auteur fut un farouche opposant à l’intervention en Irak). Il fustige entre autres une culture populaire gorgée d’images héroïsées de la guerre (au cinéma notamment), agissant dangereusement comme un prisme déformant et éloignant l’opinion de la réalité des enjeux et des implications morales et politiques de la force armée. Dans un article intitulé « Non believer » publié en 2010, A. Bacevitch critiqua également la décision de B. Obama de poursuivre la guerre en Afghanistan « sans y croire », la jugeant cynique, contrairement à l’approche, certes aberrante selon lui, du président Bush, mais dont la sincérité de la conviction qui l’animait n’est pas à remettre en question. L’auteur considère que G.W. Bush avait au moins eu le mérite d’envoyer des jeunes soldats mourir pour une cause à laquelle il croyait sincèrement (cf : Andrew Bacevitch, « Non Believer », The New Republic, 7 juillet 2010 : <http://www.newrepublic.com/node/76091>).

[6] N. Gingrich a publié un livre A Nation Like No Other: Why American Exceptionalism Matters (Regnery Publishing, 2011) et a co-produit avec son épouse Callista un documentaire intitulé « A City Upon a Hill: The Spirit of American Exceptionalism » (dvd édité par Citizens United, 2011). Ce dernier considère que l’exceptionnalisme américain réside, non pas dans sa puissance (qui en est le résultat naturel) mais dans la naissance unique de l’Amérique en tant que nation ; dans la conviction de chaque citoyen d’avoir reçu directement  de Dieu un pouvoir  garantissant sa « souveraineté personnelle » et l’éloignant de toute forme d’assujettissement ou de tyrannie ; dans le courage et la capacité de l’Amérique à endosser les guerres (au prix fort) et tous les sacrifices nécessaires pour faire triompher ses idéaux. Cette vision autocentrique ne reconnaît pas ou très peu les mérites des autres nations (alliés comme ennemies) et les pertes que leurs populations ont subies ou continuent à subir dans des guerres déclenchées par les États-Unis.

[7] Rick Perry, gouverneur du Texas, avait affirmé lors d’une rencontre à Washington avec des chrétiens évangéliques être mu par la théorie de « l’exceptionnalisme américain » qu’il définit comme la « liberté ultime ». Il avait notamment déclaré: « Ceux qui occupent la Maison Blanche actuellement ne croient pas en l’exceptionnalisme américain, ils préfèrent imiter les politiques qui ont échoué en Europe (…) Nous observons les résultats de cette politique: 14 millions d’Américains sans travail ». « USA : le candidat républicain Perry croit en l’exceptionnalisme américain », AFP, 8 octobre 2011.

[8] Confer l’article de Mugambi Jouet, « L’exceptionnalisme américain au cœur de la campagne » (20 octobre 2012) où l’auteur établit un lien entre le retour de l’exceptionnalisme dans le discours électoral de 2012 et la montée de l’obscurantisme en Amérique (site web : http://www.slate.fr/monde/62941/elections-usa-2012-exceptionnalisme-obscurantisme)

[9] « We have it in our power to begin the world over again […] The cause of America is in a great measure the cause of all mankind […] Tis not the concern of a day, a year or an age; posterity are virtually involved in the contest, and will be more or less affected even to the end of time, by the proceedings now”. Thomas Paine, The Common Sense, E. Haldeman-Julius, 1920, pp. 84, 13, 37. “She made a stand, not for herself only, but for the world and looked beyond the advantages herself could receive”[…] Thomas Paine, Rights of Man, Londres, Watts & Co., 1906, p.82.

[10] « War is an utter violation of Christianity. If war be right then Christianity is wrong, a falsehood, a lie. I maintain that war is a Sin; that it is national infidelity, a denial of Christianity and of God”. Theodore Parker, A sermon of war; preached at the Melodeon, on Sunday, June 25th,1848, third edition, Boston, I.R butts, 1846, p.6.

[11] Josiah Strong, chap. XIII : The Anglo-Saxon and the World’s Future. In : Josiah Strong, Our Country : its possible Future and its Present crisis, New York, The American Home Missionary Society, 1885, pp. 159-180.

[12] Jean Suret-Canale, Afrique Noire, Géographie, Civilisations, Histoire, Éditions Sociales, 1973, p. 244. Le discours de Jules Ferry« Les fondements de la politique coloniale » prononcé à la Chambre des députés le 28 juillet 1885 est également disponible en intégralité sur le site de l’Assemblée nationale française : http://www.assemblee-nationale.fr/histoire/Ferry1885.asp

Parcours de lectures

Les visiteurs désireux d’approfondir leurs connaissances sur ce thème (finalement pluridisciplinaire) peuvent consulter le parcours de lectures (au format pdf) conçu par le Service commun de documentation (SCD) de l’UVHC à l’occasion de la journée d’étude. Ce document propose une sélection  d’ouvrages et d’articles (dont une partie est disponible sur les bases en ligne telles que CAIRN, Revues et Persée) : http://ged.univ-valenciennes.fr/nuxeo/site/esupintranets/file/3/04-parcours-de-lecture/2013/Exceptionnalisme%20Etats-U

Liens utiles

Programme de la journée d’étude (image jpeg)

Powerpoint proposé par l’université Texas A&M-Texarkana sur la biographie de J. O’Sullivan et la « destinée manifeste »

Blog de l’historien Ian Tyrrell, qui a consacré de nombreux travaux à la théorie de l’exceptionnalisme américain (l’hyperlien permet d’accéder à un billet dans lequel le professeur Tyrrell propose une définition élargie de cette théorie et évoque notamment son versant négatif).

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Publié dans Diplomatie, droit international, Société américaine, Sociologie & géopolitique des religions

Le Moyen-Orient plus que jamais au coeur de l’agenda diplomatique américain (bilan 2013 et perspectives 2014)

Photo : le président Barack Obama accuelli par la garde royale bédouine jordanienne, à son arrivée à l’aéroport d’Amman le 22 mars 2013.(Credit: Reuters/Ali Jarekji)

2013 restera comme l’année où la diplomatie américaine a enregistré les résultats parmi les plus mitigés de son histoire au Moyen-Orient.  Le président Obama préfère l’oublier [1] mais n’est guère assuré de pouvoir faire mieux en 2014. Réussira-t-il à faire triompher sa « diplomatie de la main tendue » sans devoir affronter de plus grands obstacles et consentir de trop lourds sacrifices?  Il y a certes eu, au cours du dernier trimestre, des avancées positives mais encore peu consistantes.  Les prochains mois permettront sans doute de mieux en apprécier la portée effective. Dans l’immédiat, en s’en tenant uniquement à la situation sécuritaire de la région, la vue d’ensemble est négative et inquiétante. Indéniablement, celle-ci est pire qu’au cours de son premier mandat, notamment durant sa seconde moitié marquée par les développements du « Printemps Arabe ». Les faits parlent d’eux-mêmes : la guerre en Syrie se poursuit et a fait plus de 130 000 morts à ce jour, tandis qu’en Égypte et au Liban le paysage politique est fracturé et les violences et attentats se multiplient, symptomatiques du jeu des rivalités et des rancœurs qui s’exercent à l’intérieur et à l’extérieur de leurs frontières. Contre toute attente, la crise des armes chimiques en Syrie n’aura pas débouché sur une intervention militaire occidentale aux finalités incertaines mais, au contraire, à leur neutralisation négociée, favorisant une désescalade diplomatique ponctuée par des gestes d’ouverture entre les États-Unis et l’Iran; et in fine la signature, presque inespérée, le 24 novembre d’un accord intérimaire sur le programme nucléaire iranien qui met Téhéran à l’essai pendant six mois. Bien entendu, ceci ne met pas un terme à l’effusion de sang et au chaos en Syrie, mais marque une étape significative dans l’amorce d’un possible processus de pacification globale dans la région qui s’avère des plus compliqués. L’Amérique a certes pris des risques en se rapprochant de ses ennemis dans un contexte particulièrement tendu, démontrant ainsi que le pire n’est pas inéluctable, mais les risques seront pour elles plus élevés si elle se montre incapable d’amener ses partenaires clés à faire évoluer et à coordonner leurs logiques individuelles afin d’améliorer ensemble la sécurité et la stabilité de la région.

Une dynamique vertueuse à maintenir et à renforcer en 2014

Poignée de main entre le ministre iranien des Affaires étrangères Mohammad Javad Zarif et le secrétaire d'État américain John Kerry, le 24 novembre 2013 à Genève, après  que les cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l'ONU et l'Allemagne sont parvenus à un accord intérimaire avec l'Iran sur son programme nucléaire (crédit : Fabrice Coffrini/AFP).

Poignée de main historique le 24 novembre 2013 à Genève entre le ministre iranien des Affaires étrangères Mohammad Javad Zarif et le secrétaire d’État américain John Kerry, après que les cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU et l’Allemagne sont parvenus à un accord intérimaire avec l’Iran sur son programme nucléaire (crédit : Fabrice Coffrini/AFP).

L’accumulation de revers diplomatiques au Moyen-Orient durant le premier mandat aurait en grande partie, dit-on, convaincu l’administration Obama d’élargir le champ d’intervention de l’Amérique à d’autres zones à fort potentiel mais quelque peu négligées. Cependant, il apparaît que ni le « pivot » en Asie – dont l’ampleur réelle est somme toute surestimée puisque ce plan ne s’est pas encore traduit par une hausse significative des moyens déployés en Asie-Pacifique –  ni la promesse d’un renouveau de sa relation avec l’Afrique – encore attendu dans les domaines de la sécurité et  du commerce -, ne pousseront  de sitôt la première puissance mondiale à délaisser le Moyen-Orient. Ceci d’autant plus que les enjeux sécuritaires d’Israël se posent avec une plus grande acuité. Dans la région, tout reste à faire et Washington n’a pas encore convaincu de la pertinence et de l’efficacité des choix opérés. Ses responsables commencent à peine à réajuster une rhétorique performative qui tranchait jusqu’alors avec la maigreur de leurs réalisations. Même si les avancées sont très inégales, force est de reconnaître que B. Obama est parvenu à enclencher une dynamique vertueuse, quoique fragile, dont le point de départ est l’accord russo-américain sur le démantèlement des arsenaux chimiques de Damas qui a abouti à l’adoption de la résolution 2118 par le Conseil de Sécurité de l’ONU. Cette percée n’est pas sans conséquence, et a d’ailleurs suscité un ressentiment sans précédent chez ses alliés anti-Damas, lesquels se sont sentis trahis et abandonnés alors qu’ils étaient et restent engagés dans une interminable guerre par procuration en Syrie, sans parvenir à faire tomber le régime de Bashar al-Assad. Ce faisant, l’Amérique doit s’employer dans un délai court à réparer les fissures de son propre camp, après s’être aliénée pour la première fois et en même temps Tel Aviv et Riyad, les législateurs républicains du Congrès et les lobbyistes pro-Israël en signant deux accords spectaculaires, à deux mois d’intervalle, avec « l’ennemi juré ». Aucun d’eux n’a  intérêt à voir ces efforts aboutir, surtout si une telle perspective devait renforcer le rôle et l’influence régionaux de l’Iran à leur détriment. Ces décisions ne produisent donc pas un statu quo à l’avantage de l’ensemble des protagonistes du conflit, mais au contraire, ont pour double effet de fragiliser la confiance qui unit Washington avec les partisans de la manière forte vis-à-vis de Damas (l’Arabie saoudite, la Turquie et le Qatar) et d’entamer la crédibilité de ces mêmes États auprès de ceux qui les voyaient déjà comme des puissances diplomatiques régionales de premier plan, capables de façonner leur espace et d’infléchir le cours de l’histoire. En ne donnant pas satisfaction à la demande des pétromonarchies désireuses d’en finir par la force avec le régime syrien, d’isoler et de sanctionner toujours plus Téhéran, B. Obama leur a signifié, en quelque sorte, les limites de l’alliance qui les lie. Il y aura vraisemblablement un avant et un après-27 septembre 2013 qui marque, non pas un divorce, mais un point de rupture psychologique qui pourrait bien accélérer la redistribution des cartes dans la région. Dans ce contexte, un nouveau pacte conçu dans le même esprit que le « Quincy » mais élargi, ne serait pas superflu dans la mesure où cela permettrait de redéfinir les engagements réciproques, et le devoir des dirigeants arabes de faire progresser la démocratie et la stabilité de leur région. Le pétrole contre la protection de régimes autocratiques et réactionnaires est un deal qui ne semble plus suffire à répondre aux nouveaux enjeux soulevés par les événements de ces trois dernières années. Le « Printemps arabe » en tant que processus révolutionnaire a fait long feu. Mais les aspirations et frustrations (démocratiques, sociales et économiques) des peuples qui ont porté son étendard ne se sont pas éteintes. Conscient de la volatilité des menaces comme des sentiments nourris à l’égard de l’Amérique dans la région, le président Obama a pris en fin de compte une décision prudente et compréhensible dans une zone où le passé de son pays n’est guère reluisant et son rôle encore très décrié.

Les priorités d’Obama signifiées à ses alliés

La position américaine vis-à-vis de la Syrie et de l’Iran peut aussi être interprétée par les plus optimistes comme un signal ou une opportunité pour les acteurs régionaux d’apprendre à gérer et régler entre eux leurs problèmes au sein de leurs instances, sans en appeler à l’Amérique pour qu’elle joue le rôle de gendarme à la demande et en assume le retour de manivelle. Certes, Washington reste pour eux un partenaire et un protecteur précieux en cas de menace concrète – il leur a d’ailleurs  réitéré, en guise de consolation, sa volonté de maintenir dans le Golfe  la présence de 35 000 soldats sans intention immédiate de procéder à un ajustement[2] -, mais les Arabes prennent conscience que celui-ci n’adaptera pas son agenda à leurs priorités. Ces changements induits par la politique du président Obama ces derniers mois prendront du temps à s’installer, bon gré mal gré, dans les mentalités et les institutions de la région, mais il n’y a pas d’autre choix possible qu’un ensemble de compromis assurant la coexistence, sinon de précipiter la région dans un chaos duquel nul ne sortira épargné. À défaut d’une solution globale intégrant toutes les parties prenantes des conflits régionaux – condition pour parvenir à démêler cet écheveau de problèmes -, l’Amérique doit parer aux urgences au cas par cas, de l’Égypte à l’Afghanistan en passant par l’Irak, en œuvrant au rétablissement de la démocratie et à la réconciliation nationale qui permettrait d’endiguer la montée de l’extrémisme et du terrorisme ainsi qu’à une coopération interétatique plus poussée – objectif qui se heurte encore, pour le moment, à la logique de ses alliés qui consiste à soutenir les jihadistes combattant en Syrie et en Irak -, et enfin, essayer de ne pas sortir bredouille de la fenêtre de négociation israélo-palestinienne rouverte pour 9 mois (depuis le mois de juillet 2013). Les chances de réussite sont très réduites. Le secrétaire d’État John Kerry qui a effectué dix missions en Israël depuis sa prise de fonction il y a un an, n’a pas réussi, malgré ses efforts, son dynamisme et son optimisme, à infléchir les positions des deux camps en ce qui concerne les termes de référence « historiques », à savoir le tracé des frontières définitives d’un futur État palestinien, le sort des réfugiés palestiniens, le statut de Jérusalem-Est et la sécurité. les Palestiniens ne croient pas en la volonté sincère de l’État hébreu de faire la paix qui passe par la rétrocession des territoires annexés depuis la guerre des six jours (1967) et l’arrêt de l’extension des colonies en Cisjordanie. Le statut de la vallée du Jourdain, à la frontière entre Israël et la Jordanie, est un point de litige également soulevé dans les récents pourparlers. Le problème israélo-palestinien reste au cœur des crises de la région mais il est désormais bien moins urgent à traiter pour Washington que les foyers de conflit brûlants qui l’entourent, et a cessé d’ailleurs d’être l’objectif central de l’administration Obama après son premier échec cuisant, remontant à septembre 2010, où elle n’avait pas réussi à obtenir de la part du premier ministre Benyamin Netanyahou le prolongement du moratoire sur les colonies juives. Au cas où le cycle de pourparlers (qui prend fin le 29 avril 2014)  n’apporterait aucune avancée et que les deux parties rejetteraient le projet soumis par J. Kerry d’un « accord cadre » (autrement dit un document traçant les grandes lignes d’un règlement définitif et qui permettrait de repousser cette date butoir), alors cette tentative de relance du processus de paix 2013-2014 pourrait bien être la dernière initiative du genre à voir le jour sous la présidence de B. Obama.

Repenser l’alliance arabo-atlantique sur de nouvelles bases

Le secrétaire d'État américain John Kerry s'entretenant avec le roi Abdallah d'Arabie saoudite à Riyad le 4 novembre 2013. Cette visite fut l'occasion pour le premier de rappeler l'amitié durable entre leurs deux pays et  leur collaboration  sur de nombreuses questions (sécurité énergétique, lutte contre le terrorisme, défense, commerce et l'investissement) ainsi que l'importance cruciale du royaume dans les trois dossiers sur lesquels ils travaillent ensemble (l'Égypte, la Syrie et l'Iran). (crédit : Us Department of State)

Le secrétaire d’État américain John Kerry s’entretenant avec le roi Abdallah d’Arabie saoudite à Riyad le 4 novembre 2013. Cette visite fut l’occasion pour le premier de rappeler l’amitié durable entre les deux pays et leur collaboration sur de nombreuses questions (sécurité énergétique, lutte contre le terrorisme, défense, commerce et investissement) ainsi que l’importance cruciale du royaume dans les trois dossiers sur lesquels ils travaillent ensemble : l’Égypte, la Syrie et l’Iran. (crédit : Us Department of State)

Le président Obama a essayé, tant bien que mal, de ne pas trop s’écarter des fondamentaux de la politique américaine au Moyen-Orient, tout en s’attelant à préparer l’Amérique et ses partenaires à une modernisation de sa diplomatie et du paradigme actuel. Celle-ci est rendue inévitable et urgente par des changements géopolitiques qui lui imposent une ligne dorénavant plus équilibrée, moins rigide et éloignant au maximum les scénarios d’affrontement. Parmi ces changements, notons, d’une part, l’importance accrue du « facteur chiite » – chiisme qui est, en tant que force politique impulsée par l’Iran, en plein réveil, du Levant à la Mésopotamie (donc dans des pays à fort potentiel économique et énergétique mais encore particulièrement instables) -, et d’autre part, l’arrivée des Brics sur le devant de la scène internationale et régionale, induisant de nouvelles opportunités économiques et stratégiques. Il s’agit de deux phénomènes avec lesquels il lui faudra apprendre à composer. Les premiers effets des décisions de B. Obama n’ont pas fait l’unanimité, d’autant que les contours de sa stratégie au Moyen-Orient et en Syrie n’ont, en amont, pas vraiment été bien expliqués et cernés. Le chef d’état-major des armées, le général Martin Dempsey, avouait d’ailleurs ne pas entrevoir de plan de sortie (exit strategy) alors que l’idée d’une attaque limitée contre Damas se précisait. Beaucoup plus désabusé et sarcastique, l’ancien chef d’état-major du Central Command (CentCom), Jim Matis, remercié en décembre 2012, mettait « au défi quiconque de lui dire ce qu’était la stratégie américaine au Moyen-Orient »[3]. Le président Obama aura fort à faire pour prouver à ses concitoyens et à ses détracteurs que cette « voie médiane » qu’il adopte est salutaire à terme pour l’Amérique, assurant la préservation de ses intérêts en lui épargnant de nouvelles aventures coûteuses et stériles. À l’évidence, il ne lui sera pas aisé de continuer à prendre des décisions courageuses qui rompent avec les habitudes et rassurent en même temps ses partenaires dont l’anxiété et le désarroi sont palpables; mais le nouveau Moyen-Orient en gestation rend cet effort éminemment nécessaire. En cas d’échec à stabiliser la région avec le concours des Arabes et de pourrissement de la situation générale, le président américain pourrait être amené à envisager des options plus drastiques qu’il a jusqu’à présent tenté de contourner ou de retarder.

Des divergences de forme, pas de fond

Les événements survenus depuis 2011 ont contribué à l’aggravation de la situation en Syrie et ont révélé en même temps les liens ambigus voire « obscènes » de certains États avec des forces clandestines et extrémistes qu’ils manipulent sans forcément calculer tous les risques ultérieurs que cela implique pour leur propre sécurité à terme et celles de leurs alliés. L’obsession de la victoire en Syrie a fini par effacer chez ces derniers toute retenue ou scrupule, au point de ne plus faire mystère de leur soutien matériel, logistique et financier à des groupes islamistes venus des quatre coins du monde pour transformer la Syrie en terre de jihad. Ce choix n’a pas seulement amplifié la souffrance du peuple syrien et l’acharnement du régime, mais a aussi terni irréversiblement l’image d’une opposition syrienne dont les revendications initiales, nationales, démocratiques et laïques, formulées par sa frange modérée étaient justifiées et défendables avant leur précoce dévoiement et la radicalisation du champ de la rébellion armée [desquels il n’est, bien entendu, pas dans notre propos de dédouaner le régime syrien]. Les États arabes du Golfe n’ont pas attendu longtemps avant de saisir l’occasion de tout mettre en œuvre pour faire tomber ce régime allié de l’Iran après avoir fait mine de tenter de le convaincre de cesser sa répression et de privilégier les négociations, et surtout, de lui avoir enjoint de quitter l’Iran pour revenir dans le giron arabe. En vain. Aux premières heures des manifestations en Syrie, les monarchies du Golfe paraissaient surtout inquiètes de voir la vague du « Printemps arabe » déferler sur leurs palais. Ainsi, pour éviter un tel scénario, devaient-elles montrer à la rue arabe solidaire des manifestants syriens sauvagement réprimés – et qui commençait à trépigner devant l’inertie de la Ligue arabe – qu’elles se rangeaient du côté des peuples opprimés, bien qu’elles n’aient elles-mêmes jamais brillé par leur acceptation du pluralisme politique, leur tolérance religieuse et leur ouverture vis-à-vis de toute revendication impliquant la déconcentration ou la limitation de leur pouvoir absolu. La légitimité et moralité du régime en place, la liberté et la sécurité du peuple syrien étaient et demeurent le cadet de leurs soucis. Toutes les décisions politiques des pétromonarchies ont ainsi découlé d’un double objectif qui reste d’actualité : endiguer la vague des révoltes dont elles craignent une résurgence – il s’agit d’ailleurs de la principale raison qui a poussé l’Arabie saoudite à finalement soutenir la restauration d’un régime militaire répressif en Égypte tandis qu’elle en combat un autre en Syrie pour endiguer l’influence de l’Iran dans la région (son autre grand objectif). Il en résulte une somme de mesures dont on perçoit mal la cohérence et la finalité, mais qui suffisent à révéler le désarroi profond de l’Arabie saoudite, bien en peine d’accepter certaines mutations autour d’elle et d’évoluer en conséquence. En Syrie, le Jihad à démontré sa capacité intacte à mobiliser autour de son idéologie salafiste des individus et forces clandestins épars, et à profiter de l’éclatement des conflits pour greffer et laisser proliférer l’extrémisme le plus violent et rétrograde. Le cas syrien a également rappelé que ces réseaux ne jouiraient probablement pas de leurs capacités offensives actuelles sans la perfusion continue de régimes et d’acteurs non-étatiques (riches donateurs et familles bourgeoises du Golfe) qui permettent à ses forces de se reconstituer et de se démultiplier. Ces flux privés ne sont pas entravés et sont même favorisés par des régimes qui trouvent un intérêt à les utiliser, au moins dans un premier temps, afin de déstabiliser leurs ennemis du proche voisinage. Or, qu’adviendra-t-il de la sécurité des pays du Moyen-Orient et de l’Occident si ces hordes qui ont acquis de nouvelles techniques de combat asymétriques reviennent de leur jihad, élargissent et améliorent toujours plus leur base de recrues et leurs capacités létales ? L’Amérique va-t-elle commencer à réaliser qu’il est temps de ré-envisager certaines alliances (et compromissions) qui ont causé plus de problèmes insolubles et de pertes que d’avantages stratégiques au Moyen-Orient? Un tournant véritablement réaliste, suivi d’effets concrets de la part de l’administration américaine n’est pas improbable au regard de ses quelques récents revirements, même s’il ne faudrait pas s’attendre de sitôt à une rupture drastique. Malgré les spéculations entendues à ce sujet, le divorce entre l’Amérique et l’Arabie saoudite n’est pas consommé, loin s’en faut, car la protection américaine consacrée en 1945 par le pacte du Quincy a été prolongée en 2005 pour encore un demi-siècle. Néanmoins, le désengagement américain sur la Syrie, son faible appui à la rébellion et ses critiques adressées aux militaires égyptiens ont mis en exergue de réelles divergences saoudo-américaines, tout au moins sur la manière de gérer les grands dossiers du moment.

Des décisions américaines qui amplifient le désarroi stratégique de l’Arabie saoudite

Jusqu’à présent, il a été de bon ton chez les Américains et leurs alliés de désigner l’Iran comme le « grand perturbateur régional » tout en occultant le rôle trouble de l’Arabie saoudite et ses connexions avec le terrorisme mondial. Le royaume pose un cas de conscience que l’Amérique et l’Europe ne pourront pas indéfiniment éviter parce que leur position équivoque et l’absence d’honnêteté et de sincérité qui s’en dégage ne permettent pas à leur diplomatie d’être crédible et de faire progresser de nombreux dossiers dans lesquels l’instauration d’une relation de confiance est essentielle. Il est, en effet, encore plus difficile à l’heure actuelle d’ignorer les entraves aux libertés fondamentales, le retard sur les questions de société (notamment la condition féminine), la responsabilité de l’Arabie saoudite dans la création et l’essor actuel d’Al Qaïda dans la région – qui est une piqûre de rappel des liens qui unissaient ce même État aux terroristes du 11 septembre 2001[4]. Cette amie « qui ne vous veut pas que du bien » a démontré tout au long du conflit syrien son potentiel de nuisance, via l’organisation de filières jihadistes salafistes contre Damas, mais tout en imputant impudemment la seule et entière responsabilité de la radicalisation du champ de la rébellion armée au régime de Bashar al-Assad. L’Arabie saoudite, grande perdante de l’accord irano-américain sur le nucléaire, continue de fulminer et a du mal à se résoudre à accepter des choix américains qui, à ses yeux, affaiblissent ses positions dans la région au profit de l’axe Téhéran-Damas-Hezbollah. La volte-face de B. Obama en Syrie et la suspension – quoique partielle et minime – de son aide au régime égyptien (soutenu par Riyad) visant à sanctionner sa répression exercée contre les partisans de l’ancien gouvernement issu des Frères musulmans, ont achevé de créer un climat géopolitique anxiogène et insoutenable pour Riyad. Le royaume continue d’afficher sa volonté de soutenir le front anti-Damas, avec ou sans l’aide américano-britannique. Mais dans les faits, il ne pourra poursuivre sa guerre personnelle que dans la mesure où Washington le lui permet et si cela ne contrarie pas ses plans. De son côté, l’Amérique ne peut à l’heure actuelle se hasarder à lâcher cet allié stratégique même s’il se crispe et se rebiffe (comme lors de son refus de la proposition de siéger au Conseil de sécurité pour protester contre l’inaction de ses membres dans le dossier syrien) et multiplie les « flirts » de circonstance, avec la France notamment, qui ont de grandes chances de rester sans lendemain (n’ayant en l’état pas encore généré d’acte juridique ou de méga-contrat commercial) et, surtout, sans incidence sur le positionnement et les intérêts américains. l’Arabie saoudite est utile pour le moment au maintien d’un espace arabe du Golfe relativement stable et acquis aux intérêts occidentaux et dont dépend également la stabilité des cours mondiaux du pétrole. L’administration Obama pourrait néanmoins être amenée à dissuader Riyad de prendre des initiatives isolées susceptibles de parasiter ou saboter ses efforts entrepris durant le dernier semestre 2013 et qu’elle espère pouvoir prolonger en 2014. La question est de savoir si B.Obama aura les coudées franches pour rappeler à l’ordre si nécessaire l’Arabie saoudite et, par la même occasion, tenir tête à Israël – qui s’est particulièrement rapproché de Riyad autour d’un certain nombres d’enjeux sécuritaires communs et trouverait un intérêt à ce que l’Arabie continue d’alimenter la guerre contre l’axe chiite.

La nécessité de conjurer l’éclatement du front anti-Damas et l’implosion du monde arabe

photo de la ville de Mansoura, au nord du Caire après l'explosion d'une voiture piégée près d'un bâtiment de la police ayant fait 14 morts. Cet événement a poussé le gouvernement à amplifier la cabale menée contre les Frères musulmans qu'il accuse d'être à l'origine des violences et à les désigner comme organisation terroriste. (crédit photo : AFP/Mahmoud Khaled)

Photo de Mansoura, ville située au nord du Caire, après l’explosion d’une voiture piégée près d’un bâtiment de la police qui a fait 14 morts le 24 décembre 2013. Cet événement a poussé le gouvernement égyptien à durcir la « cabale » menée contre les Frères musulmans qu’il accuse d’être à l’origine des violences et à les désigner comme une organisation terroriste (crédit photo : AFP/Mahmoud Khaled).

En 2013, les pétromonarchies ont poussé leur stratégie d’endiguement de l’Iran à des niveaux encore jamais atteints, avant que certaines d’entre elles ne commencent à réaliser que ce jeu dangereux est susceptible de se retourner dramatiquement contre elles. À rebours des idées reçues, l’identité commune (arabe) des États du Golfe, leur appartenance majoritaire à la confession sunnite et leur hostilité historique au chiisme n’ont pas transcendé d’autres logiques, notamment économiques et la méfiance qui les habitent face aux velléités hégémoniques des deux États du Golfe en pointe dès le départ dans les dossiers syrien et égyptien : l’Arabie saoudite et le Qatar. Ces rivalités internes/dissenssions interarabes continuent d’offrir un avantage psychologique et tactique certain au camp adverse (pro-Damas) qui affiche une plus grande homogénéité et coordination dans ses objectifs politiques et militaires. La relation entre ses trois principales composantes n’est pas tant bâtie sur une identité monolithique (ils sont à la fois Arabes – issus de plusieurs pays – et Perses, chiites et alaouites, laïcs et religieux) que sur des obligations réciproques et un principe de résistance qui unifient leur position. Le rapprochement diplomatique (encore timide) de l’Occident avec ce monde chiite perçu comme hérétique par l’orthodoxie sunnite et le camouflet diplomatique infligé à l’Arabie saoudite poussent cette dernière à s’activer pour contrer leurs effets désastreux sur son rayonnement dans la région. Mais alors que Washington souhaite une meilleure intégration politique et militaire dans le Golfe qui aurait pour effet – et cela n’est sans doute pas anodin – de diluer l’influence de l’Arabie saoudite dans cet ensemble, Riyad, pour sa part, entend bien y maintenir sa position de meneur. Cela dit, le royaume n’a pas encore réussi à convaincre les cinq autres pays du Conseil de Coopération du Golfe (CCG) de l’intérêt pour eux de transformer cette organisation en « Alliance du Golfe » lors de leur dernier sommet, et s’est même heurté au refus fracassant d’Oman qui a menacé de quitter l’organisation si ce projet venait à être voté. [5]. Au regard de leur réaction à l’annonce de la signature de l’accord irano-américain – dont ils se sont officiellement félicités dans leur communiqué publié à la fin de leur sommet au Koweït -, et de leur position désormais plus souple sur l’issue à donner au conflit en Syrie, les autres pays du Golfe semblent avoir pris leurs distances avec le discours va-t’en-guerre du géant saoudien et ont montré que, sans renoncer nécessairement à un objectif plus long qui est de freiner d’une manière ou d’une autre l’expansionnisme irano-chiite, ils restent vigilants à l’endroit de Riyad et de sa tendance à vouloir diriger les affaires arabes. Sa volonté de se repositionner est confortée par le fait que la quasi-totalité des leaders arabes charismatiques qui pouvaient rivaliser avec la monarchie des Séoud ont été déposés ou éliminés (Saddam Hussein, Hosni Moubarak et Mouammar Kadhafi), laissant un « vide » du leadership arabe sunnite. La défiance des cinq membres du CCG est surtout palpable depuis que le royaume est revenu en force sur les trois grands dossiers et que le Qatar a marqué le pas. Par dépit, Doha a même commencé à reprendre discrètement langue avec le Hezbollah libanais. Entre Ryad et Doha, la rivalité s’est prolongée et a été encore plus nette en Égypte où la disgrâce des Frères musulmans a fait perdre au second un allié de poids dont il a été, par ailleurs, le principal soutien financier en Syrie. La dynastie des Séoud, monarchie absolue et théocratique, a toujours pris ombrage de l’agenda politique radical, révolutionnaire et subversif des Frères musulmans et ce, depuis la création de la confrérie en 1928, tandis que les salafistes – qu’elle a créés, armés, et sur lesquels elle garde un contrôle – conservent ses faveurs. Et pour cause, ces éléments n’ont pas, hors du jihad, su s’organiser et s’ancrer politiquement dans la région au point de constituer une menace ou une alternative sérieuse. De surcroît, ils suivent une doctrine fondamentaliste proche – tout en étant plus conservatrice – du wahhabisme (doctrine officielle de l’État saoudien) et sont plus enclins à tolérer les succédanés du « commandeur du croyant » (calife) – leur modèle idéal – que sont les rois et émirs à condition qu’ils respectent et appliquent la charia. Dans l’absolu, les islamistes-jihadistes, quelle que soit leur doctrine, doivent toujours être surveillés, canalisés et maîtrisés, au risque de devenir une arme à double tranchant; les régimes saoudien, égyptien, iranien ou syrien n’ont jamais ignoré cette réalité tout au long de leur histoire.

Les frères musulmans : une fin (trop vite) annoncée

Considérablement affaiblis en Égypte et en voie d’isolement dans le monde arabe, il est pourtant trop tôt pour prédire la fin des Frères musulmans, lesquels n’ont peut-être pas encore dit leur dernier mot. La désignation de la confrérie comme « organisation terroriste » par le pouvoir militaire en Égypte après l’attentat survenu à Mansoura, au nord du Caire, le 24 décembre et son appel adressé à la Ligue arabe à prendre des mesures rétorsives en application du traité anti-terrorisme de 1998 (interdisant tout soutien financier à l’organisation et imposant aux pays signataires l’extradition de ses membres) pourraient servir de base légale à tous leurs adversaires afin de les marginaliser. Cette manœuvre, si elle venait à être massivement soutenue et adoptée (ce qui est encore peu probable), pourrait s’avérer contreproductive voire dangereuse. Traqués et condamnés à  la clandestinité, l’évolution des FM vers un activisme des plus virulents et à des méthodes plus musclées deviendrait une option sérieuse. La confrérie jouit encore d’un réseau relationnel qu’elle a su tisser dans la région, notamment dans le Sinaï, à Gaza, dans les territoires occupés, en Jordanie, en Turquie, au Qatar et au delà, en Occident. Par ailleurs, il sera intéressant de découvrir comment le Caire et Riyad procéderont pour justifier un anathème réservé à un parti politique islamiste reconnu et considéré comme « modéré » (la plupart des cadres des FM ont trouvé asile à Londres, où ils ont transféré leur bureau exécutif et médiatique), alors que celui-ci n’est pas jeté sur des groupes jihadistes actifs en Syrie. Par ailleurs, si la Ligue arabe décidait à l’unanimité d’inscrire les FM sur sa liste noire du terrorisme, certains de ses membres les moins sensibles au pluralisme y trouveraient une caution très utile à la répression de leurs propres opposants, usant du même stratagème que le Caire pour délégitimer et diaboliser les islamistes et peut-être étendre ces mesures aux militants démocrates laïcs les plus pugnaces. Rien n’empêcherait l’autorité palestinienne (le Fatah de Mahmoud Abbas) par exemple, de saisir l’occasion de mettre hors la loi et d’affaiblir son rival, le Hamas (qui est une émanation des FM) même si pour l’instant, les deux mouvements semblent être davantage dans une optique de réconciliation. Une zizanie ne tarderait pas à installer à terme, puisque une variété d’organisations et de partis politiques partagent avec la confrérie de nombreux points de doctrine (les membres du parti « islamique » Ennahda qui dominent le gouvernement tunisien notamment). Hors du monde arabe, la confrérie compte également des amis et « frères » comme le premier ministre turc Recep Tayipp Erdogan et son parti, l’AKP. Ce dernier avait fortement soutenu, tout comme Washington et Doha, les processus transitionnels permettant aux « Ikhwann » d’arriver au pouvoir en Égypte et en Tunisie. S’ils devenaient des parias aux yeux d’une majorité d’États arabes signataires du traité, rien n’empêcherait les FM de revenir vers les pro-Damas avec lesquels ils avaient coupé les ponts pour signifier leur désaccord avec les méthodes de Damas et pour suivre leur principal maître et bailleur, Doha. Washington ne peut ignorer que l’instabilité en Égypte et la façon dont son gouvernement militaire gérera jusqu’au bout le cas des « Ikhwann » est susceptible de renforcer le clivage interarabe, d’avoir des répercussions sur la sécurité du Sinaï et de favoriser l’émergence de nouvelles forces hostiles à Israël. La complexité des acteurs de la région et des liens qu’ils entretiennent apporte la preuve que la recomposition ne se fait pas (ou plus) uniquement sur des lignes sectaires et confessionnelles mais aussi sur des rapports de force fondés sur la quête d’influence et la diplomatie économique (incluant la « diplomatie du coffre-fort » dans laquelle s’illustrent puissamment l’Arabie et le Qatar). Ce phénomène qui marque une évolution importante dans les relations régionales a la particularité de rendre encore moins prévisible l’apparition de nouvelles alliances qui ne se forment plus désormais autour de la seule communauté idéologique. Le léger recul pragmatique de Doha l’éloigne désormais du jusqu’au-boutisme de Riyad, comme si le premier cherchait déjà à se ménager une porte de sortie honorable en prévision d’un maintien de Bashar al-Assad à la tête du pays que beaucoup tiennent désormais pour acquis, avec ou sans l’organisation d’élections présidentielles en 2014. L’Amérique compte au sein de son alliance des éléments très hétérogènes, et la diversité de leur nature et de leurs logiques n’aide pas toujours à concilier leurs vues. Néanmoins, chacun d’eux représente une sensibilité, tendance politique ou identité culturelle au sein du monde arabe et peut être, en fonction des circonstances, utile à un moment ou un autre aux intérêts américains. Washington peut autant tirer parti du régime militaire égyptien laïc et du royaume des Séoud que des jihadistes (jusqu’à un certain point) et des Frères musulmans – auxquels il a apporté un soutien constant et qu’il appréhende comme des « islamistes avec lesquels il est possible de discuter » et ayant le potentiel pour faire rempart aux groupes bien plus extrémistes et moins contrôlables.

Enrayer la logique du chaos en Syrie et dans la région

Des combattants de l'État islamique en Irak et au Levant paradant  avec leurs armes dans le district de Tel Abyad, au nord de la Syrie. (Crédit : REUTERS).

Des combattants de l’État islamique en Irak et au Levant (EIIL) paradant avec leurs armes dans le district de Tel Abyad, au nord de la Syrie. (Crédit : REUTERS).

À défaut d’espérer une victoire contre le « front du refus » (Téhéran-Damas-Hezbollah), ses ennemis peuvent se contenter d’une « plaie ouverte » en Syrie. Il s’agit d’un pis-aller plus acceptable pour Riyad que la perspective douloureuse d’un cessez-le-feu l’acculant à des concessions clairement désavantageuses. Même si Ankara et Doha se mettent moins en avant depuis le soudain « réveil » des Saoudiens et que le premier est secoué à l’intérieur par des scandales politiques, ils continuent de financer leurs groupes islamistes respectifs afin de ne pas être totalement exclus des futurs marchandages régionaux. Honnis sans distinction par la communauté internationale, les jihadistes « takfiris » qui combattent en Syrie n’en sont pas moins indispensables à ces trois États pour maintenir la rébellion armée face aux forces d’Al-Assad. Cette « chair à canon islamiste » leur permet de guerroyer à distance sans se salir les mains et supporter les pertes et les risques d’une intervention militaire directe. L’approche privilégiée par le chef du renseignement saoudien Bandar Bin Sultan s’est traduite tout au long du conflit par un soutien à deux factions indépendantes l’une de l’autre :  l’Armée syrienne libre (ASL), branche armée laïque du Conseil national syrien (CNS) et visage officiel de la révolution – actuellement anémiée et esseulée -, et une nébuleuse jihadiste désormais désignée sous l’appellation de « Front islamique », franchise née à la fin du mois de novembre de la fusion de sept groupes dont le puissant Ahrar al Sham (« libres du Levant »), concomitamment au rapprochement américano-iranien. Cette coalition se veut une alternative au Jabhat al Nosra (labélisé « Al Qaïda ») financé par Doha et l’État islamique en Irak et au Levant (EIIL) également connu sous l’acronyme « Daech » dont la composante syrienne, surtout présente à la frontière nord (turco-syrienne), se serait rapprochée d’Ankara après avoir été désavouée par Ayman al-Zawahiri qui ne reconnaît qu’Al Nosra comme branche officielle d’AQ en Syrie. [6]. Depuis, les relations entre l’EIIL et le reste de la rébellion n’ont cessé de s’envenimer jusqu’à les pousser à se livrer à des combats fratricides. Après la prise d’un stock d’armes appartenant à l’ALS par le Front islamique le 11 décembre dernier, les Américains et Britanniques ont décidé de suspendre jusqu’à nouvel ordre la livraison des aides militaires non létales à la rébellion officielle. Les combattants islamistes étant désormais sans conteste le fer de lance de la lutte anti-Damas, la seule solution opérante trouvée par Riyad dans cette seconde manche est de les rendre « fréquentables » aux yeux de l’Occident en les présentant comme des islamistes « modérés » et non « anti-occidentaux », et en affermissant le contrôle sur les filières d’approvisionnement clandestines afin d’assurer aux Américains et Européens que les  fonds, le matériel et les armes (provenant de fonds privés saoudiens, koweïtiens et bahreïnis animés par des objectifs sectaires et individuels divers) ne tomberont pas entre les mains de groupes islamistes rivaux non adoubés par Riyad. Cette opération de communication est peu crédible car opérer un tri entre « bons » et « mauvais » islamistes, autrement dit entre les jihadistes « acceptables » financés par le clan Sultan (dont la ligne est réputée pour être la plus radicale et intransigeante au sein de la famille régnante) et les jihadistes « qaïdistes » califatistes, puis contrôler leurs interactions, s’avère une gageure dans un théâtre aussi confus que la Syrie.

Fuite en avant et relance du jihad anti-chiite

Le second plan saoudien de « relance de l’insurrection » complique davantage la lisibilité du champ de la rébellion armée anti-Damas. Le subterfuge de B. Ben Sultan ne semble tromper personne, encore moins les responsables de l’ASL – seule entité combattante pouvant revendiquer sa syrianité et donc relativement prétendre à une certaine « légitimité » à prendre les armes (si l’on excepte les circonstances et les conspirations qui ont présidé à sa formation à l’étranger) -, mais qui est devenue ironiquement un poids mort sur lequel ni les Occidentaux ni les Arabes ne semblent vouloir miser. Les Saoudiens sont entrés dans une logique de guerre d’usure voire de chaos sans fin et tentent de redonner un nouvel élan au jihadisme dans la région pour conserver un outil de marchandage face à Washington. Leur obstination s’apparente à une fuite en avant, et il paraît peu probable que les Américains qui se sont dits prêts à envisager un dialogue avec les « islamistes modérés »du Front islamique (sans doute pour ne pas envenimer davantage leurs rapports avec les Saoudiens), puissent en réalité se permettre de soutenir ouvertement ces combattants salafistes en feignant d’ignorer le danger réel que ceux-ci font peser sur la région. Par ailleurs, ce plan saoudien s’appuyant sur un éventuel « retour en grâce des islamistes » se heurterait à un autre plan secret sur lequel travailleraient Moscou et Washington avant le sommet de Genève II prévu le 22 janvier 2014 [6], portant sur la définition d’un cadre pour la période de transition en Syrie et prévoyant le maintien de la prééminence du noyau alaouite à la tête de l’appareil militaire et sécuritaire syrien dans le prochain gouvernement d’alternance. Sa préservation représenterait une condition et une ligne rouge pour la Russie. Avec ou sans Bashar al-Assad à la présidence après les négociations et/ou l’ « élection présidentielle syrienne » prévue en juin 2014 et cousues de fil blanc, les deux puissances sembleraient dans tous les cas s’accorder sur un principe : il est impératif de ne pas reproduire l’erreur qui fut commise en Irak avec l’effondrement de l’armée irakienne issue du parti Baas et dont le pays n’a pas fini de subir les effets. Dans la Syrie de demain qui pourrait être en proie à un terrorisme salafiste des plus redoutables, un État et une armée solides, expérimentés, dirigés par une minorité confessionnelle et des institutions laïques, seraient essentiels aux yeux de Moscou et Washington. Pensé, au contraire du plan du tandem, pour continuer d’y inoculer le poison islamiste, le projet de B. Ben Sultan semble réunir toutes les conditions pour créer toujours plus de rivalités et de guerres intestines au sein de la multitude de factions jihadistes et compliquer le désarmement des forces engagées dans le conflit. Le calcul de l’Arabie saoudite et des chefs jihadistes de toute obédience paraît simple : perdu pour perdu, plutôt mettre à feu et à sang la Syrie, le Liban et l’Irak que d’accepter de les laisser intacts sous le contrôle des chiites et de l’Iran. Au « croissant chiite », les chefs de l’EIIL veulent opposer un projet de fusion de la Syrie et l’Irak en un seul « califat » où les sunnites retrouveraient leur supériorité démographique et qui remettrait en cause le tracé des frontières héritées de Sykes-Picot. Le démantèlement de la Syrie n’est que la première étape de ce vaste plan, l’Irak devrait suivre. À charge pour l’Amérique de parvenir à stopper l’escalade jihadiste en fournissant à l’Arabie saoudite les contreparties et assurances qu’elle attend et en accordant plus de moyens aux États et armées faisant face au terrorisme salafiste. Si un deal saoudo-américain se concluait sur la question syrienne et que l’Arabie décidait de se « retirer » du conflit, la source de la compétititon actuelle qui l’oppose au Qatar et à la Turquie se tarirait et, par conséquent, Doha et Ankara n’auraient plus véritablement intérêt à s’obstiner à poursuivre isolément leur stratégie. La rébellion, privée de ses perfusions, ne tarderait pas à s’effondrer.

La persanophobie : une recette qui continue de faire ses preuves

     En Syrie, les opinions américaines et européennes ont fini par voir à l’œuvre, et à visage découvert, les sponsors du terrorisme international. Le gouvernement turc a octroyé un « laisser-passer » à des milliers jihadistes traversant sa frontière pour combattre Damas, et le royaume jordanien en a fait autant. Cette complicité visible conjuguée au virage islamiste pris par le gouvernement de R.T. Erdogan ces dernières années, ainsi qu’à ses lacunes en matière de droits de l’Homme et de liberté d’expression, n’est pas de nature à atténuer le scepticisme de la Commission européenne concernant une future adhésion de son pays à l’UE. Quant à Riyad, l’agitation, l’opportunisme et le radicalisme qui se dégagent de sa diplomatie sont à la mesure de sa peur de disparaître et contrastent avec l’attitude posée et pragmatique – et toujours hélas attentiste – de Washington. B. Obama cherche en priorité à obtenir une stabilisation globale par une répartition plus équilibrée du fardeau sécuritaire, mais les moyens mis en œuvre ne sont pas à la hauteur de ce projet. Il s’agit de la seule façon de délester l’Amérique d’un certain nombre de responsabilités qui l’enchaînent à cette région et l’obligent à gérer des situations compliquées desquelles sa diplomatie tire en fin de compte peu de bénéfices. Mais vues sous un autre angle, l’angoisse et la paranoïa de l’Arabie saoudite, dès lors qu’elles sont savamment entretenues et dosées, constituent un puissant outil de contrôle qui garde la dynastie dépendante et malléable à souhait. En cela, l’Amérique a trouvé depuis des décennies dans l’épouvantail iranien un instrument parfait pour justifier sa présence militaire dans la région et s’assurer pour longtemps de juteux contrats d’armement et d’exploitation énergétique. Il n’est pas dans l’intérêt de Washington de faire de l’Iran un allié officiel (et inversement). Au mieux peut-on espérer une entente provisoire lorsque des motifs sécuritaires ou circonstances particulières l’exigeront. L’Iran peut en effet jouer un rôle non négligeable dans la sécurité de ses voisins irakien et afghan, là où Washington a échoué. Mais l’Iran est loin d’être perçu comme un « ami ». En effet, même sans parvenir à entrer dans le club restreint des puissances nucléaires, l’Iran chiite, mollahcratique et révolutionnaire constituera toujours intrinsèquement une menace politique aux yeux d’Israël et des dirigeants Arabes, « grignotant » un espace essentiellement dirigé par des pouvoirs sunnites depuis la fondation de l’Islam, les conquêtes arabes et la période ottomane. L’attrait des pétrodollars et la course aux armements dans la région l’emportent sur les liens plus que présumés et inquiétants entre l’Arabie saoudite et les salafistes – qui n’effarouchent pas outre mesure les pays européens et la France en crise. Ainsi, la diplomatie française a cru opportun de profiter des tensions saoudo-américaines pour donner un nouvel élan à ses relations avec le royaume et ainsi décrocher de gros contrats militaires actuellement en négociation, dont « Sawari 3 » (une commande destinée à moderniser la flotte saoudienne, estimée entre 15 et 20 milliards d’euros). À l’instar de Riyad, Paris a essuyé une terrible humiliation après la décision américaine de faire machine arrière au mois de septembre, mais n’a d’autre choix que de continuer à s’aligner sur la politique de Washington même sans oser se l’avouer. La France a mal anticipé les changements géopolitiques qui s’opèrent dans la zone, et l’on voit mal comment sa diplomatie pourrait reprendre pied au Levant – un de ses très rares points d’ancrage historiques dans le monde arabe – à l’avenir. De surcroît, elle ne réunit pas encore les conditions pour devenir un partenaire de substitution indispensable à l’Arabie saoudite : sa diplomatie a perdu de son prestige, n’a plus d’identité stratégique et ses capacités de projection sont très limitées. Au cours de sa dernière visite dans le royaume fin décembre, le président François Hollande, en pleine opération de séduction, ne s’est pas retenu de réaffirmer haut et fort leur communauté de vues sur la Syrie, mais rien n’y fait, la France a les mains liées et s’est déjà retirée du dossier, et il faudra plus qu’une bonne entente et des obséquiosités protocolaires pour faire oublier à Riyad son isolement et sa détresse.

2014, année du jihadisme et du terrorisme?

Le Liban renoue avec la violence politique. ici les lieux de l'attentat qui a coûté la vie à Mohammed Chatah, personnalité éminente de la coalition du 14 mars et hostile à Damas, le 28 décembre 2013. Des figures du mouvement ont pointé du doigt le Hezbollah et Damas. Cet attentat a ravivé les tensions interlibanaises alors que les différentes factions ne parviennent pas encore à former un nouveau gouvernement. (crédit : STR/AFP)

Le Liban renoue avec la violence politique. ici les lieux de l’attentat qui a coûté la vie à Mohammed Chatah, personnalité éminente de la coalition du 14 mars et hostile à Damas, le 28 décembre 2013. Des figures du mouvement ont pointé du doigt le Hezbollah et Damas. Cet attentat a ravivé les tensions interlibanaises alors que les différentes factions ne parviennent pas encore à former un nouveau gouvernement. (crédit : STR/AFP)

À l’heure où des bombes explosent à Beyrouth et à Volgograd, à quelques encablures des J.O d’hiver de Sotchi, il est difficile de ne pas être tenté d’y voir l’ombre vengeresse du clan Sultan et d’autres membres éminents du royaume mettant leurs menaces à exécution [7]. Le renversement et la rapide neutralisation des Frères musulmans en Égypte atteste quant à lui, pour ceux qui en doutaient encore, de l’aptitude des régimes de la région à tenir en respect tout phénomène islamiste ou factieux, indépendamment de son degré de radicalisation et de son assise populaire, du moment qu’ils en ont la volonté et estiment que les islamistes ne leur sont plus d’aucune utilité et/ou représentent une épine dans leur pied. Sans parrains étatiques puissants et généreux, aucune de ces entités ne pourrait se développer et essaimer. Les événements en Égypte (le coup d’État suivi de l’emprisonnement de Mohamed Morsi et la répression menée contre son mouvement) sont également de nature à pousser tous les islamistes déchus – et qui ont le sentiment d’avoir été dupés – à rejeter à l’avenir un jeu démocratique pipé d’avance dans le monde arabe, et à y voir une illustration ou une validation de la thèse du chef d’Al-Qaïda voulant que la seule voie vers l’établissement de l’islam comme religion d’État dans la région passe par le jihad et non par les urnes. Alors que des experts et des rapports s’alarment de la montée du terrorisme dans le monde et dans la région [8], Washington est bien obligé de reconnaître son échec puisque l’élimination d’Oussama Ben Laden n’a ni affaibli AQ pour longtemps, ni rendu le monde et la région plus sûrs. B. Obama va certainement devoir renforcer et affiner sa stratégie antiterroriste, et adosser ce nouveau « surge » à une diplomatie encore plus active, avec ce même dilemme qui se pose autant en 2014 qu’au début de la guerre en Syrie : comment, en toute logique, a fortiori dans un monde globalisé, continuer de soutenir sur un territoire donné un ennemi que l’on combat ailleurs ? L’ Amérique est le seul acteur disposant des moyens et de l’expérience requises pour lutter contre ce fléau, et par conséquent, son action est indispensable. Les besoins sont nombreux et pressants. En Irak, le gouvernement de Nouri al-Maliki a sollicité l’aide et des moyens supplémentaires de l’Amérique pour lutter contre un terrorisme quotidien et la montée en puissance inquiétante de l’EIIL dans la province sunnite d’Al Anbar (à l’Ouest de l’Irak); tandis que l’Afghanistan a toutes les raisons de craindre un retour en force des Talibans en 2014 selon les estimations du dernier NIE (National Intelligence Estimate). L’arc de crise, ou plutôt « l’arène » semble s’étirer comme jamais, du Liban à l’Afghanistan. Téhéran, une fois de plus, cherche à se positionner comme un acteur volontaire pour apporter son concours à la sécurisation de cette zone, se posant ainsi en potentiel allié de circonstance pour l’Amérique. Au Levant, le Liban est le pays qui, avec la Syrie, est le plus vulnérable au terrorisme et exposé à tout moment au risque d’allumage de sa frontière Sud avec Israël ou à l’arrivée des jihadistes de Syrie à sa frontière Est. Son peuple est déjà l’otage de l’accord de Genève et des intrigues autour du conflit syrien et de l’Iran. Indéniablement, le « front du refus » et son parrain russe ont gagné une manche, quoique au prix de coups de poker très risqués et d’un épais brouillard quant à l’enchaînement des événements qui découlent de la décision du Hezbollah, avec l’approbation de Téhéran et de Moscou, d’engager ses forces dans la guerre en Syrie. Cette belligérance a été suivie d’une montée des attentats contre des civils au Liban et d’attaques contre des membres éminents du mouvement chiite et de son adversaire politique de la coalition du 14-mars. Des voix soulignent que l’implosion du Liban et le déclenchement d’une guerre israélo-libanaise seraient assurément une aubaine pour la rébellion armée en Syrie et ses parrains du Golfe qui n’ont pas encore trouvé le moyen de reprendre le dessus sur l’armée loyaliste et ses alliés du Hezbollah, et s’en servent pour expliquer la vague d’attentats touchant les deux camps libanais politiquement opposés. Un conflit impliquant Israël torpillerait, en effet, à coup sûr, les négociations avec l’Iran et userait les forces du Hezbollah mobilisées sur plusieurs fronts, afin d’inverser le scénario annoncé d’une défaite cuisante de l’opposition syrienne.  D’autres figures, appartenant au Courant du Futur de Saad Hariri ou au 14-mars dont il est la figure de proue, accusent sans détour Damas et le Hezbollah qui assassinent, selon eux, tous ceux qui s’opposent à leur mainmise sur le Liban, résistent aux chantages et intimidations qu’ils exercent grâce leur puissant arsenal. Si la piste saoudienne est plus facilement privilégiée, rien ne permet d’exclure la possibilité que le régime de Damas orchestre lui-même certains attentats pour exacerber la peur du spectre salafiste et se donner le beau rôle dans la guerre aujourd’hui menée contre ces groupes et leurs sponsors qui veulent déstabiliser la Syrie et le Liban. Aucune possibilité ne peut être exclue, le passif du régime syrien dans la manipulation de groupes tels que le Jound al-Cham et le Fatah al-Islam étant connu [9] et ce, depuis bien avant l’éclatement de la guerre en Syrie. L’identité des commanditaires des actions meurtrières au Liban n’est, sinon connue, du moins jamais dévoilée, et le crime peut, en tout état de cause, profiter à de nombreux acteurs, nationaux et étrangers, impliqués en Syrie.

La volonté de l’Amérique : une puissance toujours décisive

S’agissant de l’avenir de la Syrie, de l’Irak et du Liban, la décision finale ne revient directement ni à l’Arabie saoudite, ni au Qatar, ni à l’Iran, mais toujours, bien entendu, à l’Amérique et à la Russie. Moscou est d’ailleurs certainement le grand vainqueur de l’année 2013 au Moyen-Orient où il a su tenir fermement le gouvernail des négociations contrairement à l’Amérique, la France et la Grande Bretagne qui ont semblé, très souvent, naviguer à vue. Il est désormais dans l’intérêt de B. Obama de tout mettre en œuvre d’une part pour contenir l’extension du conflit dans la région avant qu’il ne devienne incontrôlable et ne finisse par menacer Israël (éventualité face à laquelle l’Amérique ne pourrait pas rester inerte et serait obligée de réagir, même sans vouloir d’une nouvelle guerre impopulaire), et d’autre part pour redonner une nouvelle impulsion à sa stratégie antiterroriste au Moyen-Orient et dans la Corne de l’Afrique, quitte à hausser parfois le ton vis-à-vis de ses partenaires les moins obéissants. Les gains de Moscou n’y font rien, c’est toujours la volonté politique de l’Amérique qui reste décisive même si dans la durée, elle a besoin de l’engagement réciproque des autres acteurs. Seul un accord russo-américain (suivi d’un accord saoudo-iranien, de second niveau) pourrait faire taire les armes en Syrie, stabiliser le Liban voisin et assainir son climat politique, et enfin, pérenniser les négociations internationales en cours. Les deux grandes puissances ont tout à y gagner, y compris en termes de prestige et d’influence. Leur partenariat stratégique pourrait se prolonger au delà d’un possible succès diplomatique sur la Syrie et se concrétiser autour d’une coopération sécuritaire bilatérale étendue (consistant à accroître les échanges d’informations entre leurs services spéciaux et à mener des opérations conjointes) ainsi que B. Obama et Vladimir Poutine en ont exprimé le souhait en marge du sommet du G8 de juin 2013. Après les deux attentats survenus en Russie, les choses semblent commencer à se mettre lentement en place puisque l’Amérique a proposé une « coopération plus étroite », favorablement accueillie par Moscou, afin d’assurer la sécurité des J.O de février. Cependant de nombreux sujets de tension entre la Russie et le groupe État-Unis/OTAN/UE demeurent, dont la très aiguë crise ukrainienne qui n’est pas de nature à dissiper la méfiance qui règne entre les deux blocs et pourrait même raviver de vieilles tensions. Des violences sont sans doute à prévoir en Égypte, au Liban, en Syrie, en Irak, en Afghanistan et sans nécessairement exclure d’autres pays de la région qui n’ont, jusqu’à présent, pas ou peu été touchés par le terrorisme. En définitive, ce n’est, à l’évidence, pas encore en 2014 que le terrorisme entrera en hibernation et que la « Global War on Terror » connaîtra un répit. Et il est encore moins plausible que la diplomatie américaine puisse amorcer un « rééquilibrage géographique » spectaculaire dans les trois années de présidence qu’il reste à Barack Obama.

Chady Hage-ali

Stratpolitix


[1]  En 2013, la cote de confiance du président a atteint son niveau le plus bas (à peine 40%) en Amérique, en dépit d’une relance de l’économie qui offre perspectives positives en termes de croissance et de création d’emplois en 2014. En cause, notamment, les débuts chaotiques, à l’intérieur, de sa réforme de l’assurance maladie « Obama Care », et à l’extérieur des choix qui suscitent l’incompréhension et divisent le Congrès, principalement son accord avec Téhéran alors que son gouvernement n’a pas renoncé à l’acquisition de la technologie nucléaire et à enrichir de l’uranium à cette fin. (Obama préfère glisser sur 2013, une année à oublier, AFP, 20 décembre 2013).

[2] Le secrétaire d’État à la Défense Chuck Hagel s’est voulu rassurant lors d’un exposé détaillé fait à Manama (Bahrein) le 7 décembre 2013 sur la politique militaire de Washington dans le Golfe et sur les dispositifs et moyens terrestres, aériens et maritimes déployés. Il a assuré que l’Amérique n’abandonnerait pas ses alliés arabes même en cas d’accord définitif avec l’Iran sur le nucléaire et a appelé à un renforcement de la coopération militaire entre l’Amérique et les six États du Golfe, affirmant que son pays préfèrerait que cela se fasse dans le cadre du Conseil de coopération du Golfe (regroupant Oman, les Émirats arabes unies, le Qatar,  Bahrain, le Kuwait et l’Arabie saoudite) comme principale entité et interlocuteur plutôt que de continuer à vendre des armes à chaque État séparément. (Us to keep 35,000 troops in Gulf, RFE/RL, 7 décembre 2013)

[3]Remercié le 6 décembre 2012 par le président Obama, James (Jim) Mattis fait partie d’une longue liste d’officiers démis de leur fonction au lendemain de l’attaque contre l’ambassade de Benghazi (Libye) et sur fond de climat de contestation croissante de la stratégie d’Obama par les hauts gradés qui se sentent méprisés par son administration. Depuis le début de son mandat, ceux-ci ont dû faire profil bas et plier devant la vision défendue par les conseillers de la Maison Blanche qui gardent la main sur les questions de politique extérieure et de défense. Mais leurs contestations sur les problématiques afghane, irakienne ou syrienne n’ont pas toutes les mêmes causes ou le même objet. Au mois de septembre 2013, alors que la surenchère de la Maison Blanche laissait entrevoir la guerre en Syrie comme inévitable, des jeunes soldats objecteurs ont diffusé des photos sur lesquelles ils exprimaient, le visage caché derrière des pancartes, leur refus de participer à une nouvelle guerre contre la Syrie au seul bénéfice d’Al Qaïda, entité contre laquelle ils sont en guerre en Afghanistan, au Yémen, en Somalie. (Voir : Syria crisis reveals uneasy relationship between Obama, nation’s military leaders, Washington Post, 13 septembre 2013).

[4]Pour en savoir plus sur les contours (et les dessous) de cette relation solide mais ambiguë et de plus en plus « inconfortable » pour l’Amérique,  lire l’ouvrage « Thicker Than Oil: America’s Uneasy Partnership with Saudi Arabia » de Rachel Bronson (Oxford University Press, 28 juin 2005). L’auteur y explore l’évolution d’un partenariat qui a connu des hauts (notamment durant  la période de la guerre froide et du containment de l’URSS, principe au nom duquel l’Arabie saoudite – qui partageait avec l’Amérique la même détestation du communisme – avait fourni des armes américaines aux Talibans contre l’armée soviétique en Afghanistan); et des bas (comme au lendemain des attentats du WTC), mais qui s’est toujours maintenu autour d’objectifs sécuritaires communs en dépit de visions et d’approches diamétralement opposées sur la question des droits de l’Homme et des libertés dans les pays Golfe et plus largement au Moyen-Orient.

[5]Sommet des pays du Golfe : plus que jamais divisés sur l’union et l’Iran, AFP, 10 décembre 2013.

[6] Syrie : le Front Al-Nosra devient la « branche » officielle d’Al-Qaida, AFP, 8 novembre 2013.

[7]L’Occident dit à l’opposition syrienne qu’Assad pourrait rester, Khaled Yacoub Oweis, Reuters, 18 décembre 2013.

[8]Cette piste est d’autant plus plausible que l’Arabie saoudite, à travers Bandar Ben Sultan, aurait proposé, en vain, à Moscou une entente sur les cours du pétrole en échange de son soutien à Bashar al-Assad. Le Prince aurait également insinué que les J.O de Sotchi pourraient ne pas être à l’abri d’attentats de la part de groupes (tchétchènes) placés sous son contrôle (voir : Saudis offer Russia secret oil deal if it drops Syria, Ambrose Evans-Pritchard, Daily Telegraph, 27 août 2013. Disponible sur le site du quotidien : http://www.telegraph.co.uk/finance/newsbysector/energy/oilandgas/10266957/Saudis-offer-Russia-secret-oil-deal-if-it-drops-Syria.html).

[9]Al Qaïda, plus forte et dangereuse que jamais, selon les experts, AFP, 14 décembre 2013.

[10]Cette manipulation dangereuse de la part des moukhabarates syriens a d’ailleurs fait l’objet de révélations confondantes. Dans le but de favoriser l’apparition d’une « menace islamiste » en Syrie, le régime de Bashar al-Assad aurait durant la première année de la révolte (2011) libéré de la prison de Saidnaya plusieurs centaines de prisonniers islamistes membres des anciennes formations citées, dont trois grandes figures qui ont formé après leur sortie leurs propres brigades : Hassan Abboud, chef du Ahram al-Sham (« Libres du Levant »), Zahran Alloush chef du Liwa al-Islam (« Brigade de l’Islam ») devenue le Jaysh al-Islam (« Armée de l’Islam ») en septembre 2013, et Issa al-Cheikh chef du Soukour al-Sham (« Faucons du Levant »). Depuis, le régime a vraisemblablement revu ses tactiques en Syrie devant l’ampleur du phénomène jihadiste. Au cours de la même année 2011, le régime aurait emprisonné plusieurs militants démocrates qui représentaient le ferment révolutionnaire que celui-ci souhaitait neutraliser (voir : The Tale of «The Friends of Saidnaya»: The Strongest Three Men in Syria, Bassel al-Junaidi, 23 octobre 2013. Disponible sur le site de Al-Joumhouriya : http://therepublicgs.net/2013/11/04/the-tale-of-the-friends-of-saidnaya-the-strongest-three-men-in-syria-today/)


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Intervention militaire en Syrie : la guerre, en arrière toute

Barack Obama et François Hollande. Montage combinant les photos prises par Spencer Platt et Antoine Antonio pour Getty Images. (Source : bet.com).

Les présidents Barack Obama et François Hollande. Montage combinant les photos de Spencer Platt/Getty Images et Antoine Antonio/Getty Images. (Source : bet.com).

Les prémices hésitantes de la plus impopulaire intervention depuis l’Irak

Tiraillement et suspense chez les décideurs et les peuples arabes et occidentaux. Les opinions se crispent et retiennent leur souffle tandis que les États-Unis et la France planifient une attaque punitive contre le régime syrien, coupable, selon eux, d’avoir utilisé l’arme chimique contre des civils. Du côté de Washington, rarement un président américain n’aura autant tâtonné et avancé à reculons que Barack Obama sur un dossier aussi complexe et pressant que le conflit syrien. Les déclarations désormais volontaristes et l’impatience affichée n’empêchent pas, dans les faits, leurs auteurs d’avancer à petits pas. La France suit le mouvement, suspendue au vote du Congrès américain, et sans faire illusion sur son aptitude à soutenir l’effort de guerre qu’une escalade pourrait exiger de la coalition. En effet, si le pays voit ses indicateurs économiques se stabiliser, le chemin du redressement est encore long. Par ailleurs, en dépit de sa victoire au Mali, conflit de faible intensité, la France a eu à éprouver sur place les limites de ses capacités matérielles et logistiques (des avions ravitailleurs, de transport de troupes et des drones furent alors mis à contribution par l’Amérique). Même associées aux manœuvres militaires contre Damas, les forces françaises ne devraient pas être aux avant-postes mais plutôt « à la remorque » (selon l’expression du président de l’UMP, Jean François Copé). De toute façon, le soutien que l’Amérique attend de la France et de l’UE est surtout d’ordre politique et formel. Premier obstacle psychologique à lever pour les deux présidents : leurs opinions majoritairement hostiles à une attaque. Beaucoup s’interrogent sur l’empressement soudain des deux gouvernements à déclencher une attaque sans attendre les résultats du rapport d’enquête de l’Onu. Aux États-Unis, près d’une personne sur deux (48%) est défavorable à une intervention française selon un sondage publié par le Pew Research Center. En France, 59% des interrogés se disent contre, selon un sondage de l’Ifop. Le président François Hollande est sous la pression de l’opposition pour soumettre l’intervention en Syrie au vote de l’Assemblée nationale. Mais le chef de l’État français refuse de considérer cette intervention comme s’inscrivant dans une guerre mais comme une opération extérieure (Opex), ponctuelle et limitée.

Le secrétaire d'État américain John Kerry lors de son audition au Sénat par la commission des Affaires étrangères, le 4 septembre 2013. Au cours de cette première étape avant la consultation du Congrès la semaine suivante, ce dernier a exposé le plan d'attaque de Washington, rappelant la responsabilité de l'Amérique "qui ne peut continuer à vivre dans le confort de l'isolationnisme" et "fermer les yeux sur les massacres". (Photo : Reuters)

Le secrétaire d’État américain John Kerry lors de son audition devant la commission des Affaires étrangères, au Sénat, le 4 septembre 2013.  Ce dernier en a appelé à la responsabilité de l’Amérique « qui ne peut continuer à vivre dans le confort de l’isolationnisme » et « fermer les yeux sur les massacres ». (Photo : Reuters)

Peu soutenu, le président Obama n’a d’autre choix que de temporiser, de solliciter l’accord du pouvoir législatif (le Congrès) faute de bénéficier d’ores et déjà à la fois de l’aval du Conseil de Sécurité – seule base légale reconnue internationalement pour attaquer un État souverain -, du soutien d’une large coalition politico-militaire occidentale et arabe, et de l’approbation d’une majorité de citoyens américains. Son secrétaire d’État, John Kerry, sillonne le continent européen en quête de ralliements. Mais c’est d’abord dans son propre camp, majoritaire au Sénat (mais minoritaire à la Chambre des représentants), que le président Obama devra exercer son pouvoir de persuasion puisqu’une partie des démocrates issue de l’aile gauche du parti est très sceptique sur le principe d’une énième intervention extérieure, reflétant ainsi le sentiment général d’une population américaine surtout préoccupée par les problèmes de politique intérieure. Le président veut bien revenir sur le devant de la scène proche-orientale mais rechigne à endosser seul un tel fardeau. Il conçoit que la posture du « leading from behind » n’est pas systématiquement opérante, mais ne veut pas non plus que l’opération à venir ressemble à un « leading alone from the front« . Il lui faut réunir la plus large base de soutien possible pour donner l’apparence d’une certaine légitimité et force morale à l’opération, répartir les risques, les coûts et les responsabilités politiques et économiques, dans l’éventualité d’une usure du conflit ou d’un échec duquel il sortirait politiquement laminé et très isolé. Un refus du Congrès ne pourrait empêcher légalement le président de lancer les opérations, mais ne devrait pas l’y encourager, assénant un nouveau camouflet à Washington après le désistement de la Grande Bretagne et du Canada. Une seconde douche froide inciterait encore moins les alliés européens de l’Otan, très hésitants, à rejoindre éventuellement l’équipée franco-américaine.

Le numéro d’équilibriste le plus difficile du président américain

L'USS Gravely fait partie des 5 destroyers américains présents en méditerranée (le Mahan, le Ramage, le Barry et le Stout). Chaque destroyer emporte une quarantaine de missiles Tomahawk  (photo : US Navy/Wikimédia commons)

L’USS Gravely fait partie des 5 destroyers américains présents en méditerranée, aux côtés du Mahan, Ramage, Barry et Stout). Chaque destroyer emporte une quarantaine de missiles Tomahawk (photo : US Navy/Wikimédia commons)

Barack Obama voit poindre, en quelque sorte, sa « crise des missiles de Cuba ». Destroyers équipés de missiles de croisière, porte-avions et frégates américains, français et russes quadrillent la méditerranée orientale. Les alliés de Damas sont sur le pied de guerre et la marine américaine attend l’ordre du président pour commencer l’attaque. Barack Obama sortira-t-il grandi et renforcé de cette aventure ou bien parviendra-t-il, si les choses tournent mal, à en sortir sans y laisser trop de plumes ? Être doublement titulaire de la fonction de chef suprême des armées des États-Unis et du Prix Nobel de la Paix place le président devant un grand dilemme. Si le recours à la force est maintenu, la réponse devra être rapide et proportionnée, au risque, d’une part, de laisser le temps à ses adversaires d’affiner leur stratégie, et d’autre part, de fermer la porte à une solution politique en embarquant la région dans un maelstrom sans fin. Son pouvoir décisionnaire de chef d’État est déjà sévèrement jugé et défié par ses contemporains; ses actes posés en tant que représentant d’une haute conception de la responsabilité universelle et de la paix seront, eux, jugés par la postérité. En sa qualité de président américain et donc de garant de la sécurité et des intérêts immédiats de sa nation, Barack Obama est conscient que, quelle que soit l’option choisie, il n’est pas en mesure de satisfaire les attentes et exigences de l’ensemble de ses compatriotes et partenaires internationaux sur le problème syrien où se croisent de nombreux intérêts contradictoires ou éloignés des priorités américaines. Chez les sénateurs et représentants américains comme chez les dirigeants européens et arabes anti-Damas, deux groupes expriment des vues différentes sur la Syrie et sur la forme de l’intervention militaire prochaine. Les uns appellent à une stratégie maximaliste, devant aller plus loin que ce que le président a annoncé initialement pour ébranler le régime et précipiter sa chute à court terme. Cette approche se traduirait par un plan parallèle de renforcement des capacités de la rébellion syrienne via la livraison d’armes offensives. Aux yeux d’un certain nombre de sénateurs de droite comme John McCain et Lindsey Graham, seule une intervention musclée, capable de « changer la dynamique sur le champ de bataille » vaudrait la peine d’être soutenue. Ils estiment qu’il est temps d’en finir avec le régime de Bashar al-Assad et qu’il ne faut pas se contenter de frappes purement « cosmétiques » et « isolées ». 

Les autres alliés, dont la France, restent plus prudents et souhaitent que l’engagement soit limité, de sorte d’éviter un embrasement généralisé et une perte de contrôle de la situation. La France, victorieuse au Mali, pourrait perdre son aura en laissant la Syrie devenir sa « guerre de trop ». Contre toute attente, le président Obama pourrait décider de jouer son coup de poker et de prendre le parti de surprendre ses alliés et ses ennemis en attaquant avec une puissance de feu inouïe les centres vitaux du régime syrien. En d’autres termes, miser sur une redite du fameux « Shock and awe », plutôt que de se contenter de frappes timorées. Un tel choix, téméraire s’il en est, donc peu probable pour l’heure (tout en restant envisageable), pourrait certainement flatter les faucons conservateurs et libéraux partisans de la manière forte, mais serait désavoué par les réalistes et néo-isolationnistes que l’on dit en recul dans le cercle rapproché des conseillers du président. Une réponse trop brutale éveillerait la colère de la Russie, de la Chine, de l’Iran, du Hezbollah et serait susceptible d’entraîner l’Amérique et Israël dans une spirale qui risque d’être longue, coûteuse et douloureuse. Mais la Russie, même prise de court, osera-t-elle s’impliquer dans une riposte contre une coalition occidentale surpuissante ? Comment compte-t-elle aider le régime syrien à se protéger et à surmonter cette attaque si elle a lieu ?

Attaque limitée ou guerre totale : un revers politique et symbolique dans les deux cas pour Barack Obama

Les sénateurs républicains Lindsey Graham (à gauche) et John McCain (à droite) font partie des plus ardents partisans d'une frappe punitive contre la Syrie. En mars 2013, lorsqu'une roquette chargée de produit chimique s'était abattue sur le village de Khan al-Assal (Alep), ces derniers avaient demandé au président Obama d'intervenir militairement. (Photo : Alex Wong/Getty images)

Les sénateurs républicains Lindsey Graham (à gauche) et John McCain (à droite) font partie des plus chauds partisans de la force contre la Syrie. En mars 2013, lorsqu’une roquette chargée de produit chimique s’était abattue sur le village de Khan al-Assal (Alep), ces derniers avaient déjà demandé au président Obama d’intervenir militairement. (Photo : Alex Wong/Getty images)

Depuis deux ans, toutes les options et plans d’attaque contre la Syrie ont été passés au tamis, et toutes les analyses et modélisations effectuées par les Américains n’ont fait apparaître que des obstacles rédhibitoires et un épais brouillard. Comment en vouloir à un président issu de la sphère civile de tergiverser alors qu’un stratège militaire aguerri, face à bien moins compliqué que le système moyen-oriental actuel, y réfléchirait probablement à deux fois avant d’inciter à, ou de participer à, des opérations qui ne présentent pas encore d’objectif politique clair et ne bénéficient pas d’une lisibilité satisfaisante sur le théâtre de guerre? La Syrie n’est ni la Libye ni le Mali. Elle est même encore plus compliquée que l’Irak. Contrairement aux deux dictatures arabes « tigres de papier » citées et aux jihadistes-contrebandiers faiblement armés du Sahel, le régime syrien n’est pas seul et peut compter sur le soutien politique, militaire et financier constant de la Russie, de l’Iran et de la Chine (pays peu engagé dans le conflit mais verbalement hostile à une intervention occidentale), de l’appui d’officiers des Pasdarans iraniens et de la participation dans les combats de combattants du Hezbollah libanais dont la détermination, l’expérience, le niveau d’entraînement et d’organisation sont notoires. Celui-ci a déjà démontré une remarquable capacité à s’adapter à toutes sortes d’offensives terrestres et aériennes lancées par une armée ultra-moderne de type occidental (Tsahal). Il s’est notamment signalé par son aptitude à surprendre ses adversaires en dévoilant, comme durant la guerre de 2006, de nouvelles armes en sa possession telles que le lance-roquettes portatif « RPG-29 », le lance-missiles anti-char « Kornet » et le missile anti-navire chinois C-802 tiré sur une corvette israélienne croisant à une vingtaine de kilomètres de Beyrouth. Il est possible que le parti libanais chiite puisse encore créer la surprise en organisant des opérations spéciales et en faisant usage de matériels inédits.

Le principal objectif de B. Obama est désormais de trouver le moyen de sortir la tête haute de ce casse-tête politique et militaire, en trouvant un compromis qui lui évitera d’être taxé de couardise par ses alliés et adversaires, ou à l’inverse, d’être éternellement blâmé pour avoir sacrifié la stabilité régionale et internationale au nom de la morale et du « devoir d’ingérence », sans en évaluer suffisamment les risques. Si Barack Obama déclenche les hostilités sous le sceau de la « guerre juste » (qui peine à dissimuler des intérêts étatiques beaucoup moins nobles et humanitaires que les principes qui la président), il encourt le risque de faire basculer sa politique étrangère vers un moralisme radical, et d’annuler par là même le dosage qui entretient l’ambiguïté (et attire aussi les controverses) depuis son premier mandat. Sa diplomatie pourrait se rapprocher fatalement de l’orientation « idéaliste-interventionniste » de la période Bush, de laquelle il a toujours cherché à se démarquer formellement.

Le porte-avion USS  Nimitz, entouré de quatre autres navires de son groupe aéronavale entré en mer Rouge le lundi 2 septembre 2013 (Photo: Reuters)

Le porte-avion USS Nimitz, entouré de quatre autres navires de son groupe aéronaval entré en mer Rouge le lundi 2 septembre 2013 (Photo: Reuters)

Sans l’aval du Conseil de sécurité, l’attaque contre la Syrie se fera sans fondement légal (le droit d’ingérence n’en possédant pas et ne se substituant nullement aux chapitres VI et VII, ainsi qu’aux dispositions de l’article 51). Sur la licéité de l’opération, l’hésitation de Barack Obama est parlante. Elle montre, en l’espèce, qu’une telle opération, vertueuse en apparence, est loin d’aller de soi. Le président est conscient qu’il ne peut ni invoquer la légitime défense, ni établir un lien concret et convaincant entre les intérêts, les valeurs, la sécurité nationale de l’Amérique et son ingérence dans un conflit qui, a priori, ne concerne pas l’Occident et ne le menace pas, à plus forte raison. La France, de son côté, n’est pas plus en mesure d’expliquer en quoi le régime de Damas constitue une menace concrète pour elle et pour l’humanité. La Maison Blanche ne peut se défaire du précédent de la guerre déclenchée en Irak sur la base de mensonges, de falsifications et de motifs fallacieux. L’ Amérique a déjà, par le passé, plus d’une fois « accusé ses chiens de rage » pour mieux les abattre, notamment l’ex raïs irakien, Saddam Hussein, passé de serviteur à bête noire, et « puni » pour une supposée détention de stocks d’ADM et des liens (fictifs) avec Al-Qaïda. 

Désormais, il est très compliqué pour B. Obama de se sortir d’une logique de guerre après avoir fixé des « lignes rouges » à la hâte, sans évaluer l’engagement que cela impliquerait, et avoir clamé urbi et orbi que l’usage des armes chimiques est un crime contre l’humanité qui ne doit en aucun cas rester impuni. L’heure est désormais à une réaction, pour l’honneur, la crédibilité et l’exemple. Obama est sur le point de perdre son principal pari qui consistait à changer l’image négative d’une Amérique perçue comme le « gendarme du monde » et une « puissance agressive » usant de la force brutale, au risque de semer encore plus la mort, la déchirure et la désolation dans les zones d’intervention, et sans chercher à épuiser toutes les voies diplomatiques au préalable. Ce qui est en jeu, c’est le maintien d’une vision du rôle de l’Amérique dans le monde qui se veut diamétralement opposée à celle des néoconservateurs, qui se cachaient derrière l’alibi de la « responsabilité morale » de l’Amérique (autoperçue comme une puissance exceptionnelle et bienveillante devant agir impérativement et librement au nom de ce qui est juste). Comparée à l’Amérique de l’ère Bush, l’Amérique d’Obama se montre, tout au moins en surface, beaucoup plus attachée au multilatéralisme (surtout avec les États qui sont d’accord avec elle) et n’a pas encore succombé à la tentation de contourner le Conseil de Sécurité de l’ONU en cas d’obstruction comme le faisaient ses prédécesseurs. 

Une attaque contre la Syrie est susceptible d’enrayer la dynamique de désengagement militaire à l’extérieur et de compromettre, en cas de nouvelle escalade, la volonté du président de mener son mandat à terme sans être contraint de jeter ses forces dans un conflit régional et de supporter les coûts faramineux de la reconstruction et du peace building. Depuis le 21 août 2013, le président américain a deux options : soit s’abstenir de réagir par la force et laisser les choses en l’état (avec les risques de décrédibilisation et d’humiliation pour la puissance américaine que cela implique et que les républicains militaristes voudront certainement éviter, dussent-ils offrir massivement leur voix), soit bombarder et obtenir des résultats incertains. Pour B. Obama, le second choix aurait valeur de rupture avec sa doctrine internationaliste réaliste, renouant ainsi avec l’interventionnisme et le moralisme qui ont durablement cristallisé la détestation du Sud à l’égard de l’Amérique des néoconservateurs. L’un dans l’autre, il s’agirait d’un cuisant revers personnel et d’un retour en arrière flagrant. Une intervention militaire bafouant une fois de plus l’autorité d’institutions, certes imparfaites mais acceptées par la société internationale, aura des allures de croisade et sonnera le glas d’une politique étrangère légaliste et multilatéraliste que le président souhaitait restaurer. La reculade n’est clairement plus une option, le président doit prouver qu’il reprend la main et ne plaisante pas. Il doit trouver une alternative/un plan efficace qui ne mise pas tout sur la force mais contient également des mesures et outils légaux tout aussi coercitifs. L’objectif étant pour l’Amérique d’étrangler, ou au minimum de maintenir la pression sur le régime d’Assad par la combinaison intelligente de la diplomatie, de la guerre psychologique et de l’appui sélectif aux rebelles, tout en veillant à écarter une surenchère guerrière susceptible de faire dégénérer la situation.

Les symboles plus forts que le droit?

Inspecteurs de l'ONU enquêtant sur le site de l'attaque chimique, à Damas (photo Reuters - Mohamed Abdullah)

Des inspecteurs de l’ONU enquêtant sur le site de l’attaque chimique, à Damas (photo Reuters – Mohamed Abdullah)

Pour l’Amérique et la France, l’heure est désormais à une réaction forte, à la mesure du crime, car l’utilisation des armes chimiques – bien que nul n’ait encore, à part la CIA et les services français, de certitude sur l’identité de son auteur – représente à la fois une limite et un symbole « sacrés ». Celle-ci marque un palier ou point de basculement (comme a pu l’être la bombe atomique au cours de la seconde guerre mondiale) à ne pas franchir et à ne pas permettre de franchir. Les symboles pétrissent non seulement la communication politique et de guerre, mais encore ce que l’on nomme souvent avec péjoration la politique de l’indignation et le droit-de-l’hommisme. S’y trouve le levain des enthousiasmes et des passions guerroyeuses. Intégrés à toute propagande (de guerre) idéaliste et bien-pensante, ces symboles peuvent quelquefois s’affranchir opportunément du souci de vérité mais jamais de celui de cohérence et de vraisemblance. Il existe toujours des arguments et des symboles identitaires, religieux et « moraux » dans une guerre, mais les casus belli ne peuvent se fonder uniquement sur des symboles, même honnêtes, pour être légitimes et légaux à la fois. Nombre d’intellectuels axent leur argumentaire interventionniste sur la valeur symbolique et la justesse des prochaines frappes occidentales. Les médias officiels parlent de « guerre juste » et non de « guerre licite ». La légalité est subvertie par l’émotion. Comme en 2003, les arguments légalitaires sont suspects d’esprit munichois. Dans une interview accordée au journal « Le Monde » le 30 août 2013, l’ancien président de MSF, Rony Brauman, dont les positions ont souvent été dictées par un réalisme de bon aloi autant que par une sensibilité aiguë d’humanitaire (les deux n’étant certes pas incompatibles), désigne l’arme chimique comme « l’arme de l’épouvante »(…) « indétectable » (…) qui surgit d’on ne sait où, n’est destinée qu’à semer la terreur, alors que les armes classiques visent le plus souvent à gagner des positions stratégiques. » Cette affirmation est juste et difficilement contestable, bien que « l’épouvante » ne revête pas forcément le même sens ni la même forme chez les victimes directes du chaos syrien et chez ceux qui observent cette guerre de loin et/ou à travers un prisme occidental. Car encore faut-il s’entendre sur un seuil commun de barbarie justifiant l’attribution exclusive d’un tel qualificatif à une catégorie d’armes et non à celles dites « classiques » ou « conventionnelles ». L’épouvante n’a t-elle pas déjà été largement atteinte dans ce conflit qui a fait à ce jour plus de 100 000 morts, où des familles entières ont été décimées par des obus de gros calibre, des fusils d’assaut ou à l’arme blanche? Pour les victimes syriennes, décédées ou survivantes de l’horreur, la mort a aussi pu « surgir d’on ne sait où ». Celle-ci n’a certes pas toujours pris la forme d’un composé incolore mais, dans de nombreux cas, ses effets meurtriers n’en ont pas été moins massifs et les souffrances engendrées non moins lentes et atroces pour des milliers de personnes déchiquetées par des bombes, décapitées ou éviscérées à tour de rôle par des hommes armés de couteaux et de tronçonneuses. Les tenants de cette vision distordue ne discutent plus depuis longtemps l’immoralité de la guerre mais la moralité dans la guerre. Ils définissent, selon leurs propres normes, les modalités « admissibles » et « classiques » d’un « meurtre de masse légalisé » (nom donné à la guerre par le dernier vétéran anglais des tranchées, Harry Patch). Les réactions outrées des chancelleries occidentales autour du chimique font, pour le coup, presque apparaître une indignation, pourtant légitime, comme déplacée et fumiste à l’égard des victimes antérieures au gazage du 21 août.

Sites présumés d'armes chimiques en Syrie (AFP/NTI)

Sites présumés d’armes chimiques en Syrie (AFP/NTI)

Indéniablement, le gaz est une arme plus spectaculaire que d’autres, affectant l’élément omniprésent, l’air, et renvoyant, en outre, à l’effroyable « solution finale » qui a marqué les mémoires occidentales. Radical, le gaz innervant, à l’instar du nucléaire, est employé pour « en finir une fois pour toutes ». Il est un indicateur de la fébrilité, du désespoir enragé, de la perte de tout contrôle de soi-même ou de la démence qui peut gagner un dictateur ou un régime. En réalité, à travers le gaz et au delà de son grand pouvoir létal, c’est l’esprit même qui y a recours qui suscite la plus forte inquiétude et pousse ses témoins à la conclusion qu’il n’est plus possible de raisonner un acteur arrivé à de telles extrémités, autrement dit, un « monstre capable de tout ». Hors du (et avant le) conflit syrien, l’utilisation d’armes de destruction massive cruelles et n’ayant pas nécessairement plus de « valeur stratégique » que les armes conventionnelles, telles que les bombes au phosphore ou les bombes à sous-munition (BASM) utilisées en 2006 par Israël au Liban du Sud et en 2009 à Gaza, n’ont pas contraint leurs utilisateurs à rendre des comptes. Les sous-munitions anti-personnelles ont continué à tuer et à infliger, des mois et années après la fin de la guerre des 33 jours, des blessures et des mutilations atroces à des centaines de civils, dont de nombreux enfants. En Irak, en 2002, de sérieux soupçons avaient pesé sur l’utilisation par l’armée américaine d’une bombe à neutrons (bombe nucléaire tactique) sur l’aéroport international de Bagdad provoquant des brûlures sur les corps de nombreux soldats irakiens sans que cette charge ne détruise l’infrastructure. À Falloujah, en 2004, des armes incendiaires au phosphore blanc furent utilisées sans discernement contre la résistance armée et les habitants par les forces américaines. À la lumière de ces faits, l’argument « moral » et « symbolique » contre les armes chimiques perd beaucoup de sa substance, peut même rebuter les consciences qu’il est censé éveiller et a fortiori convaincre du bien fondé d’une action punitive. En outre, Les réactions immédiates de révolte et d’écœurement suscitées par les images de victimes gazées en Syrie, mortes ou agonisantes, ne doivent pas rendre les opinions amnésiques et faire oublier que les justiciers d’aujourd’hui ont fourni ce type d’armes par le passé au régime de Saddam Hussein contre l’armée iranienne, causant des milliers de morts parmi ses troupes. Ces mêmes armes furent également utilisées pour massacrer des opposants civils chiites et Kurdes. Ce fait accablant a été révélé par le magazine Foreign Policy qui s’appuie sur un rapport de la CIA datant de mars 1984. Évoquer cette responsabilité oubliée ne doit pas servir à désensibiliser ou à détourner l’opinion de l’enjeu présent, mais à lui rappeler que le mensonge politique et l’imposture morale ont pu avoir, au cours de l’histoire, des conséquences tout aussi toxiques et dévastatrices. Du souvenir de l’agent orange au Vietnam à celui des gaz moutarde et sarin de Saddam, l’Amérique, en plus d’être face à un choix stratégique cornélien qui pourrait hypothéquer la sécurité et la stabilité de la région, se trouve dans une situation moralement peu confortable et glorieuse.

Un départ en rangs desserrés

Les forces navales actuellement présentes en méditerranée (source de l'infographie : France Info/ auteur : agence Idé)

Les forces navales actuellement présentes en méditerranée. (Source : France Info, conception : agence Idé)

Certes, une frappe menée par Washington sera, à n’en point douter, pétrie de symboles – qui peuvent être diversement appréciés – car relevant d’une conception et d’une lecture, au demeurant sélectives, de la morale et du droit international. Mais quid des objectifs stratégiques qui sous-tendent toute opération militaire? Vers quel(s) résultat(s) ou situation veulent aller Washington et Paris en optant pour des frappes limitées/ciblées? Aux yeux des Congressmen comme des parlementaires français, la décision des deux présidents est pour l’instant floue. Stratégiquement, qu’est-ce que l’Amérique, l’opposition syrienne et la Ligue arabe vont tirer comme avantage(s) de ces frappes ? Et quelle sera la réaction des ennemis de l’Amérique? Sera-elle immédiate ou différée? symétrique/conventionnelle ou asymétrique? 

D’après les déclarations officielles de la Maison Blanche et du Pentagone, l’Amérique ne désire pas se lancer dans une guerre destinée à faire chuter Bashar al-Assad en utilisant tous les moyens dont dispose l’armée américaine. Exit donc le scénario d’une guerre totale. Mais dans ce cas de figure, quelle sera la valeur de ces frappes contre des installations que l’armée syrienne aura eu le temps de déserter, de déplacer, ou contre des centres non vitaux pour le régime ? La quête de crédibilité ne peut pas toujours se satisfaire de mesures symboliques, même « musclées » en apparence, qui ne conduisent pas à un tournant dans le conflit. Rien ne permet d’expliquer concrètement pour le moment le sens de ce remue-ménage, de ces longues consultations et préparatifs, pour une frappe voulue « limitée » dans le temps et dans l’espace, contre des cibles « restreintes » d’ores et déjà listées par l’État major américain. A priori, de telles frappes ne devraient pas être formellement différentes des raids qui ont été menés sporadiquement par Israël dans la région et en Syrie (avant et pendant la guerre insurrectionnelle), lesquels contournent le droit international et le principe de souveraineté au nom de la sécurité de l’État d’Israël. L’on pourra s’étonner que Washington n’ait pas tout simplement choisi de mener une campagne de frappes aériennes ciblées comme « Desert Fox » (effectuées conjointement en décembre 1998 en Irak par les États-Unis et la Grande Bretagne sans obtenir au préalable l’autorisation expresse du Conseil de Sécurité). Le facteur bloquant a été, jusqu’à présent, la pression (ponctuée de menaces à peine voilées) exercée par la Russie tout au long du conflit syrien et notamment son chantage relatif aux armes stratégiques qu’elle aurait pu (et peut encore) livrer à Damas en cas de violation répétée de son espace aérien et d’agression contre le régime. 

Barack Obama va en guerre en n’ayant donc ni le droit international de son côté, ni le soutien franc et unanime des Occidentaux et Arabes qui constituent des conditions majeures permettant à une campagne militaire ou une guerre de faire sens. La Ligue arabe est très divisée sur la question. Les potentats du Golfe sont assurément pressés d’en finir avec le régime syrien mais L’Égypte, actuellement sous contrôle des militaires, doit faire face à ses problèmes de sécurité intérieure, et notamment à l’instabilité croissante du Sinaï. De fait, cet État ne semble pas volontaire pour servir de rampe de lancement à une attaque, et encore moins pour s’allier à une coalition régionale et internationale contre un autre pays arabe. Cette position de principe ne semble pas, sauf bouleversement majeur, près de changer. Le général Abdel Fatah al-Sisi ne transigera sans doute jamais sur cette « ligne rouge » que l’ex président islamiste, Mohammed Morsi, avait d’ailleurs tenté de franchir, achevant ainsi de s’aliéner l’armée et d’accélérer sa chute et la disgrâce des Frères musulmans. L’Algérie, la Tunisie, le Liban, la Jordanie et l’Irak complètent la liste des pays de la Ligue arabe neutres ou ouvertement hostiles à une intervention occidentale contre la Syrie.

Le risque d’un embrasement régional

Le scénario catastrophe d’une guerre régionale voire mondiale en cas d’attaque occidentale est à prendre au sérieux mais n’est pas forcément inéluctable et imminent. Cette attaque survient incontestablement au pire moment, alors que la région est plus instable et les menaces plus diffuses que jamais, que les arabes et musulmans sont divisés, que le Liban est sous haute tension depuis les récents attentats qui l’ont secoué, que l’Égypte et la Jordanie ont leurs préoccupations internes et ne voient pas forcément d’un bon œil que le régime syrien soit éventuellement remplacé par des islamistes, que l’Irak n’a pas endigué le terrorisme et la violence (le gouvernement de Nouri al-Maliki, en prenant position dans le conflit syrien en faveur du régime, a amplifié la haine des extrémistes sunnites à son égard et envers la communauté chiite à laquelle le premier ministre appartient). De l’intensité des frappes, de la nature des cibles choisies et du sentiment de menace mortelle que pourrait ressentir le régime, dépendra largement la réaction du « front du refus » (Iran-Syrie-Hezbollah) et de son allié russe. La Syrie a déjà vu quelques uns de ses stocks d’armes, convois, casernes et centres de commandement détruits par des raids israéliens au cours de ces dix dernières années et en pleine guerre contre-insurrectionnelle. À chaque attaque, le régime a fait le choix de faire profil bas, ou de vitupérer et menacer sans répliquer. Se sentant militairement et diplomatiquement couvert par Moscou, Téhéran et dans une moindre mesure Pékin, Bashar al-Assad a beau jeu de provoquer Washington et de se dire prêt à « tirer sur la gâchette ». Or, il est peu probable en cas d’attaque contre son territoire que le régime se hasarde à une riposte sauf s’il est contraint de jouer son va-tout. Sa réponse ne serait probablement pas frontale, mais il pourrait allumer plusieurs contre feux dans la région en exploitant les foyers de tension qui n’y manquent pas, attisant une instabilité telle que certains alliés de Washington seraient vite débordés. L’attitude grave mais relativement calme de la Russie, et les sarcasmes de Damas démontrent qu’en terme d’intimidation et de dissuasion, l’Amérique a déjà fait chou blanc avant même d’avoir attaqué. Or, si l’Amérique n’est plus capable de faire peur, comment va t-elle rassurer à l’avenir ses alliés arabes et israéliens de ses capacités de rétorsion? Comment pourra-t-elle relever les prochains défis diplomatiques qui l’attendent (au premier rang desquels l’Iran) si son armée n’inspire plus réellement la crainte à ses ennemis ? Si elle n’est pas apte à stopper l’utilisation d’armes chimiques, pourra t-elle empêcher a fortiori la confection d’une bombe atomique iranienne? Sans un « hard power » qui sait surprendre et dissuader, le « soft power » et la diplomatie douce n’ont plus de support sur lequel s’adosser et ne sont donc guère opérants. Il serait surprenant, au regard de ces enjeux d’image, de crédibilité et de leadership, que l’Amérique puisse se contenter de frappes molles en Syrie ou du moins, qu’elle n’y joigne pas un ensemble de mesures qui resserreront en parallèle l’étau sur le régime et se substitueront efficacement au « tout-militaire ».

La crédibilité : principal enjeu de l’Amérique, de la Russie et de l’Iran dans ce conflit

Un combattant du Hezbollah se tenant devant un lance-roquettes multiples (photo : AP)

Un combattant du Hezbollah se tenant derrière un lance-roquettes multiple (LRM). (Photo : AP)

Un terrain d’entente entre Washington et Moscou est une possibilité qui n’est pas à exclure dans les prochains jours. Ni Damas ni Moscou ne souhaitent être acculés à réagir par la force, à faire de la méditerranée et de la région un champ de bataille ou au contraire, à révéler leur infériorité matérielle et tactique face à une opération occidentale de grande ampleur. Il est peu probable que Damas ose répondre immédiatement à une attaque, surtout si les dégâts occasionnés ne touchent pas les centres vitaux du régime (à savoir, entre autres, ses centres de commandement, sa garde républicaine ou les bâtiments gouvernementaux). Les experts estiment qu’il n’ a pas les moyens d’une riposte directe même s’il le voulait car son aviation est très affaiblie et ses roquettes et missiles balistiques vétustes pourraient être rapidement interceptés par les navires américains et les batteries Patriot placées dans la région, en Turquie, en Israël, en Jordanie et dans la Péninsule arabique. En revanche, il est possible que Damas, pour montrer sa capacité « à faire face à toute agression », tente d’intercepter des missiles mer-sol US par des batteries anti-missiles sophistiquées (de type « S-300 ») livrées et installées par la Russie (même si Moscou a affirmé ne pas avoir encore livré l’ensemble de ces éléments). Mais révéler l’existence de ce type de matériel entre les mains du régime engagerait la responsabilité de Moscou, amplifierait la colère d’Israël et de Washington. Et l’objectif n’est évidemment pas d’humilier Washington ou de le pousser à opter pour la manière forte. L’important est de mettre en garde, de dissuader une agression trop forte mais pas de défier la puissance de feu de l’Amérique. Moscou et Damas pourraient choisir de laisser passer la première vague. En revanche, si Washington montre, dès les premières frappes, qu’il ne s’agit pas d’une opération « cosmétique », les choses peuvent alors prendre une autre tournure. Si le régime syrien se voit poussé dans ses derniers retranchements, et enregistre des pertes humaines et matérielles trop importantes, sa riposte pourrait s’inscrire dans une guerre asymétrique, empruntant à la stratégie de la déception (mêlant des tactiques de désinformation, de guerre psychologique et de diversion) pour tromper et dissuader l’ennemi (via notamment les contre feux évoqués précédemment), le tout associé au ciblage d’une liste de sites stratégiques dans les pays qui lui sont hostiles. Le Hezbollah, sur ordre de l’Iran – qui se sentirait lui-même menacé à travers l’évolution de la situation en Syrie – entrerait alors en action. Ce dernier possède une centaine de milliers de missiles et roquettes qui pourraient pleuvoir sur Israël comme en 2006 mais à une cadence bien supérieure et pouvant atteindre Tel Aviv. Il compte 30 000 combattants et serait capable, d’après de nombreuses sources locales, d’en mobiliser trois fois plus et de les répartir entre le Liban et la Syrie (en renfort au millier de combattants déjà engagés dans les combats). L’activation de cellules dormantes et d’unités capables de mener des opérations spéciales pourrait également augmenter le nombre d’attaques contre les intérêts sécuritaires des pays arabes et de la Turquie, ligués contre le régime syrien. Ankara se dit prêt à rejoindre la coalition militaire occidentale contre Damas, accentuant le risque que la frontière turco-syrienne s’enflamme. En somme, la logique sera, pour l’axe Téhéran-Damas-Hezbollah, d’occuper l’ennemi sur plusieurs fronts à la fois, de saturer l’espace pour compenser une infériorité militaire évidente. Israël fait face à des menaces qui pourraient être simultanées. L’épicentre de la conflictualité régionale se rapproche de ses frontières : Liban du Sud, Golan, Sinaï et Bande de Gaza. La Syrie et l’Iran sont en mesure d’instrumentaliser les divisions inter-arabes et inter-sunnites à leur avantage. La frustration et les revers essuyés par les frères musulmans et les bédouins en Égypte, l’affaiblissement du Hamas, proche des frères musulmans et auquel l’Iran a toujours apporté un soutien politique et militaire jusqu’à (ou malgré?) son flirt temporaire avec le Qatar, composent un spectre de forces diffuses qui pourraient profiter du désordre pour reprendre les armes. Il serait opportun et tentant pour ces forces – déçues par le parrainage des monarchies du golfe et grandes perdantes de la nouvelle donne politique régionale – de former un nouveau front de résistance élargi.

Choisir entre la canonnière et la souricière

Sauvegarder sa crédibilité dans cette crise régionale et internationale n’est pas uniquement une préoccupation américaine. Toute l’influence des Russes et des Iraniens repose sur leur capacité à rester fermes et à soutenir jusqu’au bout Bashar al-Assad. Beaucoup de symboles et d’intérêts géostratégiques sont en jeu. L’Iran ne veut et ne peut pas perdre la Syrie qui lui permet d’avoir un pied dans la région arabe et d’alimenter son plus précieux levier, le Hezbollah. La perte de la Syrie fragiliserait considérablement l’Iran et l’axe chiite, rendant ainsi Téhéran plus vulnérable à une attaque israélo-américaine contre ses installations nucléaires. Il serait privé de ses principaux moyens de dissuasion et de riposte. La neutralisation de la Syrie, loin d’être une fin en soi, constitue en somme la première étape (et la condition) d’un projet final d’attaque contre l’Iran avant que celui-ci ne possède l’arme nucléaire. Pour le régime syrien, les Occidentaux hésitent entre une mort rapide ou lente. Chaque option comporte ses avantages et inconvénients, même si la seconde est sans doute moins coûteuse, moins imprévisible, et plus efficace à terme que la première. En effet, soit Washington s’empresse de faire tomber Bashar al-Assad en multipliant les tirs de missiles de croisière Tomahawk (ses cinq destroyers en embarquent près de deux cent) et en armant comme jamais l’ASL et les islamistes contre le régime et ses alliés; soit il décide de faire durer un conflit qui aura pour conséquence d’affaiblir graduellement les deux camps ennemis. Washington et ses alliés savent que les combats et violences dureront probablement longtemps, peut-être des années, avec ou sans intervention étrangère. Par conséquent, laisser Damas et le Hezbollah épuiser leurs forces, continuer à perdre des hommes face à une insurrection perpétuellement réarmée et rejointe par de nouveaux combattants étrangers, est un calcul plus prudent et pertinent que d’affronter un Iran dont les leviers défensifs et offensifs sont encore à même de créer, par leur stratégie asymétrique, un point d’équilibre avec l’axe américano-israélo-arabe. En réalité, même si aucun camp n’arrive à prendre le dessus sur l’autre en Syrie, les Américains pourront s’en satisfaire. Car dans l’absolu, il n’est ni dans l’intérêt de l’Amérique que Bachar al-Assad l’emporte et en sorte renforcé ni que l’opposition armée dominée par des islamistes le renverse. Le statu quo (ou l’usure) permet à Washington de voir ses ennemis, laïcs et islamistes, se débattre, s’entretuer dans cette souricière géante, tout en s’épargnant les coûts et risques d’une intervention armée.

En revanche, une attaque occidentale (destinée à accélérer la fin du régime) comporte plus d’inconvénients, d’obstacles et d’incertitudes que de succès tactiques et qualitatifs. La fin du régime syrien serait pour Moscou une humiliation incomparablement plus grande que celle subie par l’élimination du colonel Kadhafi en Libye. Son influence internationale en pâtirait, le Conseil de Sécurité en sortirait décrédibilisé, et l’image de « puissance globale » que la Russie tente de se forger serait durablement compromise. Par dessus tout, la Russie ne pourrait plus espérer peser au Moyen-Orient. Elle pourrait alors être tentée de renforcer son soutien à un Iran nucléaire en guise de revanche. Une hypothèse raisonnable pourrait, in fine, être avancée sur la base des observations et scénarios déclinés précédemment. En apparence cynique, mais réaliste, elle consisterait en un accord, officiel ou secret, entre Moscou et Washington permettant à chaque partie de sortir la tête haute du conflit en évitant le pire. Si l’Amérique ne peut, par principe, laisser passer le crime imputé au régime syrien, elle devrait cependant s’arranger avec Moscou pour ne pas mettre en péril le pouvoir de Bachar al-Assad. Si une offre de négociation est officiellement formulée par le tandem russo-syrien, signe d’assouplissement et de bonne volonté de sa part, alors Washington pourra se féliciter d’avoir été, par la menace de recourir à la force, à l’origine de cette ouverture. La tentation américaine de ne pas se contenter de cibler les sites présumés d’armes chimiques pourrait être forte. Les Russes et les Syriens en sont conscients. Cependant, faute d’une large coalition réunie et d’une base légale solide, l’Amérique se montrera probablement moins encline à provoquer une montée en puissance dont elle endossera la majorité des coûts, et qui sera susceptible de précipiter une conflagration régionale et d’excéder la durée d’intervention prévue et autorisée par le Congrès. En définitive, aucun acteur ne souhaite que les choses aillent trop loin et trop vite. Le principe même de la stratégie de la corde raide (« brinkmanship« ) est de créer une menace imminente et d’enclencher en même temps une dynamique diplomatique destinée à la désamorcer. Pour le coup, Barack Obama saura-t-il se sortir de cette « crise des armes chimiques de Damas » avec talent comme avant lui, 51 ans plus tôt, John Fitzgerald Kennedy, et Vladimir Poutine comme Nikita Khrouchtchev? La fin de l’histoire n’est pas encore écrite.

Chady Hage-ali

Stratpolitix

Sur la même thématique, j’ai eu l’opportunité de m’exprimer brièvement hier matin dans l’émission radio « le Zoom du Matin » de France Info, présentée par Agnès Soubiran. J’ai été interrogé sur les conséquences possibles d’une intervention en Syrie, à la suite d’un reportage d’Etienne Monin, envoyé spécial de France Info, présent à la frontière entre la Syrie et la Turquie.

Lien vers la page web de l’émission + streaming : http://www.franceinfo.fr/monde/le-zoom-du-matin/comment-intervenir-en-syrie-1128893-2013-09-03

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Réflexion sur les conséquences d’une intervention militaire en Syrie (contribution parue dans « Le Monde »)

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Le secrétaire général adjoint de l’ONU, Jan Eliasson, après une réunion du Conseil de Sécurité consacrée à la situation en Syrie, le 21 août 2013. (AP/Mary Altaffer)

Après moult réflexions et atermoiements, le président Obama a annoncé le samedi 31 août 2013  avoir pris la décision de principe d’une attaque limitée contre la Syrie, tout en précisant vouloir attendre le feu vert du Congrès – qui ne devrait pas survenir avant une semaine voire plus. Entre temps, les débats sur la justification et les contours d’une telle opération se poursuivent, et mettent en relief de nombreuses divergences aux États-Unis, en Europe et dans le monde. En France, un des rares pays alliés qui se dit prêt à prendre part aux opérations aux côtés des forces navales américaines en dépit d’une opinion mitigée sinon majoritairement défavorable à une nouvelle guerre, le débat déchaîne les passions.

Dans les médias, l’histoire récente (et les conséquences encore vivaces de l’aventurisme américain de la dernière décennie), placée comme argument dissuasif central, s’entrechoque avec un discours de principe, aux accents volontiers moralisants, qui agite l’épouvantable spectre de l’usage banalisé des armes chimiques et bactériologiques par d’autres tyrannies. Une approche prudentielle s’oppose donc à une approche interventionniste-préventive contre de futurs crimes de masse, bien que leurs tenants respectifs dénoncent unanimement le recours (avéré et/ou potentiel) de gaz innervant par l’un ou l’autre des camps engagés dans le conflit. Pour les défenseurs d’une attaque occidentale punitive, toute absence de réaction forte – censée porter « un coup d’arrêt » au régime et à sa tentation de se servir à nouveau de ce type d’armes (si tant est que sa responsabilité soit, bien entendu, confirmée par le rapport des experts de l’ONU) – risquerait d’être perçue comme une sorte de « blanc seing » qui créerait un précédent dangereux pour l’humanité.

Mais ces frappes prévues pour être limitées auront-elles des conséquences circonscrites aux frontières de la Syrie ? Pourront-elles d’ailleurs rester « limitées » après les premiers coups de semonce ? Il ne s’agit que de quelques unes des questions cruciales évoquées dans le dossier-débat que le journal « Le Monde » consacre à la Syrie (« Une intervention en Syrie est-elle justifiée? »). J’ai l’honneur d’apporter une modeste contribution à l’édition du 30/08/2013, intitulée « En dépit de la tension, le moment est propice à des négociations sérieuses ». L’angle choisi s’attarde sur les conséquences politiques, militaires et sécuritaires, régionales et internationales, qui pourraient survenir dans l’hypothèse d’une attaque contre le régime syrien alors que le monde arabe est au bord de la rupture. Cette courte réflexion entend surtout délivrer des idées et pistes sans toutefois les développer en détail (du fait des limitations imposées par le format du texte).  Un autre article abordant les tiraillements autour de cette intervention devrait prochainement être publié dans les pages de ce blog.

Chady Hage-Ali

Stratpolitix

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Barack Obama en Afrique – 2ème partie : du long et difficile chemin vers un nouveau paradigme économique

le président Obama et son épouse embarquant à bord de l'avion présidentiel  Air Force One, à l'aéroport Julius Nyerere à Dar es-Salaam, en Tanzanie, à la fin de la dernière étape de leur visite d'une semaine en Afrique. (AP Photo / Ben Curtis).

Le président Obama et son épouse embarquant à bord de l’avion présidentiel Air Force One à l’aéroport Julius Nyerere de Dar es-Salaam, en Tanzanie, à la fin de la dernière étape de leur visite d’une semaine en Afrique. (Photo : AP/ Ben Curtis)

Nouvelle humeur et nouveaux horizons

À en croire les réactions mitigées de la presse qui l’ont suivi, le passage du président Barack Obama en Afrique subsaharienne, du 26 juin au 3 juillet 2013, a été un demi-succès. Il faudrait assurément plus qu’une opération de séduction savamment orchestrée pour donner un nouveau souffle à un partenariat moribond. Ce périple a fait davantage parler de lui pour sa valeur symbolique [aspect sur lequel la précédente partie de cette analyse mettait l’accent] que pour les solutions novatrices qui en sont ressorties. Certes, B. Obama n’est pas venu les mains vides, mais ses propositions et projets peu consistants n’ont pas encore de quoi pousser ses hôtes à s’exclamer « America is back in Africa !« . Son discours sur la démocratie et le développement, quoique convenu, aurait sans doute porté davantage sans les nombreuses contradictions et duplicités dont est émaillée la politique africaine de Washington. De surcroît, B. Obama est arrivé avec quatre ans de retard. Une éternité en politique. L’humeur des Africains a changé. Les opinions publiques de ce continent ont un regard plus lucide et avisé qu’autrefois sur les enjeux qui touchent leurs territoires et sociétés. Durant ces quatre années, l’Afrique a élargi ses horizons et a vu la Chine et l’Inde devenir respectivement ses premier et troisième partenaires commerciaux tandis que l’Europe et les États-Unis tentaient de se dépêtrer de la crise. À défaut d’avoir marqué les cœurs et les esprits, ces retrouvailles préfigurent-elles un tournant dans les relations entre l’Amérique et l’Afrique? Le changement de paradigme économique que B. Obama prétend vouloir opérer est-il en marche ? La percée des « Brics » menace-t-elle ses intérêts ?

Les préalables à la transformation de la relation d’aide à l’Afrique

Le président Barack Obama saluant des tanzaniens lors de la cérémonie officielle de bienvenue en son honneur, à Dar es-Salam, le 1 juillet 2013. Photo : Reuters/ Gary Cameron.

Le président Barack Obama saluant des Tanzaniens lors de la cérémonie officielle de bienvenue en son honneur, à Dar es-Salaam, le 1 juillet 2013. (Photo : Reuters/ Gary Cameron).

La foi répétée de B. Obama en l’avenir d’un continent abritant les six économies dont la croissance est, selon ses termes, « la plus spectaculaire du monde » et ouvre de « sensationnelles » perspectives, a beau sonner vrai, les Africains ne semblent plus s’en suffire. Ces derniers n’ont pas l’assurance que les bons indicateurs et les belles paroles feront du jour au lendemain du développement de leur continent une priorité stratégique pour l’Amérique. Quand bien même la totalité des critères démocratiques et de gouvernance économique fixés par Washington seraient un jour remplis par l’ensemble des États subsahariens, aucun indice ne laisse préjuger du poids de ces efforts vertueux face à la prévalence des logiques de puissance et d’influence, du capital et de la géopolitique des ressources ainsi que du besoin de sécurité qui les sous-tend dans la politique étrangère américaine. Des constats étayés dans les paragraphes suivants semblent indiquer que l’Amérique, même sous la présidence de B. Obama, peine encore à se défaire d’une conception des relations économiques qui reste, sur le fond comme sur la forme, basée sur un rapport asymétrique d’autorité que les populations du Sud décrivent volontiers comme hautain et infantilisant. B. Obama clame sa volonté d’accompagner l’Afrique vers une croissance axée sur le commerce et l’investissement, s’appuyant sur les opportunités offertes par le secteur privé. Il s’agit là de l’épine dorsale d’une nouvelle relation de partenariat voulue sincère, intelligente, persuasive et constructive avec l’Afrique, censée se substituer à terme aux schémas classiques de l’aide publique au développement (APD) qui n’ont pas porté leurs fruits. Une attitude d’esprit de bon augure, excepté que B. Obama ne propose pas encore de mesures structurantes capables de transformer l’Afrique en profondeur et de lui permettre de s’affranchir de l’aide étrangère. La fin de l’aide est une antienne à laquelle sont désormais habitués les Africains de la part de Washington et des ex-puissances coloniales du continent, mais qui n’a pas encore dépassé le stade du vœu pieux, même si l’Amérique poursuit ses réflexions sur de possibles alternatives et a lancé depuis 2004 des initiatives destinées à faire évoluer l’aide au développement. Les mécanismes sont d’ores et déjà à l’œuvre, mais les résultats obtenus n’emportent pas les suffrages. En effet, avant d’espérer que la page de l’assistanat soit un jour définitivement tournée, un premier pas de l’Amérique s’impose, consistant à mieux prendre en compte les intérêts pluriformes du continent noir, à mettre fin à l’asymétrie des échanges et à favoriser les facteurs d’un développement endogène, comme semblent commencer à le faire, bien que timidement, les pays émergents ou émergés qui ont investi l’Afrique au début des années 2000.

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p align= »left »>L’Amérique jugée par les Africains : entre reproches justifiés et représentations figées

Barack Obama au parlement ghanéen à Accra, le 11 juillet 2009, où il prononça son fameux discours fondateur de sa politique africaine. Source: Chuck Kennedy/White House

Barack Obama au parlement ghanéen, à Accra, le 11 juillet 2009. Première et unique visite en Afrique au cours de son premier mandat où il prononça le fameux discours fondateur de sa politique africaine.
Source: Chuck Kennedy/White House

Les doléances et les critiques adressées à l’Amérique au cours de la visite de B. Obama ne datent pas d’hier. Certaines sont pertinentes et plus ou moins méritées, d’autres apparaissent excessives ou spécieuses, et pour cause, le rôle américain en Afrique n’est encore que trop envisagé à travers des schémas et concepts historiques et idéologiques manichéens et figés : « néo-colonialisme », « néolibéralisme sauvage », « domination du capital transnational », « prédation des pays pauvres et endettés du Sud par le Nord » etc. Autant d’axiomes qui enferment une partie de l’humanité dans un rôle machiavélique et haïssable, avec l’Amérique en redoutable cerbère du système qu’elle a mis en place, tout en évacuant la mauvaise conscience et la part de responsabilité des gouvernements des pays les plus pauvres dans la détérioration de leur climat macro et micro-economique, la persistance de blocages institutionnels favorisant la corruption, le népotisme et la concussion. De surcroît, ces représentations tiennent peu compte des nombreuses mutations survenues dans les relations internationales inhérentes à ce que d’aucuns perçoivent comme l’amorce de la « post-mondialisation ». Il est, certes, difficilement niable que l’exploitation du Sud perdure, que la mondialisation continue de créer et de creuser des inégalités, mais ces tendances ne sont pas exclusivement imputables aux manœuvres « fourbes et cyniques » des puissances occidentales et de leurs institutions financières mais s’observent aussi, de plus en plus, à l’intérieur d’une sphère politico-économique composée par les PED et les émergents. Celles-ci sont le fait d’acteurs emportés par leur croissance folle, se laissant aller à des comportements prédateurs qui n’épargnent ni le bien-être et la santé de leurs peuples ni la qualité et la sécurité de leur environnement. Il paraît intellectuellement peu rigoureux et honnête de ne reprocher qu’aux Américains de ne pas suffisamment agréger ces nouvelles données à leur doctrine géopolitique, sans en faire grief dans une égale mesure à certains de leurs contempteurs qui conservent une doxa anti-américaine et anti-mondialiste parfois surannée. L’autre prisme grossissant est celui d’une rivalité croissante, voulue presque ‘féroce », entre l’Amérique et la Chine, faisant de l’ Afrique l’une des futures grandes arènes de leur face-à-face global, comme elle le fut à l’époque de la guerre froide entre l’Union soviétique et Washington. Bien que ne conduisant pas systématiquement à des conclusions tout à fait déconnectées de la réalité, ces deux prismes de lecture réduisent ou occultent des nuances importantes qui autoriseraient une mise en perspective plus large et raisonnée de l’engagement américain en Afrique et de la manière dont Washington veut se positionner intelligemment par rapport à la concurrence chinoise, entre autres. Il aura fallu du temps pour que l’Afrique ne soit plus seulement perçue par les Occidentaux comme un simple théâtre d’affrontement bipolaire. Mais va-t-elle réussir pour autant à se faire pleinement respecter comme un acteur et partenaire responsable, qui sait ce qu’il veut et sait se donner les moyens de faire jeu égal en matière de coopération et de commerce ?

Sélectivité persistante et réciprocité perfectible des échanges

Carte de l'Afrique représentant en nuances de gris les 48 pays subsahariens auxquels la loi sur la croissance et les opportunités en Afrique/African Growth and Opportunity Act (Agoa) est destinée. Les pays éligibles à l'Agoa sont représentés en gris clair, et les pays non-éligibles en gris foncé. Source : www.agoa.info

Carte de l’Afrique représentant en nuances de gris les 49 pays subsahariens auxquels la loi sur la croissance et les opportunités en Afrique/African Growth and Opportunity Act (Agoa) est destinée. Les pays éligibles à l’Agoa sont représentés en gris clair, et les pays non-éligibles en gris foncé. (Source : http://www.agoa.info)

Signe de la diversification des partenariats africains, l’Amérique n’est, depuis 2011, plus « que » le second plus grand partenaire commercial de l’Afrique, supplantée par la Chine, forte d’un volume de 166,3 milliards de dollars d’échanges commerciaux (soit 16 fois plus que le volume de l’an 2000, avec un excédent de 20,1 milliards de dollars en faveur de l’Afrique)[1]. Cela étant, l’Amérique n’a pas à rougir de ses résultats et peut même se réjouir de l’augmentation globale du niveau des échanges avec l’Afrique subsaharienne durant la même décennie, passant de 27 à 95 milliards de dollars. Les États-Unis devancent ainsi l’Inde (63 milliards de $ en 2013 [soit 1 point de plus qu’en 2011] et les prévisions annoncent 90 milliards de dollars pour 2015). L’Inde est talonnée par la France qui représente 47 milliards de dollars. Entre 2010 et 2011, les exportations américaines vers 49 pays africains ont atteint 21,1 milliards de dollars, soit une augmentation de 23%. Durant la même période, les importations américaines en provenance d’Afrique subsaharienne (principalement du Nigeria, de l’Angola, de l’Afrique du Sud, du Congo, du Gabon, du Tchad et du Kenya) ont connu un bond de 14 %, pour un total de 74,2 milliards de dollars, dont 59,8 milliards générés par le pétrole brut[2]. À l’instar de l’Europe, les États-Unis absorbent environ 26% des importations africaines. À titre de comparaison, la part des importations africaines en Chine est de 5% à l’heure actuelle malgré une exonération de 90% sur les taxes douanières instaurée par le gouvernement chinois. Les États-Unis exportent principalement des produits pétroliers raffinés, des machines industrielles, des véhicules et pièces détachées, de l’acier, de la volaille et des céréales vers l’Afrique du Sud, le Nigeria, l’Angola, le Ghana, le Togo et l’Éthiopie. Ces données révèlent que les échanges commerciaux restent concentrés sur une catégorie de marchés et de secteurs qui sont les plus rentables pour les Américains, lésant ainsi de nombreux pays possédant peu de richesses naturelles et/ou ne pouvant se prévaloir d’une agriculture commerciale diversifiée et performante. En valeur absolue, le niveau des exportations de l’Afrique vers les États-Unis est donc en augmentation constante, mais se caractérise par une concentration sur les produits hydrocarbures, minerais, textiles et vêtements qui laisse sur la touche de nombreux pays non détenteurs de ces matières premières.

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p class= »size-medium wp-image-2632  » align= »left »>Faire du neuf avec du vieux

Infographie des principaux partenaires commerciaux de l'Amérique. Le Nigéria, 1er partenaire africain de l'Amérique n'est classé le 31ème mondial. (source : David Yanofsky, Quartz/qz.com, sur des données du US Census Bureau).

Infographie des principaux partenaires commerciaux de l’Amérique. Le Nigeria, 1er partenaire africain de l’Amérique n’est classé le 31ème mondial. (source : David Yanofsky, Quartz/qz.com, sur des données du US Census Bureau).

Considérant sans doute qu’il n’y a pas de raison de changer une politique économique qui donne des résultats, le président Obama a repris à son compte l’essentiel des programmes et initiatives déjà en cours. Il s’est essentiellement contenté de repasser les plats déjà servis par ses prédécesseurs Bill Clinton et George W. Bush. Ce dernier a promis entre autres la reconduction de l’African Growth and Opportunity Act (Agoa)[3] ou « loi sur le développement et l’opportunité en Afrique » votée en mai 2000. Ce programme bi-régional, renouvelé tous les cinq ans et s’achevant en 2015, établit des préférences commerciales en accordant une exemption de taxes à plus de 6400 de produits exportés vers les USA en provenance des pays éligibles. Il aurait permis de créer 43 millions d’emplois dans la quarantaine de pays concernés par l’Agoa selon le gouvernement américain. Son objectif est de faciliter l’accès au marché américain à ces produits sous certaines conditions. Dans le cadre de L’Agoa (qui représente 91 milliards de dollars d’échanges sur les 95 milliards annuels), le pétrole et le gaz occupent 92% des exportations et 80 % si l’on élargit la base aux pays non-Agoa [ces données rejoignent l’observation du paragraphe précédent sur le déséquilibre]. À titre de comparaison, la part des hydrocarbures dans les importations chinoises en provenance d’Afrique est d’environ 79%. Les profils d’échanges des deux pays sont donc proches. De surcroît, hors du commerce énergétique, l’Agoa bénéficie surtout aux pays capables de fabriquer eux-mêmes et en grande quantité des produits manufacturés pour l’exportation mais qui ne constituent pas encore la majorité des États subsahariens. S’agissant des produits manufacturés, à l’exclusion des produits textiles et vêtements (auxquels la loi Agoa III promulguée par G.W Bush accorde de nouvelles facilités d’entrée, en plus de prolonger l’échéance du programme de 2008 à 2015), le seuil minimal d’utilisation de matières premières d’origine locale (plus la valeur des matériaux et les coûts de fabrication) ne doit pas être inférieur à 35% dans le produit fini selon les règles d’origine en vertu du régime de l’Agoa. Outre l’exigence de l’importation directe du produit fini à partir du pays d’origine bénéficiaire, ces règles ont pour objectif d’empêcher le phénomène de transbordement illégal par des sociétés étrangères, principalement chinoises, établies en Afrique subsaharienne. Mais le seuil de 35% imposé est jugé encore trop élevé pour les pays les moins avancés (PMA) donc faiblement industrialisés. Le Sénégal, premier des trois pays visités par B. Obama, fait partie des acteurs qui ont toutes les raisons d’accueillir tièdement l’annonce de la prolongation de l’Agoa même si les subsahariens dans l’ensemble ne peuvent se permettre de faire la fine bouche et s’expriment donc naturellement en sa faveur. Le volume d’exportations du Sénégal reste très faible, ce pays étant surtout spécialisé dans le poisson et n’entretenant pas vraiment de relations commerciales avec l’Amérique. Son produit agricole phare, l’arachide, fait partie des produits sur lesquels les pays africains sont compétitifs, comme la canne à sucre, le tabac et le coton, mais qui ne bénéficient pas d’un traitement préférentiel dans le cadre de l’Agoa.

Diagramme circulaire représentant la part des exportations des pays africains vers la Chine. Source : International trade Centre/Standard Bank Group

Diagramme circulaire représentant la part des exportations des pays africains vers la Chine. Source : International Trade Centre/Standard Bank Group

L’éligibilité à l’Agoa, basée sur le mérite et la compétitivité, est analogue, dans son principe, au Millenium Challenge Account (MCA), un fonds bilatéral d’aide au développement accordé par l’agence MCC (Millenium Challenge Corporation) [4]. Celle-ci est dotée d’un budget d’un milliard de dollars accordé par l’État fédéral américain mais reste indépendante dans ses choix d’affectation de l’aide financière. Les pays bénéficiaires sont retenus sur la base de dix-sept indicateurs. La MCC promeut des valeurs et principes similaires à ceux de l’Agoa, à savoir la bonne gouvernance, les droits politiques et l’économie libérale. Malgré les efforts consentis par les pays africains membres de l’Agoa et l’augmentation substantielle de leurs exportations, la réciprocité des échanges n’est pas encore acquise ou exemplaire, les États-Unis n’ayant pas levé de leur côté la totalité des droits de douanes sur les produits d’importation ni supprimé les fortes subventions dont bénéficient leur secteur agricole. Le secteur textile en Afrique, en crise, nécessite un effort d’ouverture supplémentaire du marché américain, question qui est encore débattue au Congrès américain. À cela s’ajoute une faible appétence pour les produits africains, souvent mal connus et qui ne bénéficient pas de larges circuits de distribution en Occident et aux États-Unis. Surtout, un certain nombre de normes techniques et sanitaires, de qualité et de sûreté (barrières non tarifaires) mis en place par les Américains font barrage à l’importation de certains produits agro-alimentaires et industriels africains. De fait, les producteurs et compagnies américains qui étaient inquiets au début de l’impact négatif de l’Agoa sur l’industrie américaine et avaient protesté en 1999 contre ce projet, furent très vite rassurés. Le gouvernement leur expliqua que la faiblesse de la compétitivité des pays subsahariens dans le secteur manufacturier et de leur capacité à exporter du textile n’en faisait pas une menace sérieuse pour l’industrie nationale.

Des attentes déçues dans les secteurs capitaux

Caricature représentant un Barack Obama idéaliste et plein d'entrain s'adressant à une Afrique assise, atone, en s'écriant "Allez, Allez, Allez!". L'ombre portée révèle la présence d'un boulet attaché au cou de l'Afrique, symbolisant les entraves que l'Amérique feint de ne pas voir. Auteur : King Kenya

Caricature représentant un Barack Obama idéaliste et plein d’entrain s’adressant à une Afrique assise, atone, en s’écriant « Allez, Allez, Allez! ». L’ombre portée révèle la présence d’un boulet attaché au cou de l’Afrique, symbolisant les entraves que l’Amérique feint de ne pas voir. Auteur : King Kenya

L’industrialisation de l’Afrique est une nouvelle fois remarquablement occultée du programme de l’Amérique, laquelle préfère miser essentiellement sur le commerce, se targuant d’avoir su, à travers le MCC, incarner avec succès le concept d’ »Aid for trade » (aide pour le commerce). En matière d’aide globale pour le développement, le président Obama se fait le promoteur du principe d’ »Aid Effectiveness » (efficacité de l’aide) dont les trois piliers sont « accountability », « transparency », »results » (responsabilité, transparence et résultats) qui a été au cœur des réflexions du Quatrième forum de Busan sur l’efficacité de l’aide. L’Aid effectiveness fait également partie des six axes du Partenariat anglo-américain pour le développement mondial. Dans le plan de B. Obama pour l’Afrique, il n’est pas encore question d’investissements conséquents dans le secteur industriel qui permettraient pourtant de développer une production agro-alimentaire locale, auto-suffisante et de qualité, à des tarifs moins élevés que les produits manufacturés importés. Le lancement de la Nouvelle alliance du G8 pour la sécurité alimentaire et la nutrition[5], destinée à soutenir l’investissement agricole par la mise en place de partenariats publics-privés impliquant davantage de sociétés étrangères, est loin de faire l’unanimité. Ses détracteurs accusent ce programme de viser davantage le profit, l’accaparement des terres et la culture des biocarburants que la solidarité et la sécurité alimentaire. 

En termes d’investissements américains, l’Afrique représente une part dérisoire, ne recevant que 1% des investisseurs américains dans le monde. Quant à l’installation d’industriels et d’agriculteurs européens et américains, celle-ci n’a pas permis aux pays receveurs de se doter de capacités de transformation des produits agricoles qu’ils sont encore obligés d’exporter et de réimporter une fois finis. Les modalités d’un tel partenariat devraient faire l’objet d’une révision globale afin que ne soient reproduites les dérives engendrées par l’implantation ces dernières années de multinationales qui ont porté un coup sévère aux exploitations agricoles familiales et ont privilégié les biocarburants au détriment de l’agriculture vivrière. Leur logique de profit n’a pas permis d’enclencher une dynamique industrialisante qui favorise le travail décent et l’égalité des genres, la création et la mise à niveau des chaînes de valeur, l’autonomisation des acteurs et le renforcement des réseaux qui composent ces mêmes chaînes, dans les pays africains où les entreprises privées étrangères sont délocalisées[6]. Pour répondre aux besoins particulièrement élevés du monde rural, parent pauvre et délaissé du tissu économique de pays comme le Sénégal et la Tanzanie, qui rassemble pourtant plus de 70% de leurs populations actives, le président américain a annoncé que son pays soutiendra les agriculteurs sénégalais à améliorer leur rendement grâce à la fourniture de nouvelles semences et de nouvelles technologies agricoles – domaine dans lequel les Chinois sont en pointe et comptent s’impliquer davantage. 

La frustration des Sénégalais à l’écoute du discours de B. Obama s’explique, d’une part, par le manque d’ambition et d’originalité qui se dégage de ses promesses, et d’autre part, par le sentiment que cette visite a surtout été un prétexte pour parler de l’Afrique et de Nelson Mandela, beaucoup moins du Sénégal, relégué à une place secondaire voire négligeable dans le programme économique de Washington pour l’Afrique. Outre le commerce, le président Obama n’a pas perdu de vue l’importance capitale du secteur de l’énergie – car de son développement dépend l’avenir de nombreux secteurs comme l’agriculture, l’industrie, les transports et les télécommunications. À cet égard, ce dernier a annoncé le lancement de l’initiative baptisée « Power Africa » lors de son discours prononcé à l’Université du Cap, en Afrique du Sud. Ce projet, s’étalant sur cinq ans, représente un investissement de 7 milliards de dollars (5,1 milliards d’euros) destiné à faciliter l’accès à l’électricité propre et fiable des pays d’Afrique subsaharienne où deux tiers de la population (soit 600 millions de personnes) vivent sans électricité[7]. Les fonds restent cependant largement insuffisants car il faudrait, selon les estimations de l’Agence internationale de l’énergie, un financement environ quarante fois plus élevé (300 milliards de dollars) pour atteindre l’objectif d’un accès universel à l’électricité. Un horizon d’autant plus difficilement accessible que la disponibilité des ressources financières est actuellement plus réduite qu’à l’époque de Bill Clinton et G.W Bush. Le premier groupe de pays bénéficiaires de « Power Africa » sera composé de l’Éthiopie, du Ghana, du Kenya, du Liberia, du Nigeria et de la Tanzanie.  Ces pays, bien qu’accusant un certain retard dans ce domaine, ont l’avantage de disposer, contrairement à nombre de leurs voisins d’Afrique occidentale, de sources d’énergie nombreuses et variées (charbon, pétrole, biomasse, gaz naturel, hydroélectricité, énergie solaire ou éolienne) qu’il pourront exploiter grâce à l’apport de fonds, d’un savoir-faire et de la technologie américains. D’autres pays africains pourraient être éligibles à cette aide, mais ne pourront en bénéficier que s’ils sont en mesure de présenter des projets viables dans ce secteur. Les Sénégalais qui souffrent de fréquentes coupures d’électricité ont eu une raison supplémentaire d’être déçus en apprenant que leur pays n’a pas été retenu pour le moment dans ce projet [8].

Relation d’interdépendance ou diktat déguisé ?

Le Directeur général de l'agence MCC (Millenium Challenge Corporation), Daniel W. Yohannes (deuxième à partir de la gauche) a pu s'entretenir sur la croissance africaine avec les quatre chefs d'États invités à la Maison blanche le 28 mars 2013, de gauche à droite : le président de la Sierra Leone Ernest Bai Koroma, Daniel W. Yohannes, la présidente du Malawi Joyce Banda, le premier ministre du Cap-Vert  Jose Maria Neves, et le président du Sénégal Macky Sall. (Photo : www.mcc.gov)

Le directeur général de l’agence MCC (Millenium Challenge Corporation), Daniel W. Yohannes (deuxième sur la photo à partir de la gauche) a pu s’entretenir sur la croissance africaine avec les quatre chefs d’États invités à la Maison blanche le 28 mars 2013. À ses côtés, de gauche à droite : le président de la Sierra Leone Ernest Bai Koroma, la présidente du Malawi Joyce Banda, le premier ministre du Cap-Vert Jose Maria Neves, et le président du Sénégal Macky Sall. (Photo : http://www.mcc.gov)

La réponse américaine aux besoins prioritaires des Africains reste globalement marginale. La relation afro-américaine, déséquilibrée, est vouée à progresser par paliers et la réussite des futurs projets communs dépendra irrémédiablement du dynamisme, de la maturité et de l’attractivité des démocraties et économies subsahariennes, ainsi que de leur capacité à défendre leurs intérêts. À bien des égards, la balle est dans le camp des sociétés civiles et des dirigeants africains, mais du côté américain, la bonne volonté et l’aptitude à faire des concessions justes et nécessaires, seront décisives. Ce partenariat stagnera tant que les États-Unis ne lèveront pas certains freins susceptibles d’accentuer un développement à plusieurs vitesses sur un continent qui doit, au contraire, s’évertuer à progresser vers toujours plus d’harmonisation et d’intégration. Généralement, lorsque les Africains se plaignent des restrictions trop fortes à leur encontre qui ne leur permettent pas de tirer pleinement parti des opportunités offertes par l’Agoa, les États-Unis se dérobent au lieu de procéder aux réajustements idoines. Ils tentent de noyer le poisson ou préfèrent simplement renvoyer la balle aux Africains, en leur enjoignant de fournir plus d’efforts et de résultats dans leurs pratiques de gouvernance et en les poussant vers toujours plus de démocratie, d’ouverture, de privatisation, de dérèglementation, de suppression des contrôles douaniers et de désubventionnement (une exigence que les Américains ne s’appliquent pas à eux-mêmes). Qu’il s’agisse d’aide au développement ou de commerce (ou les deux à la fois), les critères commerciaux et de politique intérieure imposés par les États-Unis sont surtout perçus comme un moyen détourné d’offrir à leurs investisseurs et compagnies un accès préférentiel aux marchés africains et pour Washington de dicter leur conduite aux pays bénéficiaires, lesquels ne peuvent, par ailleurs, contester ce partenariat (qui n’a d’ailleurs pas été le fruit de négociations bilatérales avec les Africains) sous peine d’exclusion de l’Agoa et du MCC. L’Amérique peut décider unilatéralement de modifier l’Agoa (en décidant, par exemple, d’étendre ou de diminuer à sa guise la liste les produits africains éligibles, d’assouplir ou de durcir la règlementation douanière etc.) ou d’annuler simplement cette loi sans avoir à en discuter avec les bénéficiaires. Deux aspects ne changent guère dans l’attitude des Américains vis-à-vis de l’Afrique :  d’une part, leur lecture superficielle de ses réalités et ses problèmes (qui tend à ignorer le regard et les attentes spécifiques des Africains sur leur propre développement), d’autre part leur façon de s’adresser à eux en maniant, avec un art consommé, la politique de la carotte et du bâton. Que leur approche de l’aide au développement en Afrique (et du continent lui-même) soit traditionnellement synthétique, totalisante, ou qu’elle se veuille différenciée selon les contextes, aucune mesure ou loi-cadre émise par les Américains ne rompt, dans les faits, avec un engagement qui reste très sélectif et peu homogène à l’échelle du continent noir, fondé sur une catégorie d’intérêts ciblés de laquelle est exclue une grande partie des besoins des populations. En outre, l’Union africaine, qui fête ses cinquante ans, n’a pas encore atteint un niveau optimal ou suffisant d’intégration économique continentale et de subsidiarité pour que les retombées issues des relations bilatérales (à comprendre comme des « relations Afrique-États-Unis ») puissent profiter à l’ensemble des pays du continent, sans discrimination. L’ Amérique se rabat donc opportunément sur les mécanismes qu’elle met en place, selon ses propres règles, et sur les relations birégionales (avec les structures sous-régionales) et les relations d’État à État.

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p align= »left »>Les oubliés d’une vision polycentrique

     D’un point de vue géopolitique, la place de l’Afrique dans le système international est appréhendée par Washington conformément à sa doctrine de sécurité nationale (publiée en mai 2010) qui introduit une révision des notions de leadership, d’influence et de puissance. Dans cette nouvelle projection du monde, l’administration américaine réfléchit et conçoit sa stratégie en termes de « polycentricité » (le président Obama rejetant le concept de « polarité » qui renvoie au vocabulaire de la guerre froide) désignant un monde structuré autour d’aires d’influence dans lesquelles les petits États – qui ne représentent qu’un intérêt stratégique négligeable – sont moins visibles et porteurs que les « centres » à la périphérie desquels ils se situent. Ces centres représentent les émergents qui sont les « poumons » et les « locomotives » de leur sphère d’influence et qui établissent entre eux des rapports économiques et politiques intra ou inter-continentaux croissants qui les font entrer en concurrence avec la triade (États-Unis, Europe, Japon). Rapporté à l’Afrique, le « bilatéralisme » tel qu’il a cours, semble réservé à un petit groupe de grands pays exportateurs d’Afrique australe et orientale. Ces « centres » représentant des parts de marché autrement plus importants dans les secteurs industriels et énergétiques, intéressent autant les Occidentaux que les grands émergents d’Asie, contrairement aux marchés très fragmentés (ou « atomisés ») majoritaires en Afrique, comme le Sénégal, le Mali ou le Burkina Faso ou la Zambie. Ces pays sont plus ou moins ignorés ou boudés par les investisseurs américains. L’essentiel des ressortissants américains présents dans ces pays est constitué de diplomates, de militaires, de sous-traitants civils, d’humanitaires et de Peace corps. L’administration Obama a eu un bon jugement en ne concevant pas de doctrine stratégique pour l’Afrique (il ne l’a d’ailleurs pas fait non plus pour le Moyen-Orient). Cela n’aurait eu aucune pertinence et utilité car ce continent très vaste est composé de 54 pays dont le développement se fait à plusieurs vitesses et les différentiels sont marqués au sein d’une même catégorie de pays. Par exemple, dans la typologie des PED, des pays pourtant classés dans la catégorie dits « à bas revenus » ne réussissent pas forcément dans les mêmes domaines et n’ont pas le même potentiel de croissance. Des pays comme le Sénégal et la Tanzanie entrent dans ladite catégorie, et même si leur IDH est très proche, ne se développeront pas au même rythme car leur taux d’industrialisation, leur balance commerciale, leurs ressources naturelles, leur revenu par habitant continuent d’évoluer différemment. L’administration Obama, même si elle se sert de ce constat pour défendre son choix de ne pas élaborer de « doctrine africaine », ne peut s’empêcher de prendre des décisions qui découlent d’un raisonnement tendant à délibérément ignorer les petits pays et marchés. Washington ne s’intéresse pas assez à eux pour prendre la peine de réfléchir à de vraies solutions innovantes et adaptées aux populations démunies.

Une ligne éthique encore parsemée de contradictions

L'ex secrétaire général Hillary Clinton saluant l'ancien premier ministre éthiopien Meles Zenawi, lors de la conférence de Londres sur la Somalie, en février 2012. Cette relation privilégiée avec un régime considéré par beaucoup comme sanguinaire est un exemple de "compromission" qui suit aujourd'hui encore la politique étrangère américaine. Photo : Jason Reed/AP

L’ex secrétaire d’État Hillary Clinton saluant l’ancien premier ministre éthiopien Meles Zenawi, lors de la conférence de Londres sur la Somalie, en février 2012. Cette relation privilégiée avec un chef d’État considéré par beaucoup comme un « dictateur génocidaire » est un exemple de compromission que la politique étrangère américaine traîne après elle en Afrique. (Photo : Jason Reed/AP).

Selon toute vraisemblance, les soutiens sélectifs, basés sur des choix politiques, idéologiques et économiques, qui caractérisent la politique américaine en Afrique ne font pas partie des aspects qui devraient connaître de sitôt une rupture majeure, malgré quelques légères inflexions. À trop vouloir imbriquer la démocratie et les droits civiques avec l’aide au développement et la politique commerciale, et placer la barre toujours plus haut (alors que ses partenaires africains peinent souvent à faire évoluer leurs institutions aussi rapidement que souhaité), Washington oublie qu’il peut être lui-même amené à prendre des décisions délicates dans certaines circonstances où doivent primer ses intérêts nationaux (la sécurité entre autres) et où il peut être nécessaire d’accepter des compromis réalistes, parfois à la limite de la moralité, donc proprement incompatibles avec une ligne éthique trop rigide. Si la démocratie et les droits de l’homme sont parmi les critères sur lesquels le président Obama se montre particulièrement à cheval, il est naturel et logique que son administration soit en mesure de justifier les raisons qui la poussent à fermer les yeux sur les violations enregistrées chez certains de ses plus grands partenaires africains. L’ Éthiopie, alliée stratégique de Washington dans la Corne de l’Afrique, fait partie des mauvais élèves qui semblent pourtant à l’abri d’une mise à pied. Malgré quelques progrès observés dans les domaines essentiels du développement humain (éducation, accès aux soins et à l’eau potable), l’économie de ce pays reste fragile et celui-ci demeure l’un des plus pauvres d’Afrique subsaharienne. La démocratie et la gouvernance économique sont depuis toujours les principales lacunes de son gouvernement. Étant entendu que les droits politiques et la politique commerciale sont deux critères fondamentaux expliquant notamment l’exclusion du Zimbabwe et de la Gambie du MCA, il est logique que l’Éthiopie – qui ne répond qu’à 6 des 17 indicateurs établis par la MCC – ne bénéficie pas non plus de cette allocation. Néanmoins, elle reste le plus grand récipiendaire de l’aide internationale avec 3 milliards de dollars reçus en 2008. Il s’agit d’une nécessité pour son peuple, mais les populations des pays sanctionnés ou mis à l’écart en auraient tout autant besoin. En 2011, l’aide des États-Unis, tant économique et militaire, à l’Éthiopie avoisinait les 700 millions de dollars. Par ailleurs, le régime de Meles Zenawi, homme fort d’Addis Abeba ayant régné d’une main de fer sur le pays pendant 21 ans jusqu’à sa mort en août 2012, a fait partie de l’Agoa et des 24 pays d’Afrique sélectionnés dans les trois programmes constitutifs du US Presidential development initiatives, à savoir le President’s Emergency Plan for AIDS relief ([PEPFAR] plan d’aide d’urgence à la lutte contre le sida lancé en 2003 par le président G.W. Bush), Global Health Initiative et Feed the Future (lancé en 2010 par l’administration Obama). La nomination d’un américano-éthiopien, Daniel Yohannes, par B. Obama le 18 septembre 2009 à la tête de la Millenium Challenge corporation, constitue un énième facteur favorable à cet État que Washington ne manque d’ailleurs jamais de remercier pour ses bons et loyaux services. Tout au long de son règne, de nombreuses ONG accusaient fréquemment Meles Zenawi de dévoyer une partie de l’aide publique fournie par Washington et l’UE pour en user comme d’une « arme politique » visant à dissuader ou à punir ses opposants et dissidents, et à conditionner la survie des Éthiopiens à leur allégeance à son pouvoir [9]. Plus grave, ce régime répressif n’hésitait pas à s’en prendre à sa population, à réprimer toute sorte de protestations (comme les manifestations pré et post-électorales de 2005 qui s’étaient soldées par 68 morts, des centaines de blessés et des milliers d’emprisonnements de civils) et s’était rendu coupable de nombreux massacres à caractère génocidaire dans la région de Gambella et dans l’Ogaden. Washington et les chancelleries européennes préféraient couvrir ces violations et crimes répétés, soutenir politiquement, économiquement et militairement cet État majoritairement chrétien qui représente encore aujourd’hui un allié crucial de Washington dans sa guerre contre le terrorisme. L’ Éthiopie a pour voisins le Soudan et la Somalie, deux États islamiques et bases arrières d’Al-Qaïda et des Al-Chabaab. Ses troupes, engagées depuis 2011 en Somalie contre les rebelles islamistes aux côtés de l’armée kényane et de la mission de l’Union africaine (Amisom), ont entamé leur retrait partiel de Baidoa, bastion des Al-Chabaab desormais stabilisé. Meles Zenawi, comme d’autres alliés de Washington en Afrique subsaharienne et dans le monde arabe, avait su utiliser le prétexte de la GWOT (Global War on Terrorism) et sa loi antiterroriste (« Anti-Terrorism Proclamation« ) entérinée en 2009 pour restreindre les libertés et retarder les réformes nécessaires. Succédant à M. Zenawi, l’actuel premier ministre Hailemariam Desalegn avait promis aux Occidentaux qu’il renforcerait la démocratie, la liberté d’expression et autoriserait un plus grand pluralisme, mais son gouvernement est encore loin d’avoir honoré cet engagement. De nombreuses violations des libertés ont cours actuellement, des exactions sont perpétrées par l’armée éthiopienne sur le territoire, et le gouvernement s’empare de terrains qu’il revend aux investisseurs étrangers, sans hésiter pour ce faire à procéder à des déplacements forcés de populations [10].

La politique du « deux poids deux mesures » bientôt abandonnée ?

Combattants du M23 se retirant, le 1 décembre 2012 de Goma (Est du Congo) qu'ils avaient prise un mois plus tôt, suite à la signature d'un cessez-le-feu. Photo : PressTv

Les combattants du M23 se retirant le 1 décembre 2012 de Goma (Est du Congo) qu’ils avaient prise un mois plus tôt, suite à la signature d’un cessez-le-feu. (Photo : PressTv)

L’ex dictateur éthiopien Meles Zenawi, couvert de louanges de son vivant et à son décès par les puissances occidentales, reste, un an après, toujours présenté par ses opposants et des responsables d’ONG comme un tyran bien plus implacable que le syrien Bashar al-Assad dont les Occidentaux conspirent à la chute depuis 2011. D’autres pays d’Afrique bénéficient de l’aide gouvernementale américaine à travers ses nombreux canaux sans que Washington ne daigne faire pression sur leurs chefs d’États qui s’autoproclament « présidents à vie » (ou se comportent comme tels) pour qu’ils acceptent de passer la main. En Afrique, une cinquantaine de chefs d’État sont en place depuis plus d’une vingtaine d’années. Idriss Deby au Tchad (depuis 22 ans) Blaise Compaoré au Burkina Faso et Yoreni Musevini en Ouganda (depuis 27 ans), Paul Biya au Cameroun et Denis Sassou Nguesso au Congo Brazzaville ( depuis 31 ans), José Eduardo Dos Santos en Angola ( depuis 34 ans) font partie des plus vieux présidents dont les pays bénéficient au moins de deux des quatre programmes américains sus-cités. Washington préfère maintenir en place des gérontes qui le servent, assurent la stabilité de leurs pays et de leur région, sans juger utile de fixer des limites de durée du pouvoir (qui ne devrait excéder deux ou trois mandats consécutifs) comme condition d’éligibilité à ses programmes d’aide. Outre le régime éthiopien, le Rwanda est également un partenaire clé de Washington, connu pour son rôle néfaste dans la région des Grands Lacs et pour sa politique intérieure épinglée à plusieurs reprises parles Nations Unies et Human Rights Watch, mais qui semble malgré tout intouchable ce jour, ayant à la tête de son gouvernement un président atlantiste qui appartient à l’ethnie tutsie, martyre du génocide de 1994, et ayant fait le choix politique de se rapprocher de Washington et de rejoindre le Commonwealth. Le gouvernement de Kigali soutient militairement la milice du M23 coupable de crimes dans le Congo voisin [se référer à l’article « Sécurité et défense en Afrique subsaharienne : vers une engagement plus fort de Washington? » dans ce blog]. Celui-ci avait déjà fait l’objet de critiques de la part de l’ancienne secrétaire d’État, Hillary Clinton, mais sans pousser Washington à sévir. Kigali n’a d’ailleurs pas été suspendu du MCA et reste éligible à l’Agoa. Rompre avec le « deux poids deux mesures » n’est plus seulement une exigence éthique, mais aussi de cohérence globale dans la stratégie de l’administration Obama. À son crédit, celle-ci a commencé à hausser le ton en juillet 2013, sommant Kigali d’arrêter d’armer le M23 mais sans viser (et citer nommément) le président Paul Kagame. L’arrêt du soutien au M23 par l’Ouganda, son autre pourvoyeur régional, l’affaiblissement de ses troupes et la mort de son chef Sultani Makenga, conjugués au regain d’énergie de l’armée congolaise et au déploiement de la Monusco (Brigade d’intervention de la Mission de l’ONU pour la stabilisation en RD Congo) vont peut-être contribuer à définitivement sceller le sort des milices actives sur le territoire. Le président Obama est contraint, en prévision d’un éventuel durcissement de sa position vis-à-vis du régime syrien de Bashar al-Assad, de prouver que certaines règles internationales doivent s’appliquer à tous. En choisissant de se rendre en 2009 au Ghana, puis en 2013 au Sénégal, le président Obama avait voulu saluer singulièrement deux pays ayant auparavant organisé des élections libres, propres et transparentes. Une initiative louable mais qui n’efface pas les contradictions flagrantes qui apparaissent lorsque les intérêts géostratégiques et sécuritaires de l’Amérique sont en jeu, et qui démontrent que les rapports de force économiques et la realpolitik continuent, dans l’absolu, de l’emporter sur l’éthique. À cet égard, l’Amérique se rapproche parfois involontairement de la Chine dont elle critique ouvertement la coopération décomplexée avec des gouvernements jugés « peu fréquentables » qui bafouent les droits de l’homme comme le régime soudanais d’Omar el-Béchir (le Soudan du Nord est le second fournisseur d’or noir de la Chine après l’Angola). L’ Amérique de B. Obama, en s’évertuant à faire de l’approche idéologique et morale (voire moralisante) la pierre d’angle de sa politique commerciale et d’aide africaine, parfois à la lisière de la schizophrénie, du cynisme ou du ridicule, accentue son décalage avec le discours sincère et équilibré et  l’action concrète et efficiente attendus par les Africains. In fine, elle finit par créer un rapport conflictuel et malsain avec sa propre volonté de puissance alors que, en l’espèce, les grands émergents n’ont, eux, aucune difficulté à assumer des ambitions analogues.

Sécurité et énergie toujours à la base des choix de Washington

Top 10 des pays récipiendaires de l'aide américaine sur l'exercice 2012 et 2014 (estimations).  Les cinq premiers pays restent le même, hormis l'apparition du Nigeria en 5eme position, seul pays africain en 2014. Les pays africains entre la 7eme et 10 position sont des  partenaires politiques et/ou économiques de l'Amérique : le Nigeria, le Sud Soudan, l'Éthiopie, la Tanzanie, l'Afrique du Sud, le Kenya et l'Ouganda.

Top 10 des pays récipiendaires de l’aide américaine en 2012 et en 2014 (estimation). Les 5 premiers pays sont identiques, hormis le Nigeria, seul pays africain en 5eme position en 2014. Le reste du classement, à partir de la 7ème position, est uniquement composé de partenaires africains politiques et/ou économiques (pays producteurs et exportateurs) de l’Amérique. Tableau extrait du rapport sur l’exercice budgétaire 2014 publié par le Congressional Research Service (think tank du Congrès américain), page 7.

Sous le premier mandat de B. Obama, l’aide publique annuelle américaine, tout en restant la plus importante en Afrique, a diminué, passant de 8,1 milliards de dollars en 2010 à 6,9 milliards en 2011 sur décision du Congrès (malgré le souhait du président Obama de la maintenir à 7,9 milliards), et ce, probablement sous l’effet conjugué de la crise et de l’augmentation des besoins dans d’autres zones, au Maghreb, Proche-Orient et dans l’Afpak. Certains programmes comme le PEPFAR ont subi également des coupes. L’aide américaine en Afrique sur l’exercice budgétaire 2011-2012 est remontée à 7,7 milliards, dont 1,3 milliards destinés à l’aide au développement et près de 600 millions pour le soutien économique. En général, Washington consent à augmenter et à maintenir son aide lorsque des situations durables ou conjoncturelles engagent deux sortes d’ intérêts sécuritaires primordiaux : la sécurité de l’Amérique et celle des sources d’approvisionnement énergétiques, ou bien l’un ou l’autre. Si sa politique d’aide est résolument plus active envers les pays producteurs de pétrole, la sécurité nationale demeure l’autre facteur décisif. En effet, si un pays d’Afrique, comme l’Éthiopie par exemple, n’est ni producteur d’hydrocarbures ni de minerais, et ne nécessite pas, par conséquent, une sécurisation de ses ressources, il lui faut, a minima, répondre à un ou plusieurs cas de figure pour représenter un intérêt et justifier une aide économique et militaire significative de l’Amérique : soit qu’il s’agisse, primo, d’un allié idéologique de Washington, d’une plate-forme politique de poids, d’un « îlot de démocratie et de stabilité », fragile ou très isolé, car entouré de régimes antagonistes ou instables ou de forces non-étatiques lui étant clairement hostiles ainsi qu’à l’Amérique. Un acteur se trouvant dans une situation sensible qui le contraint à résister, avec ses faibles moyens politiques et économiques, aux actions (in)directes nuisibles de ses voisins. Secundo, qu’il s’agisse d’un pays faible ou fort mais affichant dans les deux cas une volonté de jouer un rôle de régulateur dans un espace jugé économiquement porteur (au regard de ses richesses naturelles) mais instable. En somme, un acteur volontaire et apte à œuvrer à la pacification, à la démocratisation et à l’ouverture des marchés, au bénéfice de l’Amérique. Tertio, qu’il s’agisse d’un pays qui n’est pas nécessairement un allié traditionnel de l’Amérique, mais qui entretient des relations économiques et diplomatiques étroites avec l’un de ses plus proches et stratégiques alliés, et prend fréquemment des mesures amicales et facilitantes à son égard (« l’ami de mon ami est mon ami »). Quarto, qu’il s’agisse d’un pays dont le renforcement économique et militaire est de nature à endiguer l’influence d’un ou plusieurs de ses voisins ennemis de Washington, voire de les affaiblir politiquement et de les déstabiliser de l’intérieur. En Afrique, l’Égypte est un cas qui conjugue de nombreuses caractéristiques sus-énumérées. Il s’agit du seul État africain frontalier d’Israël, du premier pays arabe à le reconnaître officiellement et à coopérer militairement avec lui dans le cadre de la sécurisation du Sinaï et à lui fournir du gaz (43% des importations israéliennes). L’ Égypte a également tenu durant 34 ans un rôle de médiateur entre Israéliens et Palestiniens. Ces particularités en font un acteur clé pour la stabilité de la région et pour la sauvegarde des intérêts américains et israéliens. C’est ainsi qu’il reçoit 20% de l’aide américaine annuelle accordée à l’Afrique, et cette part pourrait augmenter à l’avenir.

Un président rattrapé par ses priorités nationales et ses échecs

Pays phare du « Printemps arabe » et premier bénéficiaire de l’aide américaine en Afrique, l’Égypte est actuellement divisée et en proie à des violences meurtrières depuis la destitution le 3 juillet 2013 du président Mohamed Morsi, issu des frères musulmans. (Photo : Gianluigi Guercia, AFP/Getty Images)

Les effets du marasme et du haut niveau de chômage que subissaient déjà les populations arabes d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient à l’aube des révolutions ont été aggravés par l’instabilité politique, particulièrement en Égypte qui a connu récemment sa seconde « révolution » et vit une transition tendue, contestée et jonchée de périls. L’aide financière, tant économique que militaire, perçue par ces pays devrait être théoriquement supérieure pour l’exercice 2014 ou plus ou moins égale à son niveau actuel, en se fiant aux chiffres et estimations donnés par le Congressional Research Center [ceux-ci ont été calculés avant la chute du président Mohamed Morsi]. Sans surprise, les principaux récipiendaires de l’aide américaine sur l’exercice 2012-2013 sont, par ordre Israël (3,1 milliards de dollars), l’Afghanistan (2,3 milliards), le Pakistan (1,8 milliards), l’Égypte (1,6 milliards) et l’Irak (1,3 milliards). Les estimations pour 2014 n’indiquent pas de bouleversement dans cette hiérarchie et placent l’Égypte en troisième place, le Pakistan en quatrième (avec cependant une diminution de 621 millions de dollars). C’est l’Irak qui devrait connaître le déclassement le plus remarquable avec une aide diminuée de plus de la moitié, et ainsi tomber à la 7ème place[11]. La Tunisie, la Libye et le Yémen, autres pays du « Printemps arabe » qui essayent de surmonter de nombreuses difficultés et déficiences (économiques, humanitaires et institutionnelles), ne reçoivent pas une assistance proportionnelle à leurs besoins et comparable à celles des cinq pays arabes et centrasiatiques de ce classement duquel ils sont absents. Les montants qui leur sont alloués sont loin derrière ceux de l’Égypte : 350 millions de dollars pour la Tunisie, 400 millions pour la Libye 170 millions pour le Yémen. Pour l’exercice 2012-2013, L’US Aid a prévu 8,2 milliards de dollars pour les opérations de contingence conduites à l’étranger (Overseas Contingency Operations OCO) couvrant les coûts extraordinaires et temporaires de programmes et de missions civiles en Irak, en Afghanistan et au Pakistan [12]. Les événements survenus dans le monde arabe peuvent encore connaître des dénouements imprévisibles et dramatiques susceptibles d’exiger un ou plusieurs décaissements de fonds d’urgence. Hors du monde arabe et de l’Asie centrale, le « pivotement » stratégique de Washington vers l’Asie-Pacifique aura également un coût matériel et financier. La somme des données actuelles et le halo d’incertitudes qui l’entoure n’incitent pas Washington à inverser radicalement ses choix budgétaires et ses orientations politiques en faveur d’autres géographies. Bien que plus élevés que les montants d’aide versés aux quatre derniers pays subsahariens du classement 2012-2013 (Éthiopie, Nigeria, Soudan du Sud et Afrique du Sud), les moyens accordés à l’Égypte, à l’Irak et à l' »Afpak » font l’objet de critiques acerbes de la part de nombreux analystes américains qui estiment que ceux-ci étaient et demeurent insuffisants par rapport à l’ampleur et à l’urgence des besoins. La stratégie de la Maison blanche, minimaliste et quelque peu superficielle et spartiate, privilégiant le « low cost« , n’a pas permis d’accompagner de façon satisfaisante les transitions post-révolutionnaires et de les transformer en succès politique et économique durable. L’inertie de l’administration Obama face au conflit en Syrie, son manque de précaution et d’anticipation vis-à-vis de la situation égyptienne, son incapacité à doter l’Afghanistan d’un appareil sécuritaire viable et à éviter l’exacerbation des divisions dans ce pays, pèsent sur le bilan de B. Obama dont la tempérance (qui confine à la frilosité) est autant appréciée en Europe qu’elle est brocardée par ses opposants du Capitol Hill, lesquels veulent une Amérique plus présente et assertive dans ces dossiers brûlants. Le président devra reprendre la main et revoir sa formule car il ne lui sera pas pardonné d’avoir délaissé cette région hautement stratégique pour l’Amérique. Deux considérations restent préséantes aux autres et se croisent dans la définition et la répartition des objectifs globaux de Washington et du niveau de l’aide étrangère émise : d’une part, la nécessaire diversification des sources d’énergie sur fond de compétition entre les puissances qui oblige l’Amérique à garder un œil attentif sur une Afrique recélant de réserves encore inexplorées et déjà très convoitées (bien que ses actuels grands fournisseurs africains lui assurent déjà l’approvisionnement dont elle a besoin et lui permettent de voir venir sereinement). D’autre part, l’impérieuse préservation d’un statu quo soumis à de fortes secousses au Moyen-Orient, zone où les enjeux sécuritaires et énergétiques sont bien plus imbriqués et nombreux et exigent un investissement incomparable. Une région qui reste, pour cette raison, une priorité pour Washington et pour les Américains. Et un prochain grand test pour B. Obama, loin devant l’Afrique.

L’aide à la sécurité, portion congrue de l’aide américaine à l’Afrique

Un instructeur de l'armée américaine donnant des conseils à des soldats sierra-leonais dans le cadre de "l'African Contingency Operation training and Assistance" (ACOTA), un programme destiné à la formation et à l'équipement des armées africaines chargés d'opérations de soutien à la paix et dans la lutte contre le terrorisme sévissant au Mali. Photo : armyrecognition.com

Un instructeur de l’armée américaine donnant des conseils à des soldats sierra-leonais dans le cadre de l’African Contingency Operation training and Assistance (ACOTA), un programme bénéficiant à 25 pays et destiné à la formation et à l’équipement des armées africaines engagées dans des opérations de soutien à la paix et de lutte contre le terrorisme sévissant au Mali. (Photo : armyrecognition.com)

Le lien entre développement socioéconomique, démocratie et sécurité est très étroit dans l’optique américaine. Washington est généralement critiqué pour sa propension à faire du développement durable le parent pauvre de ce triptyque au profit de la sécurité, placé en tête. L’aide allouée à la sécurité des pays subsahariens inclut le financement des opérations de maintien de la paix, l’entraînement des armées africaines, la lutte contre la piraterie, le narcotrafic et le terrorisme etc. La lutte contre les grands groupes terroristes que sont Al-Qaïda, Boko Haram, la LRA et les Shabaab pousse l’Amérique à y accroître son engagement militaire et sécuritaire. Nombre d’observateurs ont voulu voir dans la visite du président Obama au Sénégal un préambule au projet américain d’établissement en Afrique du centre de commandement militaire territorial de l’Africom (Africa Command) créé en 2007, actuellement basé à Stuttgart, en Allemagne. La rumeur d’une telle option suscite la méfiance des Africains qui craignent pour leur souveraineté, mais il y a peu de chances que l’Union africaine donne son aval à un établissement de l’Africom sans contreparties substantielles en matière de coopération militaire et technique favorisant la formation et l’équipement des armées et forces de sécurité nationales, et surtout, de garanties sur l’accès aux informations relatives aux activités de renseignement américaines. L’installation négociée d’une base militaire américaine permanente, pas nécessairement le QG de l’Africom, sur le territoire sénégalais pourrait, sous certaines conditions, permettre au Sénégal et à ses voisins, de renforcer leur sécurité face à une potentielle résurgence de la menace terroriste sahélienne. Les atouts politique et géographique du Sénégal, frontalier avec le Mali et disposant d’un débouché maritime, en font un sérieux candidat bien que l’ambassadeur américain au Sénégal, Lewis Luken, eût démenti quelques jours avant la visite du président Obama, l’existence d’un projet d’implantation de l’Africom au Sénégal[13]. Dakar, cap africain le plus avancé sur l’atlantique, permettrait aux Américains d’élargir leur surveillance au Golfe de Guinée tout en gardant une vue imprenable sur la bande sahélienne. En 2011, des rumeurs s’étaient déjà propagées, suivies en 2012 de révélations apportées par un site web américain cyberwarnews sur l’existence d’une prétendue base militaire américaine secrète à Elinkine, en Casamance, dans le Sud du pays, sans que l’authenticité des documents mis au jour n’ait été confirmée jusqu’à présent. La teneur très sécuritaire des propos tenus par le président sénégalais Macky Sall lors de la visite de son homologue américain, indique a priori que son gouvernement pourrait être favorable à une coopération étrangère plus soutenue dans le domaine militaire, mais dont les modalités restent à définir en concertation avec les autres pays de la région. Le président Sall a, en outre, qualifié « d’erreur » le retrait en 2010 des militaires français du 23ème bataillon d’infanterie marine (BIMA) stationnés au Sénégal depuis 1979 – armée française sans laquelle ce dernier estime que « le Mali aurait disparu de la carte ». Par ces déclarations, suivies d’un appel à une plus grande coopération avec les États-Unis et l’Europe pour doter les pays africains de capacités à même de faire face au jihadisme transsaharien, le chef d’État sénégalais entend-t-il préparer ses citoyens à la possibilité d’une présence militaire américaine étendue dans son pays? Quoi qu’il en soit, un tel scénario ne changerait pas le constat – et la conviction de plus en plus partagée par les opinions africaines – qu’en dehors du champ de l’impératif sécuritaire américain et de la stabilité d’une poignée de pays alliés qui y jouent un rôle clé, l’Afrique dans son ensemble demeure à la périphérie des intérêts étrangers de Washington.

USA-UE et BRICS en Afrique : des méthodes différentes, une même finalité

L'ex président chinois Hu Jin Tao, en présence de neufs dirigeants africains et du SG de l'ONU, Ban Ki Moon à la cinquième Conférence ministérielle du Forum sur la coopération sino-africaine le 19 juillet 2012. Photo : © Xinhua

L’ex président chinois Hu Jin Tao, en présence de neufs dirigeants africains et du SG de l’ONU, Ban Ki Moon à la cinquième Conférence ministérielle du Forum sur la coopération sino-africaine le 19 juillet 2012. Photo : © Xinhua

L’APD américaine en Afrique, bien qu’intégrant des critères et des mécanismes de bon aloi, ayant vocation à « responsabiliser » les acteurs africains, à rationaliser les fonds, à prouver la transparence de ses structures aux contribuable américain, et à stimuler le « mix » aide et commerce; maintient malgré tout les pays récipiendaires dans un statut intermédiaire – qui est moins celui de « l’assisté » que du « soumis », et les prive encore de l’accès à un développement homogène et durable. Or, seule une autonomie financière et productive les mettrait en position de négocier de façon plus juste les termes de leurs futurs partenariats. À l’image des pays occidentaux, les émergents, la Chine au premier chef, apportent une aide aux pays en voie de développement en échange d’accords préférentiels (dont certains tacites), s’illustrent par un comportement souvent dicté par un capitalisme usuraire et rentier qui vampirise les économies locales. Ces intentions, objectifs et conditions qui sous-tendent l’aide des émergents et les rapports BRICS-PED bénéficient de l’indulgence des tiers-mondistes envers un petit groupe de pays ambitieux et gourmands qu’ils persistent à regarder, à tort ou à raison, comme des alliés naturels, « victimes » ou « adversaires » comme eux de l’hégémonie occidentale qu’ils sont décidés à contrer ensemble. Ces voix sont plus promptes à défendre ou à excuser la Chine qui, effectivement, équilibre mieux son offre, met les bouchées doubles en matière de prêts (20 milliards promis lors de la dernière édition du Forum sur la coopération sino-africaine en juillet 2012), de commerce et d’investissements dans les grands chantiers d’infrastructures, sans s’ingérer dans les affaires internes, sans évaluer ou juger avec un ton paternaliste et intransigeant les pouvoirs publics, le niveau de corruption et de liberté, et les poser comme des conditions strictes aux lignes de crédit qu’elle octroie. En outre, tel qu’indiqué dans le rapport du Development Assistance Committee de l’OCDE de 2011, l’efficacité de la politique américaine est clairement handicapée par la prolifération des objectifs et des agences qui rend difficile la traduction de la vision américaine en un cadre stratégique cohérent et convenu entre l’administration et le Congrès. Sont généralement mises en cause  les 140 priorités et 400 directives énumérées par l’US Foreign Assistance Act, base juridique du programme d’aide américain. Les réformes lancées en 2006 visant à renforcer la coopération entre le département d’État et l’USAID n’ont pas été appliquées aux 25 institutions chargées de l’application des priorités [14]. Contrairement aux Américains et aux Européens, la Chine affiche clairement ses intérêts et ses tactiques, et ne semble pas éprouver le besoin de se cacher derrière la mantra de la démocratie et de l’économie de marché pour profiter des facilités que celles-ci ouvrent. Elle se montre mieux disposée que les Occidentaux à répondre à l’exigence des Africains d’être traités « d’égal à égal », de ne pas ressentir à leur égard de complaisance ni d’autorité, et de ne plus être considérés comme de simples consommateurs passifs. Les discours fraternels et marques d’estime appuyées de la Chine, vus et entendus à chaque forum sino-africain ou rencontre bilatérale, font-ils forcément de la Chine un partenaire plus sincère, plus fiable et bien plus préoccupé par le développement de l’Afrique que ne le sont les puissances occidentales? La politique africaine de la Chine n’est pas exempte d’inégalités et d’actions susceptibles d’être néfastes à terme aux intérêts de l’Afrique dans certains domaines. Sa connivence avec des régimes auxquels elle fournit des armes, assure sa protection et son soutien au sein des grandes instances internationales n’est pas sans rappeler les comportements collusifs et corruptifs, et autres faits et aspects obscurs de la « Françafrique » d’hier qui ont permis de maintenir des régimes dictatoriaux en place et de tuer dans l’œuf tout éveil démocratique susceptible de gêner ses intérêts. La Chine ne lésine sur aucun moyen pour préserver un régime africain coopératif, qu’il soit démocratique ou autoritaire. Il peut lui être reproché d’entretenir les tares de l’Afrique par des procédés tels que l’octroi arbitraire de prêts sans intérêts aux montants faramineux contre un remboursement par du pétrole, de l’or et du bois. L’annulation de la dette est une pratique également privilégiée (et de plus en plus courante dans les rapports Sud-Sud) à laquelle la Chine, précurseur en la matière, a eu plusieurs fois recours depuis 2000 pour séduire et resserrer ses liens avec les Africains. Ses bienfaits sont encore discutés, car cela ne résout pas fondamentalement le problème de la réputation d’insolvabilité qui colle aux mauvais débiteurs et la perte de confiance de leurs futurs créanciers si ces gouvernements ne réinjectent pas les fonds dégagés par la remise de dette dans des projets de développement sérieux et surtout, s’ils ne sont pas capables de les faire aboutir. Mais cette insolvabilité africaine ne profite-t-elle pas, en tout état de cause, aux États étrangers qui continent d’exploiter ses ressources en pratiquant justement des prêts aux taux usuraires?

Les émergents et l’Afrique : derrière l’unité de façade, une rivalité larvée

Les chefs d'États des quatre grands émergents réunis lors du quatrième sommet des Brics qui s'était tenu à New Delhi, le 29 mars 2012. Photo : Press Trust of India (PTI)

Les chefs d’État des cinq grands pays émergents réunis lors du quatrième Sommet du Brics à New Delhi, le 27 mars 2013. De gauche à droite : le premier ministre indien Manmohan Singh, le président chinois Xi Jinping, le président sud-africain Jacob Zuma, la présidente brésilienne Dima Roussef et le président russe Vladimir Poutine. Photo : Press Trust of India (PTI)

En recourant à l’annulation de la dette, la Chine n’est pas la seule « coutumière du fait », le Brésil et la Russie lui ont déjà emboîté le pas. À l’occasion du cinquantenaire de l’Union africaine en mai 2013, le Brésil a annulé 900 millions de dettes de douze États africains, et la Russie, signataire d’un accord au G8 basé sur le principe de « dette contre développement », avait décidé en octobre 2012 d’annuler 20 milliards de dettes de plusieurs pays africains. Les Brics sont donc bien décidés à ne pas laisser toute la place en Afrique au « duopole » Chine-Amérique, même s’ils ne disposent pas de ressources financières comparables aux leurs pour prétendre jouer dans la même catégorie. Chacun veut élargir son rayon d’action à son rythme, en fonction de son agenda et de ses capacités, et use d’arguments historiques et moraux divers pour justifier son intérêt soudain et croissant pour l’Afrique. La présence économique des Brics en Afrique est déjà considérable et continue de se consolider, et ces derniers veulent désormais atteindre l’indépendance financière via la création d’une banque de développement, dont le principe a été accepté lors du Sommet de New Dehli le 27 mars 2013, conçue comme une alternative à la Banque mondiale et au FMI. Mais ce projet de fonds conjoint prometteur destiné à financer les infrastructures a mis au jour de fortes rivalités et désaccords relatifs au financement de la banque et au choix de sa future devise commune. Plus largement, les rapports entre les Brics témoignent d’autant sinon davantage de divergences que d’éléments communs. Leurs réflexes de puissance, du reste pas si éloignés de ceux de l’Amérique, s’aiguisent et se dévoilent progressivement. Au stade actuel de leur développement, les Brics se situent davantage dans une logique pure et dure de puissance, au sens classique et plus primitif du terme, que dans une logique d’influence caractéristique des nations européennes dont les économies sont arrivées plus tôt à maturité et dont l’organisation de plus en plus supranationaliste a eu pour effet d’inhiber la quête individuelle (étatique) de puissance au profit de formes plus modernes et diversifiées, relatives à la « puissance douce ». À ce jour, la défense et la sécurité sont le seul secteur dans lequel la Chine et les autres émergents n’ont pas encore investi massivement en Afrique, laissant Washington et l’Europe, dans une moindre mesure, sans rivaux. Mais cela ne durera pas éternellement. L’économie et l’influence ne suffiront plus à les départager. Le futur engagement militaire des Brics en Afrique pourrait devenir le corollaire de leur montée en puissance et de l’évolution de leurs rapports et intérêts dans cette zone. D’ici à ce que le projet de banque de développement soit officiellement lancé et arrive à maturité, la méthode de la Chine et des Brics en matière de prêts et de dons à l’Afrique (dont la traçabilité n’est pas toujours très claire) reste délibérément à rebours de « l’aide structurée » que les Américains, les Européens et les organisations internationales promeuvent. Mais la finalité, à savoir l’accès aux ressources stratégiques, est la même pour les Chinois, les émergents, les États-Unis et l’Europe. Les dons, les prêts bonifiés et les contrats de désendettement destinés à financer des projets de développement, constituent pour les pays donateurs plus « orthodoxes » autant d’outils et de moyens plus ou moins directs de garantir l’accès de leurs opérateurs économiques aux marchés générés par l’APD, comme un « juste retour d’ascenseur » en quelque sorte. L’aide américaine reste quant à elle « liée », c’est à dire que l’Amérique impose aux bénéficiaires de l’utiliser pour acheter des produits ou services américains. La stratégie d’aide à l’Afrique « sans conditions » de la Chine contraint déjà les Occidentaux à adapter sans cesse leurs produits financiers et à affiner et assouplir leur approche, mais cela ne semble pas suffire à rattraper leur retard et à sortir d’une posture paternaliste. En définitive, seuls les mécanismes et les vecteurs varient, et le visage de l’Afrique de demain sera fonction des options qu’elle aura privilégiées tout au long de son développement. Mais il n’est pas certain que les voies les plus faciles à emprunter soient forcément les plus sûres et efficaces à terme, ni qu’elles éduqueront les mentalités au développement durable et changeront bénéfiquement les comportements dont celui-ci est tributaire.

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p align= »left »>Diplomatie, aide et commerce avec l’Afrique: un style de discours et un comportement à adapter

Inaugurée le 15 mars 2013, la nouvelle ambassade américaine au Sénégal, dont l'architecture a été confiée à PageSoutherlandPage, est décrite comme la plus grande, moderne et écologique des représentations diplomatiques en Afrique de l'Ouest. Celle-ci abrite 450 agents et rassemble dans un même espace les services consulaires, le bureau des RH, le centre de ressources et d’information, le service Education advising, les bureaux de l’USAID et ceux de la coopération militaire, etc.

Inaugurée le 15 mars 2013, la nouvelle ambassade américaine au Sénégal, dont l’architecture a été confiée à PageSoutherlandPage, est présentée comme la plus grande, moderne et écologique des représentations diplomatiques en Afrique de l’Ouest. Celle-ci abrite 450 agents et rassemble dans un même espace les services consulaires, le bureau des RH, le centre de ressources et d’information, le service « Education advising« , les bureaux de l’USAID, et ceux de la coopération militaire, etc.

<

p align= »left »>Dans le secteur pétrolier, les Américains restent encore, avec une avance certaine, les premiers clients de l’Afrique, mais pourraient voir de nouveaux marchés énergétiques leur échapper, à cause notamment de leurs lacunes dans la façon d’interagir et de négocier avec les Africains – que les Chinois savent exploiter à leur avantage. Le « c’est à prendre ou à laisser » des premiers contraste avec la souplesse et la finesse de la diplomatie chinoise, laquelle sait arrondir les angles, mettre l’accent sur le « partenariat gagnant-gagnant » dans ses discours, et veille à écarter des affaires tout ce qui exprimerait ou induirait un rapport de force (bien que sur certaines questions comme l’indépendance de Taïwan, elle ait su plus d’une fois se montrer très « persuasive »). Empreint d’un grand pragmatisme, le discours officiel des Chinois n’est pas parfaitement neutre ou dénué de sous-entendus idéologiques, auquel cas, l’ethos de ses orateurs n’en serait pas aussi séduisant et astucieux. L’esprit de Bandung n’est jamais très loin lorsque Beijing met en avant l’amitié entre les peuples ou la solidarité fraternelle et inaltérable entre émergents et pays en développement, plus ou moins implicitement présentée comme un rempart contre les forces occidentales du capital.
Sur le plan de la coopération économique, l’Empire du Milieu a encore des efforts à faire en termes de formation et de transfert de compétences (le Brésil, par exemple, se montre davantage volontaire sur ces questions) pour permettre aux Africains de reproduire, de gérer et d’entretenir eux-mêmes les infrastructures mises en place par les entreprises chinoises. Les Africains blâment généralement la RPC d’employer surtout de la main-d’œuvre chinoise dans les grands chantiers initiés chez eux. Les fonctionnaires américains de leur côté se voient reprocher de vivre en vase clos, de ne consommer que des produits importés de leur pays et de très peu se mêler aux populations, hormis les centaines de Peace corps, dont c’est précisément la fonction, et qui sont actifs dans les communautés rurales. Leurs ambassades et services consulaires sont comparés par les populations autochtones à des « bunkers » et à des « nids d’espions » dotés de systèmes de surveillance ultra-sophistiqués qui laissent planer le mystère sur leurs activités internes et alimentent les thèses complotistes les plus exubérantes. Ces complexes, abritant généralement des hôpitaux, restaurants, piscines, salles de sport et de loisirs, sont réservés aux centaines d’agents qui y vivent en autarcie. La nouvelle ambassade américaine au Sénégal est l’illustration patente d’une certaine démesure qui impressionne et fascine autant qu’elle inquiète et agace [15]. Cet imposant édifice, dont l’installation a coûté la somme faramineuse de 181 millions de dollars (soit autant voire plus que l’aide américaine annuelle accordée à des pays pauvres comme le Yémen), a été achevé en début 2013 et occupe une surface de quatre hectares. La superficie de son domaine n’est certes pas comparable à celle de l’ambassade américaine en Irak, dix fois supérieure et, de ce fait, plus grande ambassade du monde, mais l’ambassade US au Sénégal ne démériterait toutefois pas le titre de « Fortress America d’Afrique de l’Ouest ». Avec sa superficie de 4 hectares pour une surface construite de 2,2 hectares, elle se taille une place de choix parmi ses sœurs africaines de Monrovia (4,8 ha), Nairobi (3,7 ha), d’Addis Abeba (2 ha) et de Dar es-Salaam (1,16 ha). Alors qu’il était encore sénateur, le secrétaire d’État John Kerry – qui n’est résolument pas un fervent adepte de la bunker mentality – n’avait pas hésité à qualifier en 2009 « d’hideuses » les ambassades que l’Amérique était en train de construire dans le monde. Les Américains, réputés obsédés par leur sécurité (ce qui peut être compréhensible depuis les attentats de Nairobi et de Dar es-Salaam en 1998 et plus récemment de Benghazi, en Libye, en 2012), ne cherchent pas vraiment la discrétion et optent même pour un gigantisme qui peut paraître ostentatoire et superfétatoire. Une allure que Stephen Walt, célèbre professeur de relations internationales à Harvard, compare à celle de « châteaux médiévaux, symboles physiques d’un Empire puissant » dans un billet publié en 2010 sur son blog [16]. Il n’est certes pas toujours aisé d’allier sécurité maximale et architecture discrète, moderne et raffinée. L’ambassade US au Sénégal semble être l’exception qui confirme la règle, sans pour autant dissiper l’impression persistante d’une volonté américaine « de séparation avec les peuples » que déplore J. Kerry. Ces ambassades-forteresses font, selon Stephen Walt, apparaître une contradiction entre l’image que l’Amérique a d’elle-même, celle d’une « nation amicale, hospitalière, ouverte aux nouvelles idées » et ses intérêts et l’image qu’elle envoie aux peuples étrangers.
La méfiance et les barrières culturelles n’ont pas disparu. De leur côté, les Chinois essayent d’améliorer leur intégration et leur image dans les pays où leurs ingénieurs, entrepreneurs et commerçants sont amenés à résider durant de longues périodes. Ils diversifient leurs activités – qui ne se bornent plus à leurs immenses besoins en ressources énergétiques (bien que l’exploitation et l’importation restent intensives et prioritaires pour Beijing)-, en ouvrant, par exemple, des établissements culturels (les instituts Confucius) présents à l’heure actuelle dans une douzaine de pays africains. Les Chinois, peuple philosophe, patient, et non moins rusé, ayant enduré durant des siècles la domination et la semi-colonisation des puissances étrangères, ont largement rattrapé en Afrique leur retard sur les Américains et les Européens, pourtant établis depuis beaucoup plus longtemps qu’eux, par la mise à profit d’une psychologie et d’une dialectique de l’adaptation typiquement asiatiques dans ces contrées au passé colonial et postcolonial chargé. Et ce n’est sans doute que le début d’un partenariat qui n’a pas délivré tout son potentiel et peut encore surprendre, tant positivement que négativement.

Chady Hage-ali

Stratpolitix


[1] Ces chiffres ont été rappelés lors de l’allocution de l’ambassadeur de Chine au Sénégal Xia Huang, à l’occasion du 63ème anniversaire de la République Populaire de Chine (http://sn.china-embassy.org/fra/sgdt/t982233.htm)

[2] Voir les statistiques sur les échanges commerciaux entre l’Amérique et l’Afrique sur le site web de l’Office of the US Trade representatives. (http://www.ustr.gov/countries-regions/africa)

[3] Les critères d’éligibilité de l’Agoa sont : l’économie de marché; la primauté du droit et le pluralisme politique, l’élimination des obstacles au commerce et à l’investissement américain, la protection de la propriété intellectuelle, les efforts dans la lutte contre la corruption, les politiques visant à réduire la pauvreté, la disponibilité croissante de soins de santé et à l’éducation, la protection des droits de l’homme et les droits des travailleurs, et l’élimination du travail des enfants (source : site de l’Agoa : http://www.agoa.gov/AGOAEligibility/index.asp)

[4] Les règles du MCC sont elles-mêmes analogues, dans leur principe d’affectation sur la base du mérite et sur l’appréciation de leurs taux d’achèvement, à celles de l’initiative PPTE du FMI destinée à alléger la dette des pays pauvres sous certaines conditions et mesures qui concourent à la libéralisation des marchés (jugée désastreuse par de nombreux économistes du tiers-monde). Le Sénégal qui a déposé son dossier au MCC avant l’élection de Barack Obama, a vu sa demande acceptée en septembre 2009, et a ainsi pu bénéficier d’un montant de 270 milliards de francs CFA.

[5] Pour plus d’informations sur la politique alimentaire des États-Unis, exposée notamment par le président Obama lors du sommet du G8, voir le site web du US Government’s Global Hunger and Food security initiative : http://feedthefuture.gov/article/president-obama-speaks-food-security-g8-summit

[6]Le G8 et sa Nouvelle Alliance: une menace pour la sécurité alimentaire et nutritionnelle en Afrique ? [en ligne], Action contre la faim, 04/06/2013 (http://www.actioncontrelafaim.org/fr/content/le-g8-et-sa-nouvelle-alliance-une-menace-pour-la-securite-alimentaire-et-nutritionnelle-en-a)

[7]Le communiqué de la Maison blanche précise que « plus des deux tiers de la population de l’Afrique subsaharienne vivent sans électricité et plus de 85% des habitants des zones rurales n’y ont pas accès. Power Africa va s’appuyer sur l’énorme potentiel énergétique de Afrique, y compris les nouvelles découvertes de vastes réserves de pétrole et de gaz, et sur le potentiel de développement d’énergies propres, géothermique, hydroélectrique, éolienne et solaire » (http://www.whitehouse.gov/the-press-office/2013/06/30/fact-sheet-power-africa)

[8] Abdoulaye Thiam, « Power Africa, plan pour l’accès en Afrique à l’électricité : Obama zappe le Sénégal » [en ligne], Sud Quotidien, 01/07/2013, : <http://www.sudonline.sn/obama-zappe-le-senegal_a_14492.html>

[9] William Easterly and Laura Freschi, « Why are we supporting Repression in Ethiopia ? », The New York Review of Books, 15 novembre 2010.

[10] voir le rapport 2013 d’Amnesty International sur l’état des droits de l’homme en Éthiopie : http://www.amnesty.org/en/region/ethiopia/report-2013

[11] The FY2014 State and Foreign operation budget request, 05/02/2013, Congressional Research Service (CRS) : <http://www.fas.org/sgp/crs/row/R43043.pdf>

[12] State and US Aid FY2012-2013, Congressional Research Service (CRS), 13 février 2012, : <http://www.state.gov/r/pa/prs/ps/2012/02/183808.htm#>

[13] « Les États-Unis excluent la construction d’une base militaire dans le Sahel », Agence de Presse sénégalaise (APS), 20 juin 2013 : <http://www.aps.sn/articles.php?id_article=114908 >

[14] Mark Tran, »US foreign aid ‘needs greater coherence’, report says », The Gardian,  29 juillet 2011, <http://www.theguardian.com/global-development/2011/jul/29/us-foreign-aid-coherence-oecd-report>

[15] Beaucoup de signes font penser, à tort ou à raison, aux Sénégalais que l’intérêt stratégique américain pour leur pays va croissant. Le fait d’abriter l’une des plus impressionnantes ambassades américaines d’Afrique flatte certes l’orgueil des Sénégalais qui voient cette structure comme un symbole de la longue amitié entre les deux pays, mais soulève aussi des interrogations quant aux ambitions américaines cachées dans le pays et dans la région. Construite sur la Pointe des Almadies, (point le plus occidental du continent africain), la localisation de cette ambassade faciliterait la surveillance du pourtour maritime et le transfert ou l’évacuation rapide de ses agents par la mer.

[16] Stephen M. Walt, « Fortress America? », Foreign Policy blog, 24 février 2010 : <http://walt.foreignpolicy.com/posts/2010/02/24/fortress_america>

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Barack Obama en Afrique – 1ère partie : de la force immédiate du symbole aux actes attendus

Les présidents Barack Obama et Macky Sall, au Palais présidentiel du Sénégal (photo : reuters)

Les présidents Barack Obama et Macky Sall, au Palais présidentiel du Sénégal (photo : Reuters)

Note de l’auteur : les dimensions que revêt la tournée africaine du président américain sont nombreuses et difficilement traitables dans un seul texte. J’ai eu la chance de me trouver au Sénégal lors de la visite du président Obama et j’ai pu mesurer la température du pays et apprécier la diversité des sentiments que celle-ci a suscitée. Par conséquent, j’ai fait le choix d’écrire deux articles sur le thème « États-Unis/Afrique » dont les contenus se complètent. Le présent article met l’accent sur la portée symbolique et les gains diplomatiques de cette tournée. Une prochaine analyse (qui sera publiée sous peu) s’appesantira sur les perspectives économiques et géostratégiques de la nouvelle politique américaine sur le continent. Bonne lecture et merci de votre visite.

Les bons élèves de la démocratie à l’honneur

Quatre ans après son unique visite en Afrique, au Ghana, Barack Obama a choisi de se rendre au Sénégal, en Afrique du Sud et en Tanzanie du 26 juin au 3 juillet 2013 pour sa première – et tardive – tournée africaine. Celle-ci est placée sous le signe du soutien américain aux « démocraties solides et émergentes ». Le choix des pays retenus dans ce panel peut surprendre à première vue, mais fait vite sens tant ceux-ci sont représentatifs de la diversité africaine et concentrent les principaux défis qui attendent le continent noir. Chacun de ces États a déjà fait la preuve, à hauteur de ses moyens, de sa volonté d’améliorer ses résultats en matière de démocratie, de libertés fondamentales et de sécurité. L’aspect commun le plus saillant entre ces trois acteurs africains, du reste culturellement très éloignés, réside dans la solidité de leurs institutions démocratiques et dans leur stabilité politique, fruit de l’héritage des Pères de leurs nations : les présidents Léopold Sédar Senghor, Nelson Mandela et Julius Nyerere. La présence du Sénégal, seul pays francophone du lot, détonne à plus d’un titre, en se distinguant de l’Afrique du Sud et de la Tanzanie par sa faible superficie, son sol très pauvre en ressources minières et son poids insignifiant dans l’économie mondiale. Les trois pays de cette tournée ne possèdent ni le même rayonnement ni le même niveau de richesses, mais ont su maintenir, grâce à leurs politiques macro-économiques, une croissance positive et amortir les effets de la crise mondiale. Les États-Unis souhaitent les encourager à poursuivre leurs efforts entrepris notamment en termes d’assainissement budgétaire et de transparence.

Les leviers de la consolidation des acquis démocratiques

La création d’emplois, l’amélioration de la mobilité sociale et de la répartition des richesses constituent quelques uns des défis essentiels à relever, car l’absence de perspectives pour des populations très jeunes est un fixateur des conflits sociaux, de la violence et de la radicalisation, et menace de faire dévier les pays africains de leur trajectoire de croissance. Le développement de l’industrie, secteur lacunaire mais capital pour l’avenir des économies ouest-africaines, concourant à la réduction de leur dépendance externe, n’a pas, cette fois encore, fait l’objet de propositions remarquables de la part du président Obama, ce dernier privilégiant la « régénération du commerce et l’emploi » sur le continent, et annonçant laconiquement la préparation d’un nouvel accord d’investissement avec la Cédéao (Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest). Cela dit, l’industrialisation, si elle créé de l’emploi, permet d’accéder à l’autosuffisance alimentaire et rééquilibre la balance commerciale, ne résout pas tout. La répartition des richesses figure parmi les plus grandes plaies du continent noir et explique, par exemple, en grande partie, le creusement des inégalités sociales criantes au sein de la société sud-africaine, pourtant puissance industrielle. Le développement économique et social du continent que s’assigne Washington comme objectif à plus long terme, dans le cadre de cette « nouvelle » coopération USA/Afrique, dépend indéniablement de la conjonction de facteurs que sont la poursuite de la modernisation des institutions de l’État et du marché du travail, le développement de l’agriculture, la mise en place d’un nouveau paradigme commercial plus juste et ouvert, et la dotation des États en moyens répondant aux besoins de sécurisation des citoyens et des ressources (objectif à atteindre à très court terme et sur lequel les Américains veulent mettre l’accent depuis le déclenchement du conflit malien ). En somme, les trois pays visités par le président Obama ont encore de nombreuses lacunes et failles à combler dans tous les domaines. Une augmentation de l’aide publique américaine ne suffirait pas à remédier à ces problèmes structurels et à se substituer aux défaillances des États et à l’inefficacité de leurs politiques publiques. Mais ces freins et difficultés socio-économiques n’empêchent pas Washington de considérer que chacun de ces pays représente un pivot stratégique à l’Ouest, à l’Est et au Sud du continent, un partenaire fiable et digne de confiance, disposant d’atouts variés, notamment d’un secteur privé très dynamique (dans lequel Washington dit vouloir investir) et de réalisations probantes en matière de bonne gouvernance et de démocratie à même d’inspirer leur voisinage. Le choix de visiter le Sénégal éclaire particulièrement sur la volonté de Washington de modifier graduellement une approche qui ne peut désormais se fonder uniquement sur l’intérêt énergétique ou commercial, à l’heure où les facteurs de la puissance évoluent, se diversifient et appellent à une refondation des concepts et des méthodes.

Un plus grand intérêt américain pour une diplomatie africaine forte

Certes, le Sénégal ne bénéficie pas des mêmes ressources naturelles (métaux précieux stratégiques et hydrocarbures) que les deux autres pays anglophones, enregistre une faible productivité et exporte très peu malgré un taux d’industrialisation honnête voire supérieur à son voisinage proche, tandis que la Tanzanie est le quatrième exportateur d’or du continent et ses perspectives de croissance sont très positives, grâce notamment à la découverte de gisements de gaz et de pétrole [1]. L’ Afrique du Sud est le premier producteur mondial de platine, le deuxième producteur d’or (un quart des réserves mondiales) après la Chine et le cinquième producteur de diamant. Son territoire recèle également de réserves d’uranium, de cuivre, de houille (utilisée pour sa fourniture électrique nationale) et de nickel. Cela dit, tout riches en ressources naturelles qu’elles soient, la Tanzanie et l’Afrique du Sud disposent d’une infrastructure industrielle encore très perfectible (dans le secteur extractif principalement) qui ne permet pas encore d’exploiter leur plein potentiel énergétique, et, quoique ces deux pays figurent dans la liste des dix pays africains gérant le mieux les revenus issus de l’industrie extractive, ils ne sont pas encore au niveau des pays scandinaves, européens et des autres pays émergents [2]. Faisant partie des pays de l’initiative PPTE (pays pauvres et très endettés), le Sénégal peut néanmoins se prévaloir d’autres atouts sur lesquels Washington commence à porter un intérêt certain. Ce pays représente en effet un pivot de stabilité exceptionnel dans la région ouest-africaine et dispose de suffisamment d’expérience en matière de gestion des conflits et de médiation en particulier pour jouer un grand rôle dans les relations internationales et promouvoir des valeurs que l’Amérique souhaite voir s’étendre dans la région. Interrogé sur les retombées de cette visite au Sénégal, le président sénégalais Macky Sall a déclaré fièrement et sans doute un peu trop précipitamment : « La visite d’Obama a permis de repositionner notre pays sur la scène diplomatique (…) Le séjour du chef de l’État américain, premier président noir des États-Unis, a aussi permis de montrer, si besoin en était, que la puissance diplomatique et l’influence d’un pays n’étaient pas forcément proportionnelles à sa richesse »[3]. Une déclaration dont l’enthousiasme est compréhensible mais qui mérite cependant d’être relativisée, car si la voix du Sénégal compte indubitablement au sein de la Cédéao et des enceintes de l’Union africaine, celle-ci ne porte pas, pour l’instant, davantage que celle des autres pays de la région subsaharienne que sont la Côte d’Ivoire, le Burkina Faso, le Mali, le Nigeria, le Ghana ou le Liberia pour ne citer qu’eux. Le Sénégal partage une influence diplomatique ni inférieure ni supérieure à celle de ses partenaires ouest-africains tant qu’il reste dans un tel cadre multilatéral. Quand bien même le Sénégal souhaiterait agir de manière « plus autonome » voire unilatérale à l’extérieur de ses frontières, le talent de ses diplomates ne compenserait pas à lui seul des moyens financiers et militaires dérisoires qui ne tarderaient pas à le ramener à la réalité. Ses performances économiques ne lui permettent pas de s’imposer sur un quelconque grand dossier régional sans une concertation préalable et a fortiori une coopération avec ses voisins, comme l’a démontré la gestion de la sévère crise au Mali. L’Afrique, dans son ensemble, n’a pas encore su bâtir une diplomatie qui parle au nom de tous ses États. À ce propos, il convient de rappeler qu’au G20, c’est toujours l’Afrique du Sud qui représente le continent et parle en son nom sur la scène internationale, bien que sa situation ne puisse résumer celle des autres peuples africains. L’ Afrique est encore écartée d’un système mis en place par les puissances occidentales, États-Unis en tête, qui favorise la voix des puissants et fait perdurer chez les opinions africaines le sentiment de subir davantage les décisions que de participer activement aux processus qui engagent leur avenir.

Retrouvailles diplomatiques afro-américaines et « retour aux sources » pour le président

Les dirigeants sénégalais, hauts fonctionnaires et magistrats se targuent volontiers du prestige, et non des moindres, de n’avoir jamais connu de coup d’État (ou d’avoir su en éviter) et surtout d’avoir expérimenté deux alternances politiques pacifiques en dépit de difficultés économiques qui traversent le pays depuis son indépendance en 1960. Le défi du Sénégal, du fait de ses lacunes structurelles, est donc de capitaliser sur sa vitalité démocratique et son sens légendaire du dialogue pour accroître son attractivité, parallèlement à ses réformes institutionnelles, foncières et agricoles qui lui permettront de bâtir une économie stable et d’améliorer le niveau de vie d’une majorité de la population vivant sous le seuil de pauvreté, malgré une croissance annuelle oscillant entre 4 et 5% (soit un ou deux points en dessous de la croissance des autres États visités par le président Obama). Des chiffres qui n’ont désormais rien d’exceptionnel (et ne conduisent pas non plus aux mêmes résultats en termes de développement économique) si l’on considère que ceux-ci se situent dans la moyenne des pays subsahariens qui ne sont ni en guerre ni en crise politique persistante. Last but not least, le choix de visiter le Sénégal et l’Afrique du Sud n’est pas anodin pour un président désireux de donner à sa tournée des airs de pèlerinage, en rendant hommage aux souffrances de l’Afrique et à l’héritage de Nelson Mandela – qu’il désigne comme l’un de ses « héros personnels » et dont l’ombre n’a cessé de planer sur chaque étape de la tournée. Le Sénégal et l’Afrique du Sud abritent en outre des hauts lieux de la mémoire africaine et universelle, à forte charge émotive : l’île de Gorée et l’île de Robben island où le président Obama a pu se recueillir. Le premier endroit rappelle la traite négrière et le second la discrimination raciale du système de l’Apartheid, dont le prisonnier le plus célèbre fut Nelson Mandela. À Gorée, le président Obama et sa famille (son épouse Michelle, leurs filles Sasha et Malia, sa belle-mère Marian Robinson, et sa nièce Leslie Robinson) ont visité la célèbre et incontournable Maison des esclaves. Il n’a pas échappé au président américain et à ses conseillers qu’en tant que métis né d’un père africain, il était attendu de lui dans ces pays et dans ces endroits remplis d’histoire quelque chose de plus qu’une courtoisie protocolaire ou qu’un passage obligé auquel s’étaient pliés avant lui les couples Bill et Hillary Clinton en 1998 et George W. et Laura Bush en 2003.

Vidéo de la visite du couple Obama sur l’île de Robben island, en Afrique du Sud. (Commentaires de Michelle Obama)

Un enthousiasme mesuré, mais une fierté palpable

Au « Pays de la Téranga », le président Obama n’arrivait pas vraiment en terrain conquis. Quelque peu désabusés, les Sénégalais dans leur ensemble n’avaient pas manifesté un vif enthousiasme en apprenant sa venue, considérant (du moins au tout début) que cet événement allait leur apporter plus de contraintes et de nuisances que d’opportunités concrètes pour le pays. Les habitants de Gorée redoutaient quant à eux, à juste titre, des perturbations dans leur vie paisible provoquées à chaque visite d’un président américain sur cette minuscule île de 1500 âmes. Cette fois encore, Gorée n’a pas échappé aux traditionnelles et pharaoniques mesures de sécurité qui la transforment en forteresse coupée du monde. Une situation pénible dont témoignent volontiers les habitants de l’île qui avouent se sentir méprisés, humiliés et – comble de l’ironie – presque « réduits en esclavage » chez eux lorsqu’un président américain y pose le pied. Heureusement, en dépit de cet important dispositif, les habitants n’ont pas été contraints cette fois de rester cloîtrés dans leurs maisons ou parqués de force sur une place de l’île comme ce fut le cas lors de la visite du président Bush – qui a laissé aux Goréens, et de loin, le souvenir le plus amer. Le président Obama a su, au contraire, se montrer une fois de plus fidèle à l’image qu’il donne de lui depuis sa première élection, celle d’un homme simple, chaleureux, proche du quidam. Le président s’est même offert un petit bain de foule rythmé au son des tam-tams. Une façon d’agir qui, à en croire les témoignages parus dans la presse locale, aurait particulièrement touché les habitants présents pour l’accueillir. Même s’ils ont beaucoup moins exulté qu’ils ne l’auraient sans doute fait il y a quelques années, les Sénégalais n’ont pas été peu fiers de la primeur qui leur a été accordée, doublée d’un coup de projecteur bienvenu pour leur pays qui vit essentiellement du tourisme. Pour le coup, Dakar a bien porté son surnom de « porte de l’Afrique » (« Bountou Afrique » en wolof) donné par ses habitants, au regard de sa façade atlantique qui en fait la porte d’entrée privilégiée et naturelle en Afrique de l’Ouest. La personnalité sympathique du président Obama a finalement eu raison des réticences et grincements de dents, mais les Sénégalais restent toutefois partagés sur les gains de cette visite.

Un moment de la visite de B. Obama sur l'île de Gorée le 27 juin 2013. Cette image de Barack Obama portant un bébé  a fait le buzz sur la toile et a attendri plus d'un Sénégalais. (AP Photo/Evan Vucci)

Moment immortalisé lors de la visite de B. Obama sur l’île de Gorée le 27 juin 2013. Cette image de Barack Obama portant un bébé a fait le buzz sur la toile et a attendri plus d’un Sénégalais (AP Photo/Evan Vucci).

Force est de constater que les badauds interrogés dans la rue ont manifesté peu d’intérêt voire parfois une complète indifférence par rapport à l’événement car les conditions de vie d’une majorité de Sénégalais ne connaissent pas encore d’amélioration significative et les citoyens ne s’attendent guère à ce qu’un président américain, aussi bienveillant et à l’écoute soit-il, apporte une solution miracle à leurs préoccupations quotidiennes. La relance de l’économie se fait attendre même si les mesures entreprises par le président sénégalais Macky Sall en matière de bonne gouvernance et de lutte contre l’enrichissement illicite sont globalement bien comprises et approuvées par la population. La visite de B. Obama représente un satisfecit total pour le 4ème président de la république sénégalaise, et une consécration pour la politique qu’il mène. Ces mesures, si elles ne suffisent pas à régler les problèmes du Sénégal (cherté de la vie, chômage, problèmes d’électricité) sont nécessaires après une décennie marquée par une concussion sans précédent durant la présidence d’Abdoulaye Wade. Un climat délétère qui avait fini par couper les élites du peuple. Les commerçants et acteurs du secteur touristique semblent malgré tout considérer que le contrecoup de la traque contre les biens mal acquis initiée par M. Sall affecte le climat des affaires et les investissements directs au Sénégal, soumettant dorénavant les transactions et flux financiers à des contrôles plus stricts. Ceci serait une pure vue de l’esprit à en croire les déclarations du ministère sénégalais de l’Économie et des Finances qui assure au contraire que ces mesures sont « très bien vues par les grandes institutions financières internationales ». Le ralentissement de l’activité économique n’en est pas moins ressenti au quotidien par les principaux intéressés. Macky Sall peut s’enorgueillir des circonstances de son élection et profiter au maximum de l’appréciation positive, à l’extérieur, de son action en faveur d’une Justice plus libre, indépendante et efficace dans son pays, car sans cette image avantageuse et en phase avec la vision idéaliste de l’Afrique portée par Barack Obama, le Sénégal n’aurait pas ou très peu suscité l’intérêt de Washington. Le légalisme austère de Macky Sall lui a jusqu’ici porté chance au point qu’il pourrait être tenté d’en user et d’en abuser pour rester au tableau d’honneur. Hasard ou coïncidence, l’annonce de la garde à vue le dimanche 30 juin 2013 au matin de l’ancien dictateur tchadien Hissène Habré, accusé de crime contre l’humanité – et qui était protégé par le régime Wade durant son exil au Sénégal – est tombée à peine deux jours après que le président Obama a quitté Dakar. Le procureur général près les Chambres africaines extraordinaires, Mbacké Fall, en se défendant devant les médias d’avoir été soumis à une quelconque hiérarchie, a assuré que l’arrestation de l’ex président tchadien avait été préparée avant la venue de Barack Obama, mais aurait été retardée à cause d’un manque d’effectifs (de forces de sécurité mobilisées justement pour cette occasion). Quoi qu’il en soit, une telle nouvelle ne peut qu’enchanter Barack Obama, lequel n’avait pas manqué durant son séjour dakarois de féliciter l’État sénégalais pour son rôle actif dans ce dossier.

Vidéo de la conférence de presse donnée par les présidents Barack Obama et Macky Sall au Palais présidentiel du Sénégal, le 27 juin 2013 (vidéo en anglais)

Le symbole d’une alliance réaffirmée

Lorsqu’il s’agit d’apprécier les retombées de cette visite d’un strict point de vue diplomatique, les Sénégalais sont bien plus unanimes et reconnaissent que celle-ci permet au Sénégal de se positionner comme un pays où il fait bon vivre, travailler et investir. Ils la perçoivent comme une marque de confiance restaurée après un rafraichissement notable des relations entre l’ancien président Abdoulaye Wade et la première administration Obama. L’attitude du gouvernement de l’ancien avocat et pape du parti d’opposition « Sopi » (« changement » en wolof) avait été épinglée par Washington, alarmé par les reculs constatés dans de nombreux domaines : la corruption à tous les échelons (dont une tentative grossière, restée dans les annales, de soudoiement par l’État sénégalais d’un agent du FMI en 2009), la centralisation des pouvoirs conjuguée à d’incessants détricotages de la Constitution, les accents répressifs du gouvernement envers l’opposition (arrestations arbitraires, menaces, intimidations), sans oublier le projet qui lui était imputé de dévolution monarchique du pouvoir à son fils, Karim, alors ministre d’État, de la Coopération et des Transports (et purgeant actuellement une peine de prison). Il s’agit sans doute de l’un des aspects ayant le plus pesé en sa défaveur dans le résultat des urnes aux dernières élections. La répétition de ces faits du Prince, symptomatiques d’un insidieux glissement du clan Wade vers un système présidentialiste et une gestion patrimoniale de l’État, n’était pas du goût de Washington qui décida, pour marquer son mécontentement, de ne pas inclure en 2011 le président Wade dans la liste des quatre chefs d’État africains auxquels la Maison blanche accorde une audience annuelle. Une décision qui aurait été très mal vécue par A. Wade, libéral revendiqué, néo-atlantiste et ami proche de George W. Bush, qui s’est toujours perçu comme un « sage de l’Afrique », un « bâtisseur de l’Union africaine » doublé d’un « visionnaire » plaidant sans relâche au sein de l’UA pour un gouvernement continental. Les Sénégalais, sortis de l’ère Wade et des dérives de son clan, reconnaissent toutefois à l’ancien président quelques réalisations positives incluant la modernisation des infrastructures routières, et lui savent gré de l’énergie qu’il a su déployer pour donner au Sénégal une plus grande visibilité sur la scène diplomatique régionale, continentale et internationale. Tous se souviennent notamment de sa médiation dans la crise malgache et sa participation active aux négociations avec les autorités iraniennes pour libérer la Française Clotilde Reiss)[4]. L’entente entre les présidents Obama et Sall indique qu’une nouvelle page s’ouvre dans les relations bilatérales entre Washington et Dakar, et marque également un timide début de réparation du « splendide isolement » de l’Afrique, grande oubliée de l’agenda diplomatique de B. Obama durant son premier mandat.

Une tournée africaine tout en contrastes

Manifestants sud-africains protestant contre la visite du président Obama

L’arrivée du président américain en Afrique du Sud le samedi 29 juin a naturellement été plus sobre, les Sud-africains n’ayant pas le cœur à la fête et se préparant à l’annonce du décès de l’ancien président Nelson Mandela, hospitalisé dans un état critique. La « Rainbow nation » se trouve à un tournant de son histoire post-apartheid et d’aucuns avouent leur inquiétude quant à l’avenir de ce pays où les inégalités sociales font rage, le chômage atteint 25%, la criminalité bat son plein, et où les discours et idées racistes émanant de suprémacistes blancs ou noirs connaissent une résurgence (leurs leaders jouant perfidement sur les inégalités et sur la peur de possibles futurs « massacres » pour attiser la paranoïa et la haine). Le premier président américain d’origine africaine arrive au moment où le dernier géant d’Afrique, dont l’héritage et l’image ont servi de fil conducteur à sa tournée diplomatique, est sur le point de tirer sa révérence et de laisser son peuple orphelin. La photo de leur rencontre eût été belle, mais l’important est, pour le président Obama et le président sud-africain et chef de l’ANC, Jacob Zuma, de renforcer le partenariat entre leurs deux pays et de maintenir l’unité du peuple sud-africain pour surmonter les temps difficiles que ce dernier s’apprête à connaître. En Afrique du Sud, comme au Sénégal (et peut-être même davantage dans le second), la portée philosophique, morale et sentimentale de la visite du président Obama supplante les points de préoccupation majeurs, bien que Washington n’entende pas les négliger pour autant [ nda : ces points feront l’objet d’une analyse plus détaillée dans la prochaine partie de cet article].

Les contextes africain et sud-africain sont à l’image de la symbolique qui entoure la tournée de Barack Obama : chargés de contrastes et de parallélismes, fortuits ou voulus, invitant à des sentiments contradictoires. La joie des retrouvailles ne voile pas totalement le fond de rancœur qui subsiste après des années d’indifférence de B.Obama à l’égard d’un continent qui peine, malgré des indicateurs économiques rassurants voire prometteurs, à dominer sa vision pessimiste de l’avenir. Ce spectre d’éléments ponctue le caractère doublement inaugural de cette tournée. D’une part, parce que censée symboliser une « rupture » avec les anciennes méthodes et qui reste, malgré sa force d’évocation, en demi-teinte. D’autre part, parce qu’elle concerne des pays africains qui sont eux-mêmes clivés, en pleine transition culturelle, politique et économique, et qui ont, par conséquent, plus que jamais besoin de bâtir de nouveaux repères, de maintenir un lien social précaire, de croire aux vertus du travail et à la réussite (qu’incarne magistralement B. Obama par son parcours et son ascension fulgurante), de tourner le dos au fatalisme et aux habitudes néfastes qui, jusqu’à présent, minent le continent. Des nations qui devront, à chaque grande étape de leur progression, se remémorer le prix et l' »amère saveur de la liberté », dont parlait le poète sénégalais David Diop. Une amertume que Nelson Mandela et d’autres leaders africains goûtèrent tout au long d’un difficile combat de libération, de réconciliation et de rassemblement de leurs peuples autour d’un projet de société commun. Washington, en exigeant des Africains une plus grande responsabilité, une prise en main plus active de leur destin, doit également entendre l’appel d’une génération africaine qui, sans éprouver d’animosité envers l’icône vivante que représente à ses yeux la personne de Barack Obama, attend désormais des Américains une politique étrangère qui élargisse le spectre de son action sur le continent en n’axant plus exclusivement ses choix sur ses intérêts géostratégiques, dits « impérialistes », et surtout, qui ne les impose plus en usant du chantage des sanctions ou de la force. Une politique en somme plus équitable et proche des aspirations des peuples émergents. Les manifestations anti-Obama qui ont éclaté à Soweto quelques heures avant l’arrivée du président américain reflètent bien l’idée que l’élection d’un descendant d’Africains à la tête de la première puissance mondiale, aussi exceptionnelle soit-elle dans l’histoire de l’Amérique et du monde occidental, n’est qu’un symbole politique, et en tant que tel, n’a de valeur que par l’action qu’il initie pour amorcer une ère nouvelle. L’ Afrique du Sud est elle-même une terre de contrastes et de tiraillements, appartenant au club des « BRICS », mais dont une partie importante de la population continue de souffrir de maux semblables à ceux des peuples du tiers-monde, ainsi que d’une paupérisation transraciale qui voit peu à peu émerger une conscience de classe commune. L’ Afrique du Sud se rapproche des standards démocratiques et économiques occidentaux tout en étant un membre important du mouvement des non-alignés et en revendiquant son africanité. Sa conscience populaire, naturellement encline à fustiger l' »hégémonie occidentale », se heurte encore au positionnement réaliste, pro-occidental, de l’Etat sur les grandes questions internationales. Fait particulièrement illustratif, le gouvernement sud-africain a tenté de résister tant bien que mal aux pressions américaines pour maintenir (sans succès) ses relations commerciales avec la République islamique d’Iran, partenaire ayant toujours été idéologiquement aux côtés de l’ANC durant son combat contre l’Apartheid. L’Afrique du Sud continue de soutenir la cause palestinienne tout comme le droit de l’Iran à disposer du nucléaire civil même si elle a dû renoncer, à contrecœur, début 2012, sous la menace américaine, à ses importations de pétrole brut provenant d’Iran[5]. L’harmonisation de toutes les vues et influences qui traversent sa société et sa classe dirigeante, reste donc un chantier majeur et inachevé qui attend l’Afrique du Sud dans les mois et années à venir.

(deuxième partie de l’article prochainement publiée)

Chady Hage-Ali

Stratpolitix


[1] Pour plus de données sur les performances économiques de la Tanzanie et des autres pays visités par le président Obama, consulter le site africaneconomicoutlook.org qui combine l’expertise de nombreuses institutions régionales et internationales comme la BAD, l’OCDE et le PNUD : http://www.africaneconomicoutlook.org/fr/a-propos/

[2] Voir le rapport « Ressource Gouvernance Index 2013 » du think tank américain Revenue Watch : http://www.revenuewatch.org/sites/default/files/rgi_2013_Eng.pdf. Les pays africains figurent parmi les plus mauvais élèves en matière de gestion des revenus issus de l’industrie extractive, même s’ils font globalement mieux que les pays arabes. Sur 58 pays du monde, l’Afrique du Sud est classé 21ème (parmi les pays dont le score est jugé moyen) et la Tanzanie 27ème (catégorie faible). Ils sont précédés par le Ghana, le Nigéria et la Zambie (respectivement 15ème, 16ème et 17ème du classement).

[3]Macky Sall : « la visite d’Obama a permis de repositionner notre pays sur la scène diplomatique », Agence de presse sénégalaise (APS), 28/06/2013 [en ligne]. http://www.aps.sn/articles.php?id_article=115299

[4]Voir la chronologie des « coups d’éclat diplomatiques » du président Abdoulaye Wade [en ligne] sur le site de Radio France Internationale (RFI) : http://www.rfi.fr/afrique/20110609-abdoulaye-wade-coups-eclat-diplomatiques
[5] Sous pression des États-Unis, l’Afrique du Sud renonce au pétrole iranien [en ligne], RFI, 23 mars 2012. http://www.rfi.fr/afrique/20120323-afrique-sud-baisse-importations-petrole-iranien-clayson-monyela-ebrahim-ebrahim-etats-unis).
e Kenya. Et à juste raison : l’actuel Président, Uhuru Kenyatta, est poursuivi par la Cour pénale internationale (CPI), tout comme son vice-président, William Ruto, pour leur responsabilité présumée dans les violences qui avaient suivi la Présidentielle de 2007. – See more at: http://fr.africatime.com/benin/articles/tournee-africaine-pourquoi-obama-choisi-le-senegal-lafrique-du-sud-et-la-tanzanie#sthash.TeU2Cn90.dpuf
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Diplomatie américaine : comprendre les choix d’Obama II (publication)

ImageLa revue trimestrielle « Politique étrangère » de l’Institut français des relations internationales (Ifri) propose dans son numéro estival (vol. 78, n° 2, paru le 20 juin 2013) un riche dossier consacré aux « choix d’Obama II », dirigé par Laurence Nardon, responsable du programme États-Unis de l’Ifri. Les lecteurs y trouveront cinq articles traitant des grands thèmes stratégiques qui occupent la diplomatie américaine en 2013 : Le « pivotement » vers l’Asie-Pacifique, la gestion des brûlants dossiers du Proche-Orient, le nouvel engagement de Washington en Afrique, l’avenir des relations transatlantiques, les effets de l’exploitation des hydrocarbures « non conventionnels » sur la relance de l’économie américaine et sur son positionnement géopolitique. Pour ma part, j’ai l’honneur de signer un article intitulé « Washington et le Proche-Orient : le jeu des nuances » dans cette revue de référence, aux cotés de quatre auteurs dont les analyses, de haute tenue et complémentaires, offrent un panorama éclairant de l’action américaine dans divers domaines et aires géographiques.

La reconduction de Barack Obama à la Maison blanche coïncide avec un contexte proche-oriental particulièrement troublé par les répercussions des révolutions arabes et de la guerre insurrectionnelle en Syrie, susceptible d’ouvrir la voie à des dénouements encore plus inquiétants. Le président Obama doit, depuis janvier, s’atteler à réanimer le processus de paix israélo-palestinien, à trouver une issue à une guerre en Syrie qui a commencé à se régionaliser, à reprendre des négociations avec l’Iran qui n’ont jusqu’à présent abouti à aucun progrès, sur fond de polarisation accrue de la région, avec des nations arabes à cran et plus que jamais divisées sur ces trois problématiques. En quatre ans, le champ politique proche-oriental s’est complexifié du fait de l’augmentation du nombre d’acteurs impliqués, d’intrigues, de luttes de pouvoir et d’intérêts économiques entremêlés. Il en résulte une montée des haines et des tensions, aggravées, de surcroît, par la confessionnalisation du conflit syrien, qui déborde sur sa périphérie.

2013 a commencé comme l’année de tous les dangers mais également comme celle des derniers espoirs. Le président Obama a encore du temps devant lui pour convaincre les plus sceptiques et les grands déçus de son précédent bilan, mais a(ura)-t-il les coudées franches et assez de courage et d’imagination pour ramener Israéliens et Palestiniens à la table des négociations et pour éviter une confrontation directe des deux grands axes régionaux dont la fracture n’a jamais paru aussi profonde ? Cet article met particulièrement l’accent sur le dossier israélo-palestinien et sur l’immense déception des populations arabes qui espéraient, après le discours du Caire, un renouveau ou une approche plus audacieuse de la part du président américain au cours de son premier mandat. Seront-elles exaucées durant cette seconde manche ? Reste-t-il des raisons d’espérer ? L’article explore les possibilités et les écueils, internes et externes, qui se dressent sur le chemin de l’équipe Obama II depuis sa formation. Les deux autres dossiers incontournables de la région (le nucléaire iranien et la guerre en Syrie) sont, bien entendu, abordés dans cette analyse. Dans un contexte instable où un certain nombre d’événements sont survenus entre le début de la rédaction de l’article et la mise sous presse de la revue, il est intéressant de constater que la majorité des dynamiques et tendances dures observées ou décelées, de même que les hypothèses étayées dans cette analyse depuis l’investiture du président, restent de mise ou non pas été formellement contredites. Leur nature et leur ampleur tendent à démontrer que la surenchère verbale aux relents guerriers à laquelle se livrent les acteurs proche-orientaux et occidentaux, à défaut de décroître, ne les pousse pas (encore) à perdre pied avec la réalité.

Chady Hage-ali

Stratpolitix

Résumé de l’article en français et anglais :

Washington et le Proche-Orient : le jeu des nuances

Au cours du premier mandat de Barack Obama, la politique proche-orientale américaine a suscité beaucoup de déception, en particulier chez les Palestiniens. Le président américain entend désormais jouer un rôle plus actif dans la région, où les dossiers sensibles ne manquent pas, du nucléaire iranien à la guerre civile en Syrie en passant par le conflit israélo-palestinien. Il pourra compter sur l’aide de John Kerry qui a remplacé Hillary Clinton au poste de secrétaire d’État.

Washington and the Middle East: Changes to Come?

Abstract : During Barack Obama’s first term, the United States’ Middle East policy generated a lot of disappointment, especially for the Palestinians. The US president intends to play a more active role in the region, working on issues such as the Iranian nuclear question, civil war in Syria, and the Israeli-Palestinian conflict. He can count on the help of John Kerry, who recently replaced Hillary Clinton as secretary of state.

Cairn.info : www.cairn.info/revue-politique-etrangere-2013-2-page-41.htm

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Publié dans Défense & sécurité, Diplomatie, géostratégie, Proche Orient

Moscou et Washington : le « nouveau Grand Jeu » réactivé en Syrie

Photo prise lors du sommet des ministres des affaires étrangères de l’OTAN, à Bruxelles, le 23 avril 2013. Au premier plan, le chef de la diplomatie russe, Sergeï Lavrov, et derrière lui, son homologue américain John Kerry (photo : Reuters).

Les batailles à venir après la guerre

Qui sont les gagnants et les perdants du bilan préliminaire du conflit syrien ? La question peut paraître prématurée, la redistribution des cartes n’étant pas encore achevée à l’heure où cet article est écrit. Rien n’est joué, ni militairement ni diplomatiquement, pour le régime de Damas et ses opposants. Eu égard au bilan meurtrier inouï de cette guerre, il peut sembler également indécent de parler de « gagnant » ou «vainqueur ». Quand bien même un camp finirait par prendre le dessus sur l’autre, ce serait une victoire à la Pyrrhus. Quelle que soit l’issue des combats, la Syrie n’est pas près de résorber de sitôt ses fractures profondes, de faire taire définitivement les armes et de renouer avec l’unité et la stabilité. C’est un constat d’évidence – et sans doute la principale information à retenir à ce stade – partagé par la plupart des observateurs avertis et spécialistes du pays et de la région. La Syrie est condamnée à court terme à rejoindre la liste des États rongés par des conflits larvés, dont les autorités, contestées et repliées sur elles-mêmes, se révèlent incapables de dépasser les logiques sectaires pour rassembler leur peuple. C’est déjà le cas de l’Irak, comme des régimes issus des « révolutions du Printemps arabe ». Le plus dur reste à venir pour cette Syrie post-conflit. Même après la fin des affrontements à grande échelle, elle devra s’atteler à rebâtir une nation sur un amas de cadavres, de débris, d’images funestes et sordides, d’esprits radicalisés et de rancœurs profondes que cette guerre laissera derrière elle. Pour se faire une idée de l’ampleur et de l’accélération de l’horreur en Syrie, il suffit de comparer les bilans humains de la guerre civile libanaise (1975-1990) et de la guerre insurrectionnelle en cours. La première aura coûté la vie à 250 000 personnes en quinze ans, tandis que la seconde a fait 80 000 morts à ce jour, après un peu plus de deux ans de conflit.

Immeubles détruits dans la ville assiégée de Homs. (Photo : Shaam News Network/AFP).

Immeubles détruits dans la ville assiégée de Homs. (Photo : Shaam News Network/AFP).

Des dividendes d’ores et déjà amers pour les anti-Damas

Le peuple syrien paye incomparablement le plus lourd tribut à la guerre, mais les nombreux acteurs étrangers, régionaux et internationaux qui ont instrumentalisé ce conflit, commencent à goûter le calice amer de leur implication plus ou moins directe. La Turquie, du fait de sa surexposition et de certains choix particulièrement risqués, fait déjà face au terrorisme sur son territoire. Sa sécurité à moyen terme est en jeu. Les pays arabes sunnites du Golfe après s’être empressés de tout mettre en œuvre pour faire tomber Bachar al-Assad, s’inquiètent à présent de devoir payer à leur tour une addition salée. La campagne anti-chiites dont ils ont largement financé les relais dans le monde arabo-musulman au sortir de la « guerre des 33 jours » au Liban (2006) et qui s’est amplifiée après le déclenchement du conflit syrien, pourrait avoir comme principale conséquence de réveiller ou d’exacerber la solidarité, la combativité voire la hargne des communautés chiites de la région. Washington de son côté, ne peut ouvertement soutenir une opposition syrienne d’ores et déjà dominée par les islamistes comme il avait favorisé l’essor des Talibans en Afghanistan dans les années 1980. Les opinions publiques américaine et européenne, bien mieux informées qu’auparavant grâce à internet, suivent jour après jour l’évolution du conflit et portent un regard critique et lucide sur la nature des alliances de leurs gouvernements et sur les effets négatifs des changements de régimes dans le monde arabe. Washington peut légitimement craindre que l’éventuelle mise en place de nouveaux pouvoirs islamistes au Proche-Orient ne lui revienne comme un boomerang, surtout si cela s’accompagne d’une résurgence du terrorisme en Amérique et en Europe. Une possibilité qui ruinerait toute la stratégie régionale de Barack Obama et remettrait en cause sa doctrine de sécurité nationale déjà fortement contestée.

L’ Amérique fait profil bas et la Russie plastronne

La Russie et la Chine ont posé leur veto à trois projets de résolution de sanction du Conseil de Sécurité de l'ONU contre le régime de Bashar al-Assad, les 4 octobre 2011, 4 février 2012 et 19 juillet 2012 (photo : Reuters/Mike Segar)

La Russie et la Chine ont mis leur veto à trois projets de résolution du Conseil de Sécurité de l’ONU qui menaçaient de sanction le régime de Bashar al-Assad, les 4 octobre 2011, 4 février 2012 et 19 juillet 2012 (photo : Reuters/Mike Segar)

Parmi tous les acteurs de ce dossier, la Russie semble, à l’heure actuelle, la mieux placée pour tirer habilement son épingle du jeu et en tirer le plus de bénéfices à terme. Depuis le début du conflit, elle se montre active sur le front diplomatique, sans prendre de risques inconsidérés ou s’impliquer directement ou trop passionnément, à la différence de la Turquie.
Loin de tout zèle, la Russie affiche une attitude pondérée et pragmatique, mais non moins résolue à protéger le régime de Damas, en se rangeant judicieusement du côté du droit international et en réitérant son aversion connue pour le « regime change« . Une ligne qui, à défaut d’être audacieuse, s’avère pour l’heure payante. Moscou a mieux évalué les risques et a, contrairement à Ankara, les moyens de ses ambitions diplomatiques et stratégiques. La Russie est bien partie pour pérenniser les dividendes qu’elle a engrangés dans ce conflit. Cependant, en jouant sur plusieurs tableaux à la fois, elle n’est pas à l’abri d’un faux pas. D’un côté, le gouvernement Poutine œuvre, en façade, main dans la main, avec Washington à l’organisation d’une prochaine conférence internationale pour la paix en Syrie, et de l’autre, enhardit le régime de Damas en lui fournissant généreusement des armes pour l’aider à venir à bout de la rébellion, suscitant du même coup l’inquiétude d’Israël quant à la nature du matériel fourni. Washington tire la sonnette d’alarme, avertit des risques d’escalade mais ne peut encore vraiment s’imposer dans ce dossier, ni blâmer la Russie de prendre parti et de soutenir matériellement et militairement le régime alors que les Saoudiens, les Qataris, les Européens, les Turcs et lui-même en font autant vis-à-vis des rebelles syriens et de leurs supplétifs ou rivaux jihadistes étrangers. La capacité d’action de l’administration Obama est extrêmement réduite voire bloquée dans ce dossier par sa propre « sémantique du retrait », les très faibles probabilités d’un succès militaire occidental en Syrie, et par un agenda national au sein duquel la Syrie est loin d’occuper la première place.

La Syrie, une première étape dans la nouvelle lutte d’influence russo-américaine

Le président syrien Bashar al-Assad à gauche et le ministre russe des affaires étrangères, Sergeï Lavrov, lors d'une rencontre à Damas en février 2012. Derrière eux, au milieu, le ministre syrien des Affaires étrangères, Walid al-Mouallem. La ligne de la Russie n'a pas bougé depuis le début du conflit. Son gouvernement plaide pour un arrêt du conflit sans précondition, et refuse l'exigence de l'opposition et de Washington qui est le départ préalable du président syrien (Photo: REUTERS/SANA).

Le président syrien Bachar al-Assad (gch.) et le ministre russe des Affaires étrangères, Sergeï Lavrov, réunis lors d’une rencontre à Damas en février 2012. Derrière eux, au milieu, le ministre syrien des Affaires étrangères, Walid al-Mouallem. Depuis le début du conflit, la ligne de la Russie n’a pas bougé d’un iota. Elle plaide pour un arrêt du conflit sans précondition, refusant l’exigence principale de l’opposition et de Washington qui est le départ préalable du président syrien (Photo: REUTERS/SANA).

La Russie ne compte pas s’arrêter en si bon chemin. La Syrie est une première étape mais pas nécessairement la dernière. Cette guerre marque véritablement son retour au premier plan dans une région où sa présence s’était considérablement réduite après la fin de la guerre froide. Bien que la Syrie soit un dossier a priori mineur pour les Américains, ces derniers ne peuvent se résoudre à laisser la Russie occuper tout le terrain et capitaliser sur l’inertie de Washington susceptible d’être perçue comme un symptôme de l’affaiblissement de son leadership régional. Washington a tout intérêt à réussir à imposer au plus vite l’arrêt des combats, et à obtenir ainsi un succès diplomatique à son actif. Moscou, de son côté, se frotte les mains et boit du petit-lait. Les contours de la « stratégie proche-orientale » de la Russie – si tant est qu’il en existât une – n’ont jamais été clairement cernés. Néanmoins, il est possible de discerner quelques lignes de force ou constantes dans sa politique étrangère, relevant, certes, plus d’une ligne de conduite générale que d’une stratégie élaborée, et qui trouvent dans le théâtre proche-oriental de nombreux motifs d’action. Le « Grand jeu » du titre de cet article fait évidemment référence à la lutte coloniale qui opposa les Russes et les Anglais en Asie centrale au XIXème siècle, avant d’être réactivée sous une forme contemporaine que Zbigniew Brzezinski, ancien conseiller du président Jimmy Carter, nomme New Great game (« nouveau Grand jeu ») entre la Russie et l’Amérique, dans son fameux ouvrage « le Grand échiquier » [1] . Dans ce (plus très) nouveau concept géopolitique, la réactivation du Grand jeu débute une fois de plus en Asie centrale, presque aussitôt après la chute du mur de Berlin, et se prolonge jusqu’au déclenchement de la seconde guerre d’Irak. La lutte d’influence post-guerre froide reprend la caractéristique essentielle du Grand jeu, tant de l’époque des empires que de la Guerre froide, qui est l’affrontement indirect entre deux superpuissances ennemies. En 2013, la rivalité russo-américaine, quoique persistante, apparaît moins aiguë, plus rationnelle, et ce changement d’attitude s’explique par plusieurs facteurs. Primo, l’évolution rapide de la Russie dont le régime s’est plus ou moins démocratisé et ouvert à l’économie de marché. Elle n’est plus une superpuissance globale mais a pu toutefois redevenir une grande puissance politique et fait partie du club fermé des puissances énergétiques majeures, aux côtés des grands exportateurs de gaz naturel et/ou de pétrole que sont l’Iran, l’Arabie saoudite, le Venezuela, le Canada et l’Australie. Secundo, elle n’est plus seule, et autour d’elle, deux nouveaux acteurs dont l’influence s’étend à la périphérie de la mer Caspienne, de la mer Noire et de la mer Méditerranée, ont émergé : la Turquie et l’Iran. Tertio, l’imbrication des économies riveraines via la géopolitique des tubes, entre autres, a créé de nouvelles (inter)dépendances qui modifient sans cesse les intérêts, les équilibres et les alliances. Les intérêts et les marchés des uns et des autres se juxtaposent, se jouant des idéologies et des grands ensembles dits civilisationnels. Les destinées des régions euro-asiatiques, proche et moyen-orientales sont vouées à se croiser et leurs frontières à se rapprocher inexorablement.

Les maîtres du jeu face à un échiquier élargi

Carte géographique du Moyen-Orient et de l'Asie centrale (source : intercarto).

Carte géographique du Moyen-Orient et de l’Asie centrale (source : intercarto).

La conjonction de ces nouvelles dynamiques rend évidemment obsolète ou tout au moins complexifie le schéma du nouveau Grand jeu des années 1992-1993, même si, comme cette analyse tente de le démontrer, le nouveau Grand jeu des années 2010 qui se met en place, hérite de nombreux éléments de la version précédente tout en s’inscrivant dans un système géopolitique en mutation où se rapprochent les espaces géographiques. Les acteurs eurasiatiques s’impliquent de plus en plus, politiquement et économiquement, au Proche-Orient. Un constat qui ne freinera pas la propension des spécialistes à repousser les limites du Moyen-Orient jusqu’à l’Afpak (en l’incluant), considération faite, d’une part, de l’immixtion majeure de l’Iran, acteur eurasiatique, dans la sphère arabo-méditerranéenne et dans les problématiques politiques du Levant en particulier; et d’autre part, de l’essor de l’islamisme et du terrorisme transnational d’obédience salafiste originaires de la péninsule arabique, mais dont les principaux sanctuaires se trouvent en Afghanistan et au Pakistan. Les défis et les menaces sécuritaires auxquels sont soumis les pays du Proche-Orient et de l’Asie centrale sont proches. Aujourd’hui, la Syrie représente un enjeu géostratégique de taille pour trois des plus grands acteurs de l’Asie centrale : la Russie, l’Iran et la Turquie. Pour chacun, ce conflit fait figure de test de leur pouvoir d’influence, à travers lequel ils se jaugent mutuellement et se situent sur l’échiquier face à Washington, Israël, l’Arabie saoudite et le Qatar. La Russie et l’Amérique restent, bien entendu, les principaux maîtres du jeu, étant dans ce panel les seules puissances nucléaires disposant d’un siège permanent au Conseil de sécurité de l’ONU et dotées de capacités nettement supérieures aux autres acteurs dans les domaines militaire, industriel et commercial. Les ambitions russes dans la région sont toutefois circonscrites, Moscou ne pouvant se prévaloir de moyens financiers et d’une force de projection comparables à ceux de Washington. Si la Russie manœuvre en s’ingéniant à cacher ses faiblesses structurelles à son rival, jamais elle ne les perd de vue ou ne surestime pour autant ses forces et atouts.

Les conséquences d’une décennie d’occasions manquées

Le président Russe Vladimir Poutine et le président Obama lors du Sommet du G20 au Mexique le 19 juin 2012 (photo : AFD/Jewel Samad

Le président Russe Vladimir Poutine et le président américain Barack Obama lors du Sommet du G20 au Mexique le 19 juin 2012 (photo : AFD/Jewel Samad

Pour comprendre comment la Russie conçoit sa place et son rôle dans cette actualisation du nouveau Grand jeu, il faut revenir aux événements qui ont concouru à son recentrage sur le Proche-Orient – « pivotement stratégique » qui ne dit pas son nom mais qui devrait se confirmer, et qui similaire dans son principe (toutes proportions gardées) à celui qu’entend opérer Washington vers l’Asie-Pacifique. Au début des années 1990, la Russie, affaiblie et vulnérable, amorçait une transition démocratique et économique difficile, tout en s’efforçant de stabiliser l’Asie centrale [2] secouée par des revendications indépendantistes et des conflits armés en cascade, largement instrumentalisés par Washington. Les événements de cette décennie allaient former le puissant catalyseur de la transformation politique, économique et sociale de l’ère Poutine. Leur impact psychologique a été considérable sur le pouvoir russe, déterminant aujourd’hui encore ses positions dans les conflits qui agitent le monde et le Proche-Orient en l’occurrence. Le volontarisme poutinien teinté de pessimisme stratégique est né du dépit et de l’amertume ressentis par les Russes, laminés et à genoux après l’éclatement de l’URSS, face à une Amérique triomphaliste, alors sans rival, grisée par son hégémonie, sa toute-puissance, axant principalement sa politique étrangère sur ses intérêts pétroliers et militaires, peu encline à opter pour le multilatéralisme pour atteindre ses objectifs et régler les problèmes mondiaux. En arrivant au pouvoir, le principal objectif de Vladimir Poutine a été de rattraper le retard économique de la Russie en misant sur le secteur énergétique, de laver son honneur, de lui faire retrouver sa grandeur d’antan et son autorité perdue dans la région au profit d’autres pays ambitieux comme la Turquie et l’Iran. Par la suite, les guerres d’Afghanistan (2002) et d’Irak (2003) ont marqué une rupture géopolitique majeure, un puissant déclic poussant la Russie et la Chine à réorienter les objectifs de l’Organisation de Coopération de Shanghai (OCS) sur la lutte contre le terrorisme international et le trafic de drogue, ainsi que sur la coopération économique et l’humanitaire entre ses pays membres. Constatant l’attitude intransigeante, agressive et inquiétante de l’Amérique de G.W. Bush, revenue à une logique unipolaire, interventionniste et unilatéraliste sous couvert de lutte globale contre le terrorisme, les fondateurs de cette organisation intergouvernementale s’assignèrent pour mission prioritaire de renforcer la sécurité régionale, en tentant de faire de l’OCS un concurrent euro-asiatique crédible de l’OTAN.

Des désaccords amplifiés autour de la non-ingérence et de la lutte antiterroriste

Progressivement, la Russie a été amenée à reconsidérer son rôle, jusqu’alors marginal, au Proche-Orient, en comprenant que de sa nouvelle politique dans cette région tourmentée – et partant, de sa capacité à tenir tête à Washington – dépendrait de plus en plus la sauvegarde de ses intérêts continentaux. Aujourd’hui, la position russe vis-à-vis de la Syrie ressemble à une mise en application des leçons tirées de ses expériences précédentes dans le Caucase (l’attitude américaine dans les conflits tchétchène et géorgien, notamment, a laissé des traces) et des principes qui rapprochent étroitement les points de vue russes et chinois, tels que la défense de la souveraineté nationale et la non-ingérence. Les deux nations voisines sont, en effet, avant tout soucieuses de leur propre sécurité et restent dans le « complexe de la citadelle assiégée », s’efforçant l’une et l’autre de déjouer les « complots » internationaux ourdis par Washington et exécutés par ses alliés (européens et caucasiens pour la première, japonais, sud-coréens et « Tigres asiatiques » pour la seconde) dans leurs sphères d’influence respectives [pour plus d’éléments sur ce sujet, voir l’article consacré aux relations Chine-États-Unis sur ce blog]. Le nouveau Grand jeu dans lequel la Russie veut avantageusement se placer est en grande partie la conséquence d’une succession d’occasions manquées par Washington, lequel faillit à s’allier avec Moscou à la fin de la guerre froide pour faire face aux grands défis sécuritaires de notre époque. Cette lutte d’influence a connu tantôt des phases de réchauffement et de coopération tantôt de tension, ramenant le plus souvent les deux protagonistes à une posture inamicale (certes moindre qu’à l’époque de la détente), et sans jamais faire véritablement sortir la diplomatie internationale d’un cycle qui perdure, ravivé de temps à autre par des divergences significatives quant à l’interprétation des événements actuels et aux solutions que chacun préconise. Dans la « Déclaration pour un cadre stratégique« , publiée à Sotchi le 6 avril 2008, les présidents Vladimir Poutine et George W. Bush affirmaient que leurs pays n’étaient plus des ennemis et ne constituaient donc plus une menace stratégique l’un pour l’autre. De nombreux points contenus dans cette feuille de route restent en suspens, parmi lesquels, principalement, la création d’un bouclier antimissile commun, le nucléaire iranien, la question de l’élargissement de l’OTAN à l’Est et la lutte antiterroriste en faveur de laquelle la Russie appelle Washington depuis 10 ans à une plus grande coopération. V. Poutine a trouvé dans les attentats du marathon de Boston (Massachusetts) un argument supplémentaire pour justifier sa position critique et inflexible vis-à-vis de la menace jihadiste en Syrie et le combat sans merci qu’il mène contre les groupes jihadistes au nord du Caucase. Même si les deux présidents semblent entretenir des relations plutôt cordiales, très peu d’actes de nature à restaurer la confiance entre leurs pays ont été véritablement posés. Depuis l’interprétation extensive de la résolution 1973 autorisant l’intervention militaire de l’OTAN en Libye, la Russie a durci sa ligne en constatant que « la responsabilité de protéger »[3] cachait le but non avoué de renverser le régime voire d’éliminer le colonel Kadhafi. Hostile à l’utilisation de l’ONU pour susciter des changements de régimes, Moscou s’est senti trahi et a regretté amèrement son abstention lors du vote au Conseil de sécurité. Cette énième douche froide a considérablement raidi sa position, le poussant à soutenir avec une plus grande véhémence le régime syrien.

Le fracassant retour au premier plan de la Russie au Proche-Orient

La délégation russe présente lors de la cérémonie d'inauguration officielle de la centrale nucléaire de Bushehr, d'un coût total de 3 milliards d'euros, le 13 septembre 2011. La Russie en assure l'exploitation et la gestion du cycle de combustion pour deux à trois ans (photo : Taqrib News Agency).

La délégation russe présente lors de la cérémonie officielle d’inauguration de la centrale nucléaire de Bushehr, le 13 septembre 2011. la Russie assurera l’exploitation et la gestion du cycle de combustion de la centrale pour encore deux à trois ans (photo : Taqrib News Agency)

La Syrie est devenue une « question de principe » en plus d’être le seul pays de la région où Moscou possède une base navale (à Tartous, au nord-ouest, en « pays alaouite »). Sans ce dernier point d’ancrage, Moscou perdrait inévitablement pied en méditerranée et dans le Proche-Orient majoritairement acquis aux intérêts américains. Bien que Moscou soit de plus en plus actif en matière de coopération inter-étatique dans les domaines de la défense et de l’énergie (production et de distribution de gaz et de pétrole), ses partenariats sont globalement limités et ne menacent pas encore sévèrement le positionnement américain. Les pays arabes du golfe Persique exportateurs de pétrole – qui n’ont, du reste, jamais eu beaucoup d’affinités avec les communistes du temps de l’URSS -, sont évidemment moins intéressés par l’offre énergétique de Moscou que par les garanties sécuritaires que leur fournit le surpuissant parapluie américain et ses contrats d’armement contre leur pétrole. Moscou se rabat donc davantage vers l’Iran et la Syrie qui cherchent à atténuer leur isolement international, et certains pays du Maghreb, notamment l’Algérie, et tente de compenser la perte d’un partenaire important, la Libye de Mouammar Kadhafi. Moscou espère renouveler ses contrats dans ce pays en difficile transition depuis la chute du dictateur libyen, compte tenu de ses besoins considérables en infrastructures de transport et dans le domaine pétro-gazier. En Asie centrale, la coopération scientifique et technique entre la Russie et l’Iran dans le cadre de son programme nucléaire intrigue l’Occident (la contribution de la Russie a permis d’achever la construction de la centrale de Bushehr) mais ne freine nullement le gouvernement russe convaincu de l’usage civil et pacifique de cette énergie. En matière de défense, Damas, dont l’armée est formée et équipée par les Russes depuis plus de trois décennies, fait figure de protégé de Moscou, de la même manière qu’Israël est considéré comme « l’enfant chéri » de Washington. Moscou met un point d’honneur à ce que le régime de Bashar al-Assad soit maintenu à la tête du pays malgré les vives protestations de Washington et Bruxelles, afin de s’assurer de garder voix au chapitre et de peser sur toutes les négociations internationales qui concernent l’avenir de cette région sensible, riche de ses ressources naturelles et essentielle pour la sécurité internationale. Au-delà des diverses considérations portant sur la problématique syrienne et sur l’ancienneté et l’étroitesse de leurs relations bilatérales nouées durant la guerre froide et intensifiées après l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine, Moscou comprend tout l’intérêt de maintenir la solidité du « Front du refus » (Iran-Syrie-Hezbollah libanais) qui contribue à l’équilibre des forces dans la région et à ne pas laisser le champ libre à Washington, Israël et à leurs alliés. La Russie profite également de l’affaiblissement relatif des positions et de l’influence américaines en Afghanistan et en Irak, et des tensions qui parcourent les relations entre Washington et le gouvernement du premier ministre irakien Nouri al-Maliki.

Marquer des points là où Washington recule

Le premier ministre irakien Nouri al-Maliki et le président russe Vladimir Poutine lors d'une visite à Moscou le 10 octobre 2012 (photo : RIA Novosti/Alexei Nikolskiy

Le premier ministre irakien Nouri al-Maliki et le président russe Vladimir Poutine lors d’une visite à Moscou les 9 et 10 octobre 2012. Les discussions entre les deux pays ont porté sur le commerce, la coopération militaire et l’énergie, ainsi que la levée de certaines restrictions dans le commerce réciproque (photo : RIA Novosti/Alexei Nikolsky)

Alors que l’Irak vient de fêter cette année le dixième anniversaire de l’invasion américaine, de nombreuses révélations accablantes sur la mauvaise gestion et les scandales de corruption incriminant l’Autorité provisoire de la Coalition (CPA) durant l’occupation continuent de tomber, et les langues de se délier plus facilement qu’auparavant. Le sentiment antiaméricain ne s’est pas dissipé chez les Irakiens qui subissent encore les retombées du legs politique « empoisonné » que les Américains ont laissé derrière eux. L’Irak, dont le pouvoir central est dominé par les chiites, a une position favorable vis-à-vis de Damas et s’est rapproché de Moscou en vue de renforcer leur coopération dans les domaines du pétrole et du gaz, de la production d’électricité, des investissements et du bâtiment (les besoins du pays en infrastructures sont immenses) mais aussi militaires. La Russie entend continuer à se rendre indispensable dans les négociations nucléaires avec Téhéran, duquel Bagdad s’est également fortement rapproché. La coopération, les liens commerciaux et l’influence de Moscou sur Téhéran convainquent Washington de ne pas braquer les Russes sur la question syrienne. Moscou ne l’ignore pas et en joue volontiers. La « stratégie » de la Russie pourrait se résumer en quelques principes : créer une relation paritaire avec l’Amérique, lui mettre des bâtons dans les roues dès que cela est possible, devenir incontournable dans le règlement des conflits, se poser en alternative crédible auprès des ennemis comme des alliés historiques de Washington de la région. Mais les succès de la Russie au Proche-Orient ont été jusqu’ici modestes, et sa position favorable à Damas est de nature à creuser encore plus la distance qui le séparait déjà des monarchies sunnites avant que la Syrie ne s’embrase. De tous les récents conflits survenus au cours des quinze dernières années, le conflit syrien est celui qui se rapproche le plus du modèle, un rien anachronique, de guerre par procuration (proxy war) typique du temps de la guerre froide, dans lequel aucun des deux blocs ne fait mystère du soutien multiforme qu’il apporte à l’un ou l’autre des belligérants. Jamais, depuis cette époque, la Russie ne s’est autant engagée dans un conflit qui ne la concerne pas directement, qui n’est pas ou plus tout à fait inter-arabe, et qui l’oppose symboliquement au bloc occidental.

Les protagonistes du conflit rattrapés par la réalité régionale

Le secrétaire d'État à la Défense, Chuck Hagel et le chef d'état-major des armées des États-Unis, Martin Dempsey lors d'une conférence au Pentagone, s'exprimant sur la livraison de missiles antinavires par la Russie au régime de Damas.

Le secrétaire d’État à la Défense américain, Chuck Hagel (gch.), et le chef d’état-major des armées des États-Unis, Martin Dempsey (dr.) lors d’une conférence de presse au Pentagone le 17 mai 2013, durant laquelle les deux hommes ont vertement critiqué la décision russe de livrer des missiles anti-navires au régime de Damas, craignant que cela n’aggrave encore plus la situation (AP Photo/Carolyn Kaster).

Le conflit syrien n’évolue pas dans la direction souhaitée par les soutiens de l’opposition syrienne (États-Unis, Europe, monarchies arabes du Golfe et Turquie). Bien qu’aucun n’ait osé s’impliquer militairement, chaque pays du bloc anti-Damas subit (et subira probablement dans les mois et années à venir) les effets indésirables du conflit, d’intensité variable en fonction de sa proximité géographique et de son degré d’engagement politique. C’est la Turquie qui connaît à l’heure actuelle le plus violent retour de manivelle. Une situation qui va certainement l’amener à réviser graduellement ses positions pour éviter que le mécontentement qui gronde au sein de sa population ne se transforme en raz-de-marée et en actes de violence quotidiens. Poussés à l’extrême, le flux massif de réfugiés syriens et la multiplication d’attentats terroristes sont susceptibles de déstabiliser des nations déjà extrêmement sensibles aux équations ethniques, religieuses et en proie à des difficultés économiques structurelles (comme le Liban, la Jordanie et l’Irak) ou qui ont tout intérêt à sauvegarder leur trajectoire de croissance, comme la Turquie. Le Liban, abcès de fixation historique de la région, à la vie politique agitée et aux tensions internes chroniques, est sans aucun doute le voisin le plus fragile et exposé à un nouveau conflit par l’amplification des tensions confessionnelles et partisanes, mais également à une catastrophe humanitaire, n’ayant pas les moyens de gérer l’afflux massif de réfugiés syriens. Une situation qui contribue à accentuer le déséquilibre démographique de ce minuscule pays. En Turquie, le double-attentat perpétré le 11 mai 2013, coûtant la vie à 51 personnes dans la région de Reyhanli située à la frontière syrienne, a suscité la colère de centaines de Turcs qui ont manifesté une semaine après le drame dans les rues de la ville meurtrie. La décision d’Ankara de laisser délibérément son territoire devenir un point de transit pour les jihadistes internationaux volontaires pour combattre les forces du régime syrien, concomitamment à l’arrivée massive de plus de 350 000 réfugiés syriens depuis le début des hostilités, en mars 2011, sont mis en cause par les manifestants. Ils accusent leur gouvernement d’avoir pris position trop tôt contre le régime voisin sans en mesurer toutes les conséquences. La frontière turco-syrienne est devenue une «passoire » et Ankara se trouve désormais face à un grand dilemme : soit poursuivre vaille que vaille sa politique d’inimitié vis-à-vis du régime de Damas (qui tranche avec sa doctrine du zero problem) en laissant ouvertes ses frontières, soit rétro-pédaler pour éviter d’autres désastres et secousses internes. Impuissant, acculé mais très fier, Ankara – qui, après avoir longtemps « aboyé », s’aperçoit qu’il n’est pas vraiment en mesure de « mordre » seul – n’a d’autre option que d’appeler (en vain) les Occidentaux à intervenir militairement, sans qu’aucune réaction ou décision concrète ne se fasse entendre de la part des Américains et des Européens. La visite en mi-mai du premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan à la Maison Blanche n’y a rien changé. Le président Obama continue de promettre d’augmenter les pressions sur le régime pour obtenir le départ de Bachar al-Assad mais avoue ne pas entrevoir de « formule magique face à une situation extraordinairement violente et compliquée comme celle de la Syrie ». Les déclarations et intentions de Washington restent donc pour le moins vagues et tièdes.

Diplomatie ou jusqu’au-boutisme guerrier?

Le président Barack Obama et le premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan arrivant ensemble pour leur conference de presse dans le

Le président Obama et le premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan arrivant ensemble pour leur conférence de presse dans le « jardin rose » de la Maison blanche, le 16 mai 2013 (AP- Photo).

La Ligue arabe, sentant également le vent tourner, se démène désormais pour soutenir le bon déroulement de la conférence de paix internationale, à l’initiative de Moscou, avant que la situation ne lui échappe totalement. Sa seule planche de salut semble être l’ouverture rapide d’un dialogue entre le régime et l’opposition avant que celle-ci ne soit trop faible pour pouvoir négocier quoi que ce soit. Moscou, en position de force, savonne perfidement la planche qu’il tend à Washington et à la Ligue arabe. Le refus de Paris de convier le président syrien et la délégation iranienne à cette deuxième conférence qui devrait se tenir une nouvelle fois à Genève, au mois de juin 2013, après consentement des parties, est accueilli avec une relative indifférence par les intéressés. Fort de l’appui de Moscou – qui insiste ardemment pour qu’il y soit présent en sa qualité d’acteur clé du problème -, l’Iran pourrait obtenir gain de cause. N’est-ce pas Moscou qui dicte désormais les règles du jeu ? Paris ne fait encore figure que de second couteau dans les affaires proche-orientales. Washington et Bruxelles redoutent qu’en étant représenté dans les débats, l’Iran ne soit tenté de monnayer sa position d’acteur incontournable pour imposer de nouvelles exigences et conditions dans les prochains rounds de négociation sur son programme nucléaire controversé. Dans tous les cas, la conférence « Genève 2 » paraît mal engagée. Ses objectifs, politiques ou militaires, manquent de clarté. En vue de réduire le déséquilibre entre les parties prenantes, l’Europe a décidé de lever l’embargo sur les armes pour les rebelles syriens avant l’ouverture des négociations, mais les 27 ne sont pas disposés pour autant à armer l’opposition. Cette mesure symbolique augmente à peine la pression sur Damas, qui observe avec dédain ces gesticulations, considérant que l’équation lui est de toute façon plus favorable qu’au début du conflit et qu’aucune décision stratégique ne sera prise par l’UE sans avoir fait l’objet d’une entente préalable entre Washington et Moscou. L’issue finale dépend uniquement du deal qui sera conclu entre les deux maîtres du jeu, assurant durablement le partage de leur influence sur la région et garantissant la sécurité et les intérêts de leurs protégés respectifs, comme au temps de la détente. Ce deal à venir pourrait s’inscrire dans des négociations plus larges, incluant le nucléaire iranien. Damas a beau jeu de donner son « accord de principe » pour participer à Genève 2, sachant pertinemment que l’opposition syrienne peine à s’unir autour d’un projet commun et à s’entendre a fortiori sur un ordre du jour. Les préparatifs de Genève 2 piétinent et mettent un peu plus en lumière les fractures de la Coalition nationale syrienne (CNS) causées par la lutte d’influence interne que se livrent l’Arabie saoudite et le Qatar. La première s’efforce de réduire l’influence des frères musulmans, soutenus par le Qatar, au profit des salafistes au sein de la structure. Le régime syrien n’espère pas grand chose d’une conférence dont il pourra néanmoins se servir de l’échec annoncé pour claironner qu’il n’a en face de lui qu’une opposition fantoche, composée de « terroristes » et de « marionnettes », dépourvue de crédibilité et de légitimité pour être en mesure de négocier quoi que ce soit. Les forces de Damas, épaulées par le Hezbollah, semblent engagées dans une logique guerrière jusqu’au-boutiste et veulent progresser au maximum tant que les données du terrain le leur permettent, avant de songer à négocier éventuellement.

De l’Ossétie à la Syrie : l’histoire d’une revanche

Deux prêtres syriens présents dans un comité d’accueil de l'église orthodoxe syrienne, pour souhaiter la bienvenue au patriarche de Moscou et de toutes les Russies venu pour réitérer son soutien à Bashar al-Assad (Photo AFP/Louai Beshara)

Un comité d’accueil de l’église orthodoxe syrienne s’apprêtant à recevoir le patriarche Cyrille 1er de Moscou et de toute la Russie,venu réitérer son soutien à Bashar al-Assad (Photo AFP/Louai Beshara)

Moscou ne se montre absolument pas prêt à lâcher le régime avec lequel il est lié par un traité d’amitié et de coopération depuis 1980 et par de nombreux autres intérêts évoqués plus haut. La Russie a trouvé dans le problème syrien l’opportunité de procéder concrètement à un rétablissement de l’équilibre géostratégique en sa faveur, et de rappeler dans la foulée l’importance de son influence régionale que les analystes, et Washington lui-même, ont tendance à considérer comme relevant d’une puissance secondaire. Par ailleurs, « l’ours russe » n’a pas oublié les vexations et humiliations répétées qu’il a eu à essuyer depuis le début des années 2000 de la part des Américains et de leurs alliés européens : les épisodes kosovar, géorgien, libyen, sans oublier les mesures punitives adoptées par la Chambre des représentants américains (la loi Magnitski) et les scandales d’espionnage. Ces faits commencent à créer un effet de saturation. Pour Moscou, l’heure des comptes est peut-être venue. Le gouvernement de Vladimir Poutine s’identifie à la situation que traverse le régime de Bashar al-Assad et, au-delà des intérêts objectifs qui le poussent à le soutenir, il n’est pas interdit de penser qu’une solidarité réelle anime Moscou, au regard de nombreux aspects humains qui unissent les deux pays. La Russie abrite une importante communauté syrienne, les mariages mixtes russo-syriens, les échanges académiques et culturels, la formation de scientifiques, de cadres, d’ingénieurs et de militaires syriens en Russie se sont développés et approfondis depuis plusieurs décennies, et les églises orthodoxes russe et syrienne entretiennent des liens étroits et fraternels. La Russie considère, en outre, que le régime syrien subit, comme elle, une tentative d’ingérence et de déstabilisation américano-européenne par vassaux interposés. Moscou n’a pas oublié qu’avant de mettre à exécution son « New deal proche-oriental » (plus connu sous le nom de « Grand Moyen-Orient« ), Washington avait tenté de remodeler les régions balkanique et trans-caucasienne à partir du milieu des années 1990. Ses tentatives agressives s’étaient soldées en général par des échecs. Les opérations militaires – certes le plus souvent tactiquement réussies – comme son offensive contre la Serbie en 1999, ses manigances politiques (comme son soutien à l’indépendance du Kosovo déclarée unilatéralement) et l’offensive géorgienne, téléguidée en sous-main par la CIA, n’ont pas toujours abouti à un changement de paradigme dans la région et à une pénétration spectaculaire de l’influence occidentale, mais ont contribué à une lente altération des relations russo-américaines qui n’ont commencé à s’améliorer légèrement qu’à partir de l’élection du président Obama en 2009 et la mise en œuvre de sa politique du reset (« redémarrage »).

La phobie de « l’expansionnisme otanien » et des « révolutions téléguidées »

Il est intéressant de faire un parallèle entre ce qui se passe en Syrie et la guerre éclair qui opposa la Russie à la Géorgie dirigée par l’atlantiste Mikheil Saakachvili, tant certains caractères, comportements et calculs paraissent proches. Moscou était allé en août 2008 à la rescousse de l’Ossétie du Sud, région séparatiste pro-russe contre laquelle le gouvernement géorgien pro-américain avait mené une offensive, comme il vient aujourd’hui (quoique indirectement pour le moment) au secours de son principal allié proche-oriental. Ces conflits armés, géographiquement distants mais d’une intensité moyenne similaire, ne sont pas dépourvus de connexions géopolitiques concrètes. Le conflit russo-géorgien comportait plusieurs niveaux de lecture. La première lecture (du contexte immédiat, c’est-à-dire caucasien) était celle d’une Russie exaspérée et à bout de patience qui s’efforçait, tout en sauvant les apparences, de résister calmement et diplomatiquement à l’intrusion du tandem OTAN/UE dans sa zone d’influence, mais qui, secrètement, préparait depuis longtemps une réponse musclée, comme l’a révélé Vladimir Poutine, premier ministre à l’époque, en août 2012 à l’occasion du quatrième anniversaire de la guerre. Durant les mois qui précédèrent le conflit géorgien, les relations entre Moscou et Tbilissi n’avaient cessé de se détériorer, rendant un accrochage plus ou moins prévisible. Au début des année 2000, Moscou n’avait pas accueilli avec moins d’agacement les « révolutions colorées » survenues dans les pays post-soviétiques (dont la « révolution des roses » qui avait porté au pouvoir en 2003 le très contesté président pro-américain Saakachvili) que celles du « Printemps arabe » huit ans plus tard. Dans chaque situation, Moscou ne pouvait (et ne peut toujours pas) s’empêcher de voir la main agissante de l’Ouest et ses services de renseignement. Les premières révolutions étaient une tentative de conquête insidieuse du Caucase, les suivantes traduisaient une volonté de l’Amérique de favoriser la montée des islamistes conservateurs, après avoir été prise de court par les premiers soulèvements populaires, sans hésiter, pour ce faire, à sacrifier l’un de ses « pions » (le président Hosni Moubarak) et à le remplacer par le régime des Frères musulmans. En affichant un soutien inébranlable à Damas, Moscou veut aussi montrer à ses potentiels alliés dans le monde qu’il n’abandonne pas ses amis en rase campagne lorsqu’ils sont en difficulté. Trois années plus tôt, dans l’espace caucasien, le nouveau gouvernement géorgien, en s’attaquant à des citoyens ossètes dont l’écrasante majorité possédait un passeport russe et réclamait le rattachement de sa province du Sud à la Fédération de Russie, venait d’offrir à son puissant voisin russe l’occasion rêvée d’en découdre. Lorsque l’offensive russe en Géorgie fut déclenchée en août 2008, l’Europe, outrée, fit part de son inquiétude et condamna vivement l’action russe. Mais Moscou de son côté se moquait d’être taxé de « régime autoritaire », « brutal », « néo-impérialiste » et « annexionniste » par les Occidentaux, dans la mesure où sa réaction contribuait à préserver ses intérêts en signifiant clairement la ligne à ne pas franchir, et à mettre en garde tous les pays européens qui s’étaient employés depuis dix ans et avec le soutien actif de Washington à réaliser leur objectif, à savoir fragiliser la Russie et saper ses efforts destinés à recouvrer sa souveraineté sur l’ensemble d’un territoire qu’elle fédérait jadis. Le Transvasement d’une dizaine de pays du Pacte de Varsovie dans l’OTAN et dans l’UE, en plus d’endiguer l’influence russe et d’abîmer la construction politique et patriotique d’une identité panslave sous son égide, avait pour objectif de faire avorter les projets russes d’intégration communautaire (la CEI) déjà bien trop fragiles et trop lâches pour aboutir avec succès, contraignant la Russie à revoir ses ambitions à la baisse en se contentant d’enceintes de concertation et de coordination telles que l’Eurasec et l’OTSC.

En 2008 comme en 2013, le triomphe de la diplomatie déclarative de l’Occident

Comme pour la Syrie en guerre, Bruxelles et Washington avaient condamné avec la plus grande vigueur la contre-offensive russe (qui avait fait près de 1600 morts) mais sans qu’aucun d’eux n’envisageât sérieusement d’intervenir militairement pour arrêter l’escalade et prêter main forte au régime de M. Saakachvili, leur allié, dont la survie ne tenait plus qu’à la seule volonté de Moscou. Leur inertie ou leur impuissance (hors de l’agitation diplomatique et des cris d’orfraie) constitua un blanc-seing pour Moscou. L’ Europe dépendait trop de ses réserves gazières pour lui préférer le camp géorgien, dont l’importance était négligeable comparée aux autres enjeux. L’Amérique craignait de réveiller les démons de la guerre froide, de réactiver une course aux armements dont auraient bénéficié ses ennemis proche-orientaux tandis que ses forces étaient déjà empêtrées en Irak et en Afghanistan. De plus, Washington faisait profil bas car le rôle de la CIA dans les prémices du conflit géorgien restait trouble et suscitait de nombreux soupçons et interrogations. Il était peu probable que le président géorgien eût pris seul une décision aussi lourde et risquée sans en aviser ses plus proches alliés et conseillers militaires, parmi lesquels des diplomates et officiers américains et israéliens. En lui donnant leur aval ou en l’encourageant à lancer cette offensive, ses puissants alliés n’imagineaient peut-être pas que la Russie oserait riposter par une opération de grande ampleur contre un pays très proche des Occidentaux et de l’administration G.W Bush, à quelques encablures d’une intégration à l’OTAN dont son gouvernement rêvait tant. L’hypothèse est cependant peu convaincante, compte tenu des nombreux symptômes patents d’une crise imminente, des bruits de bottes qui résonnaient déjà, ainsi que de la multiplication des incidents survenus les mois précédant l’offensive russe. Si tel avait été leur calcul, alors les États-Unis commirent une monumentale erreur d’appréciation en replaçant malgré eux la Russie dans une position stratégique et psychologique plus que favorable à la fin de l’offensive par l’obtention de l’indépendance de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie. L’épisode géorgien ne fut cependant pas totalement négatif pour le camp atlantiste puisqu’ayant l’utilité de rappeler aux Européens la raison d’être ou la justification du maintien de l’OTAN.

Un avertissement cinglant aux effets durables

La campagne militaire russe avait atteint ses principaux objectifs : affaiblir l’autorité du gouvernement géorgien en lui rappelant qui était le maître, et faire apparaître ce pays comme une zone potentiellement instable afin de freiner les projets d’investissement européens. Moscou n’avait pas non plus hésité à frapper le port géorgien pour perturber l’acheminement du pétrole et faire frémir un peu plus l’UE. Dotée de moyens nettement supérieurs, la Russie eût très bien pu ne pas s’arrêter à une simple défaite de l’armée géorgienne et décider d’aller jusqu’au bout en décapitant le régime géorgien – qui s’était notamment illustré par une dérive autoritaire vis-à-vis des minorités géorgiennes pro-russes – puis d’adouber à la tête du pays l’un de ses yes men. Moscou s’abstint néanmoins, non par crainte de représailles militaires, mais pour ne pas écorner une image internationale qu’elle souhaitait prioritairement moderniser et réhabiliter, et pour ne pas se contredire en usant du regime change contre un président élu démocratiquement. Il eût été malvenu pour le couple Dimitri Medvedev/Vladimir Poutine d’adopter les mêmes méthodes radicales, compulsives et démonstratives caractéristiques de la doctrine Bush, que V. Poutine critiquait à juste titre, et d’altérer durablement le climat de confiance avec ses partenaires économiques européens en donnant encore plus de grain à moudre à M. Saakachvili, placé dans le rôle de la victime criant à la violation inacceptable de la souveraineté de son pays. L’offensive russe de 2008 fut pour Washington un avertissement cinglant voire un « électrochoc ». L’Amérique (re)découvrit une Russie sûre d’elle, audacieuse et déterminée au point d’oser s’attaquer à un régime pro-occidental très proche des milieux néoconservateurs américains, et de ne pas en rester aux paroles quand ses intérêts sont menacés. Ce souvenir pousse probablement Washington à ne pas prendre de mesures irréfléchies vis-à-vis de Damas qui pourraient réveiller une nouvelle fois la colère de l’ours.

Comme un avant-goût d’une future guerre par procuration proche-orientale

Des soldats syriens dans le village de Dumayna, à quelques kilomètres de Qousseir (AFD/Joseph Eid)

Des soldats syriens dans le village de Dumayna, à quelques kilomètres de Qousseir (AFD/Joseph Eid)

En 2008, dans un article publié dans mon premier blog géopolitique, j’écrivais ceci : « Le bras de fer actuel (entre Moscou et Tbilissi) n’est pas uniquement russo-géorgien, en deuxième niveau de lecture, il est aussi (et peut-être surtout) irano-israélien ; il donne à voir les prémices d’un plus grand conflit par procuration à venir au Proche Orient ». et j’utilisais comme question rhétorique principale, un brin provocatrice « la route de Téhéran passe t-elle par Tbilissi ? » Cinq ans après cette guerre, et rétroactivement, les événements en Syrie ne semblent pas formellement contredire cette intuition. En effet, l’implication politique et militaire, quoique indirecte, des acteurs de l’arène orientale dans le Caucase et l’imbrication des enjeux des deux géographies étaient bien réels. Aussi, à l’époque, Washington et Israël reprochaient-ils déjà à la Russie d’armer la Syrie et l’Iran (Moscou avait déjà livré à Téhéran des batteries antiaériennes de moyenne altitude TOR-M1 réputées pour leur efficacité à plus de 90%). Quant à Israël, il était le premier fournisseur d’armes de la Géorgie malgré les mises en garde répétées de Moscou. La coopération militaire entre Israël et la Géorgie était soutenue, l’entraînement de l’armée géorgienne par des soldats d’élite de Tsahal faisait partie du contrat, et le ministre géorgien de la défense, lui-même juif originaire d’Israël, s’en enorgueillissait fréquemment dans les médias israéliens. Les chiffres officiels faisaient état avant le conflit de 200 millions de dollars de livraison d’armes israéliennes par an, comprenant des drones de surveillance, des véhicules blindés, des lance-roquettes, des tourelles automatiques pour blindés, des systèmes antiaériens et de communication. Depuis la fin du conflit, l’État hébreu a réduit le niveau de coopération militaire avec la Géorgie, a limité voire interrompu le transfert d’armes, mais ses soldats d’élite continuent d’entraîner les forces de sécurité géorgiennes. Pour Israël, la défaite stratégique de son meilleur allié d’Europe de l’Est en 2008 fut un second coup dur, venant s’ajouter au souvenir pénible de la débâcle de Tsahal au Liban du Sud face au Hezbollah deux ans auparavant.

Neutraliser ses alliés comme ses ennemis

Le gazoduc

Carte représentant le tracé du gazoduc « Blue stream » transportant du gaz de la Russie à la Turquie (source : site web Gazprom)

Avant l’offensive géorgienne, la Russie avait donc déjà des raisons logiques de garder une dent contre les États-Unis et l’Europe qui cherchaient à occidentaliser son espace à travers l’expansion de l’OTAN et à contenir sa montée en puissance énergétique. Moscou avait mal accueilli, entre autres, la construction de l’oléoduc BTC (Bakou/Tbilissi/Ceyhan) passant par Tbilissi et servant à contourner le monopole énergétique russe, donc à diminuer la dépendance européenne à son égard. Les Occidentaux cherchaient également, à ses yeux, à l’humilier davantage – comme si le démantèlement chaotique de l’URSS n’avait pas suffi – en amputant à la « Serbie sœur » une province, le Kosovo, berceau historique de l’orthodoxie et de la nation serbe, riche en pétrole et minerais tels que la lignite, le tungstène et le zircon ; ou encore à le défier militairement en projetant d’installer des éléments d’un bouclier antimissiles en Pologne et un radar en république Tchèque. La Russie a toujours su user d’arguments imparables (ou de moyens de rétorsion) pour imposer ses règles dans son espace de sécurité, autrement dit, pour faire plier ses anciennes nations fédérées récalcitrantes ou tentées de lui être infidèles, en alternant le chantage énergétique et la force, ou en employant les deux à la fois. Par le chantage énergétique, l’ « État-Gazprom » est bien des fois parvenu à mettre au pas les régimes pro-occidentaux de Géorgie et d’Ukraine (avant l’élection de Victor Ianoukovich en 2010 dans le deuxième pays) car tous ces anciens satellites dépendent en très grande partie des échanges commerciaux et de la distribution gazière russes. La Russie n’a jamais hésité à sanctionner également à plusieurs reprises depuis 2002 les écarts de conduite d’alliés sûrs comme la Biélorussie, coupant ou diminuant la fourniture d’énergie à cause d’impayés ou de désaccords sur les taxes d’importation et de réexportation du gaz russe. Malgré ces tensions épisodiques, l’Union de la Russie et de la Biélorussie n’a jamais été remise en cause depuis 1997 ni la possibilité d’une fusion à terme des deux États. Moscou peut également user des mêmes méthodes d’intimidation et de dissuasion au Proche Orient, contre la Turquie particulièrement dépendante de son gaz naturel, à hauteur de 65%. L’approvisionnement turc représente 10% des exportations mondiales de gaz russe. Cette énergie est indispensable pour assurer sa production d’électricité thermique. La Russie est le deuxième partenaire commercial de la Turquie et il serait étonnant de voir Ankara prendre le risque d’envenimer ses relations avec Moscou (tout comme avec l’Iran qui lui fournit 20% de son gaz) sur la question syrienne. Au regard de ces relations commerciales étroites qui oscillent entre dépendance énergétique (de la Turquie vis-à-vis de la Russie) et interdépendance (relative à l’heure actuelle mais qui pourrait croître à courte ou moyenne échéance), Moscou et Ankara préfèrent jouer le réalisme, afin de ne pas mettre fin aux contrats liés à l’exploitation du gazoduc blue stream, inauguré en 2005, qui achemine 16 milliards de m3 de gaz russe à la Turquie, et au projet South stream qui va faire de la Turquie un « hub » régional distribuant du gaz dans toute l’Europe à partir de 2015. La diplomatie énergétique suit paisiblement son cours, indépendamment des remous du conflit syrien, mais rien ne garantit que cette dissociation résistera à tous les événements à venir, même si les intérêts mutuels sont suffisamment importants et les relations dyadiques solides et anciennes pour ne pas être remis en question par les deux partenaires. Quelques épisodes comme l’interception le 12 octobre 2012 d’un avion-cargo civil russe survolant la Turquie et contenant des munitions et éléments de missiles destinés à Damas et, surtout, l’installation de missiles Patriot de l’OTAN à la frontière turco-syrienne le 26 janvier 2013, ont rafraîchi les relations entre les deux pays sans ralentir ou interrompre l’acheminement du gaz et le reste des échanges commerciaux. Moscou ayant même décidé, malgré ces couacs, d’augmenter ses exportations énergétiques vers la Turquie. Quelques jours après l’atterrissage forcé de l’avion-cargo que Damas qualifiait « d’acte de piraterie aérienne », Moscou déployait à son tour ses batteries antimissiles « S-400 Triumph » à sa frontière avec la Turquie, comme la réponse du berger à la bergère (l’OTAN). Dans un avenir proche, la Russie pourrait être tentée de souffler le chaud et le froid dans cette relation si nécessaire, en faisant comprendre à Ankara que rien ne pourrait l’empêcher de changer sa politique à tout moment, et de décider de fermer temporairement les robinets à gaz (comme elle a déjà eu à le faire à plusieurs reprises, et sans état d’âme, avec Kiev), pis, de donner un violent coup de canif au contrat qui les lie. Mais ces deux acteurs pragmatiques et avant tout soucieux de maintenir le cap de leur croissance n’auraient sans doute pas intérêt à compromettre leurs relations.

Le « chantage aux armes » pour exister et peser sur les négociations

Photo fournie par l'agence Sana, le 20 mai 2013, montrant des soldats syriens combattant à Qousseir (Sana/AFP)

Photo fournie par l’agence Sana, le 20 mai 2013, montrant des soldats syriens combattant à Qousseir (Sana/AFP)

Les raids israéliens du mois de mai 2013 contre les stocks d’armes de la Syrie ont été ressentis par les Russes comme un défi lancé à leur endroit, bénéficiant de l’aval américain. Moscou n’a pas tardé à y répondre en promettant d’accroître son aide à Damas et en s’exécutant aussitôt. Les Russes abhorrent depuis toujours l’attitude américaine et israélienne qu’ils jugent arrogante et accusent de violer effrontément le droit international sans jamais être tenus de rendre des comptes. Cette manière d’imposer leurs valeurs et de défendre leurs intérêts par la force rappelle aux Russes des épisodes peu glorieux de la guerre froide et les manœuvres de l’OTAN citées précédemment mais dont la progression semble (pour l’instant) gelée aux portes du Caucase depuis la contre-offensive russe en Géorgie et le gel de la demande d’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN (ce pays préférant opter à la place pour un statut « hors bloc », par décision de son président pro-russe Viktor Ianoukovytch). Quant à la Géorgie dirigée par un gouvernement pro-occidental, promise à une intégration à l’Alliance atlantique depuis le sommet de l’Otan à Bucarest, elle pourra encore constituer à l’avenir une source de tension et avoir de grandes répercussions sur les relations entre Washington et Moscou. L’autre pomme de discorde concerne le déploiement du bouclier antimissile en Europe qui constitue, malgré la décision américaine de renoncer à l’implantation des missiles intercepteurs en Pologne, toujours une menace pour le potentiel de dissuasion nucléaire de la Russie. L’ Amérique retardera sans doute la mise en œuvre de ces décisions le temps qu’il faudra pour faciliter le traitement d’autres volets plus urgents de négociation où la voix de la Russie pèse incontestablement. Moscou a répondu aux raids israéliens du début du mois de mai 2013 par la livraison de missiles de croisière « Yakhont » à la Syrie, dotés pour la première fois de puissants radars. Ce matériel est de nature à compliquer l’instauration éventuelle d’une zone d’interdiction de survol depuis des navires de guerre. L’autre peur d’Israël et des États-Unis est de voir la Russie honorer son contrat avec Damas, ou pire, à l’Iran, en leur livrant des batteries de défense antiaériennes S-300, réputées pour leur précision, leur large rayon d’action et leur aptitude à frapper douze cibles à la fois. Leurs caractéristiques techniques compliqueraient fortement une possible offensive aérienne. Moscou avait déjà procédé, sous la pression américaine, à l’annulation du contrat de vente de ces missiles de défense en 2007 à l’Iran alors que rien ne l’y contraignait juridiquement, puisque les limitations incluses dans les sanctions onusiennes ne concernent pas les armes défensives. Cette « question du S-300 » revient de façon cyclique et tourne presque au psychodrame. Cela permet à Moscou de jouer sur les nerfs du tandem israélo-américain et de prouver qu’il peut décider de la tournure que prendront les événements, mais sans aller plus loin. En 2008, Israël avait offert, en guise de bonne volonté, le transfert de la métochie Saint-Serge de Jérusalem à la patrie-mère de ses fondateurs, et l’arrêt de sa coopération militaire avec la Géorgie, en échange de l’abstention russe d’armer l’Iran et la Syrie. Aujourd’hui, l’on reparle de la livraison possible de ces fameuses batteries de défense antimissiles S-300 dont la présence en Syrie pourrait modifier l’équilibre des forces. Moscou livre déjà des armes à caractère défensif à Damas avec l’autorisation américaine et israélienne, mais il est cependant très peu probable que les Russes oseront livrer ces batteries S-300 ultra-sophistiquées qui bouleverseraient les plans occidentaux, changeraient même les enjeux et les termes des négociations futures sur le nucléaire iranien. À l’heure où le régime syrien reprend lentement le dessus sur le terrain, la Russie n’a, en outre, aucun intérêt à ce qu’Israël déclenche une guerre contre la Syrie qui pourrait rapidement inverser la tendance et précipiter la chute d’Al-Assad.

Le spectre de la partition syrienne et du repli communautaire

Un scénario de redécoupage confessionnel de la Syrie est une possibilité de plus en plus évoquée, donnant lieu à toutes les suppositions. Sera-t-elle envisagée comme partie d’une solution équitable lors de la prochaine conférence internationale organisée par Moscou et Washington? La partition est un compromis que l’opposition syrienne comme le régime de Damas ont longtemps exclu, chacun étant déterminé à « libérer toute la Syrie ». Le régime bannit ce mot de son vocabulaire, par principe, refusant de concéder quoi que ce soit à des rebelles qu’il qualifie de « terroristes » et de laisser un nouveau « Sykes-Picot » – ambition cachée, selon lui, des États qui ont orchestré cette agression contre la Syrie – prendre forme un siècle après le crève-cœur des nationalistes arabes que fut l’abandon du rêve de la « Grande Syrie ». L’ Arabie saoudite, quant à elle, rêverait de voir s’installer un pseudo-émirat salafi vassal en plein milieu de l’arc chiite, tandis que le Qatar lui préfèrerait l’établissement d’un gouvernement des Frères musulmans, historiquement mieux implantés en Syrie. Salafistes ou Frères musulmans, il s’agit d’un scénario inimaginable pour l’Iran et ses alliés chiites arabes prêts à tenter le tout pour le tout pour empêcher sa réalisation. Damas et ses alliés russes, iraniens et libanais hezbollahis se sont néanmoins préparés à plusieurs scénarios alternatifs et aux plans y afférents. Acculé à une partition officielle de la Syrie (le pays l’est déjà de facto) et de la création/consolidation subséquente d’un « État alaouite » – option présentée par certains analystes comme « inévitable » et « vitale » pour Bashar al-Assad en cas de débandade -, le régime pourrait toutefois bénéficier d’une certaine sûreté grâce à ses indéfectibles alliés. Par ailleurs, un repli communautaire ne serait que l’ultime variante du plan B (mis en œuvre en cas de partition de jure du territoire) et non la première. Même si ses troupes échouaient à reconquérir l’intégralité des régions du sud (limitrophes de la Jordanie) et du nord (à la frontière turque) contrôlées par des conseils locaux de la révolution syrienne formés, financés et équipés par les Américains, les Arabes et Turcs, aucun indice ne permet d’affirmer que le régime se rabattrait sur une stratégie d’ »alaouisation » ou d »‘épuration » ethno-confessionnelle des territoires placés sous son autorité. Un tel choix relèverait d’une vision à courte vue qui pourrait faire perdre au clan Al-Assad les dernières loyautés qu’il lui reste au sein de la bourgeoisie sunnite de Damas et des communautés chrétiennes et kurdes. Ce calcul lui serait fatal politiquement, car en se plaçant comme le président d’une communauté séparée des autres ou dominante, Al-Assad compromettrait le rebond politique qu’il escompte pour les élections présidentielles de 2014, d’autant qu’il a jusqu’ici conservé une rhétorique unitaire, même aux heures les plus difficiles pour son régime.

Carte des infrastructures gazières et pétrolières de la Syrie (2011).

Carte des infrastructures gazières et pétrolières de la Syrie (2011). [agrandissement possible en cliquant]

Alaouisme, intégrité nationale, croissant chiite et « gaz islamique » : enjeux, intérêts et dilemmes

L’inscription du Baas syrien dans une perspective intégrationniste, réfractaire à toute idée de séparatisme sur des lignes confessionnelles, est l’un des rares principes ayant survécu à son dévoiement précoce vers l’autoritarisme répressif. L’imminence et l’ampleur alléguées d’un processus « d’alaouisation » ne font pas l’unanimité parmi les spécialistes. Les tenants d’une vision réductionniste qui postulait déjà bien avant la guerre l’unité organique entre le pouvoir syrien et l’alaouisme, sont actuellement les plus enclins à agiter cette thèse. Leur lecture pessimiste voudrait que la composition majoritairement sunnite de l’opposition armée prédestine les alaouites, minoritaires dans le pays, à une réaction politico-sectaire radicale. D’autres voix, plus nuancées ou mesurées, insistent sur la mixité confessionnelle qui subsiste à la fois au sein du clan au pouvoir, dans le soutien populaire à Bashar al-Assad, dans l’armée loyaliste et des forces paramilitaires qu’il a mises en place. Si l’armée reste encore, à ce jour, relativement mixte malgré les nombreuses défections de soldats sunnites, ses instances dirigeantes sont très probablement dominées par les caciques du Baas de confession alaouite, suppléés par des Pasdarans très impliqués dans les manœuvres, mais aussi par des conseillers militaires russes. « Tournant alaouiste » à venir ou non, le régime syrien ne saurait, par réalisme, se satisfaire longtemps des frontières de l’État alaouite tel qu’il exista entre 1922 et 1936, avant son intégration dans la Syrie, au risque d’ébranler les fondations du parti-État, sa légitimité, et de cautionner implicitement le fait accompli que constitue la superposition, à son désavantage, des fractures territoriales, politiques et confessionnelles. Ce réduit alaouite a l’avantage majeur de bénéficier du seul débouché maritime du pays, d’abriter la base navale russe de Tartous, d’autres installations militaires syriennes ainsi que des raffineries. Mais plus important encore demeure le rattachement de ce littoral à l’axe « Alep-Homs-Damas » qui traverse la « Syrie utile » et descend jusqu’à Deraa (au Sud), en bordure du plateau du Golan. La région de Homs est la principale voie d’approvisionnement entre les villes portuaires et les grandes agglomérations sur laquelle l’armée concentre actuellement ses opérations. L’une des villes de ce gouvernorat, Qousseir[4], reliant la plaine de la Békaa (Nord Liban) aux principales villes de l’ouest syrien, a été récemment le théâtre d’un opération menée par les forces du régime et les combattants du Hezbollah. La maîtrise/sécurisation de cette zone répond à plusieurs objectifs (dans le désordre) : protéger les habitants chiites des villages de Qousseir subissant des attaques, bloquer le flux d’armes et de combattants à la rébellion sunnite à partir du Nord Liban, permettre au régime de reconstituer ses forces et de repartir rapidement à l’assaut des axes encore tenus par la rébellion, en intensifiant et en améliorant la précision des bombardements. L’armée syrienne, qui s’était laissée déborder au début de l’offensive, revient à une stratégie plus rationnelle, économise désormais ses forces et les concentre sur les axes de la « Syrie utile », ratissant méthodiquement chaque quartier et ville à reconquérir. Le régime peut essayer de gagner du temps sur la scène diplomatique mais certainement pas se permettre d’en perdre sur le front. Quand bien même le régime créerait un État alaouite élargi, d’Ouest en Est, ce choix ne serait pas vécu comme une grande victoire par le régime, ni comme un fin en soi. Cette solution provisoire engloberait certes les zones les plus stratégiques en plus du fief alaouite (au nord du Liban, incluant Lattaquié et Tartous), mais les couperait de l’Irak et les éloignerait de l’Iran. Une telle perte impliquerait le renoncement au contrôle des principaux gisements de gaz et de pétrole situés au centre et au nord-est de la Syrie, ainsi qu’à un réseau de gazoducs dont le futur et prometteur « gazoduc islamique », voie d’acheminement de 110 millions de mètres cubes de gaz naturel iranien vers l’Europe destiné à passer par l’Irak, la Syrie, le Sud-Liban et le bassin méditerranéen. L’on comprend dès lors que, dans ce bras de fer, l’enjeu et les perspectives d’une « géopolitique du gaz chiite » entrant en concurrence avec un autre projet arabe du même ordre initié par le Qatar, troisième plus grande réserve de gaz de la planète (après la Russie et l’Iran), ne constituent pas une donnée mineure dans l’analyse des faits même si elle n’est pas la seule motivation de la Turquie et des monarchies arabes à vouloir se débarrasser de B. al-Assad. Les Turcs et les Qataris ambitionnaient, en effet, de construire un pipeline reliant leurs territoires et traversant la Syrie, et l’idée de placer à Damas un régime islamiste des Frères musulmans, confrérie proche idéologiquement et bénéficiant du soutien des deux gouvernements, était pour eux alléchante à plus d’un titre. Dans ce scénario idéal, le pipeline aurait été ensuite connecté au pipeline Nabucco pour desservir l’Europe en contournant le russe Gazprom. Cela n’aurait été que la première pierre d’un vaste réseau gazier au Levant et en Mésopotamie où l’intégration politico-économique des pays arabes se serait alors réalisée par les « tubes sunnites ». Dans ce système, le Qatar aurait été le premier fournisseur. Un projet contrarié par le refus de Bashar al-Assad de porter atteinte aux intérêts de son allié russe, et qui aurait pesé dans la décision du Qatar d’œuvrer à sa chute. Le fort potentiel gazier de la Syrie et de l’arc chiite n’a pas échappé non plus aux calculs de la Russie et du géant Gazprom, mais préserver le régime syrien offre surtout à Moscou, dans l’immédiat, la garantie que son monopole européen ne sera pas menacé par son rival qatari ou que ses revenus ne diminueront pas de façon substantielle.

Les Russes et les chiites, une histoire faite pour durer?

Le ministre-adjoint aux Affaires étrangères russes Bogdanov lors de sa visite au Liban. Face à lui, le secrétaire général du Hezbollah, Sayyed Hassan Nasrallah

Le ministre-adjoint aux Affaires étrangères russes Mikhaïl Bogdanov lors d’une visite au Liban le 28 avril 2013. Face à lui, le secrétaire général du Hezbollah, Sayyed Hassan Nasrallah (photo : Al Manar).

Avant de pouvoir envisager la maîtrise totale du territoire syrien et l’exploitation de ses réserves gazières et pétrolières, encore faut-il que l’armée loyaliste syrienne (ou ce qu’il en reste) commence par libérer intégralement la Syrie utile puis interdire durablement l’accès de la totalité de ses régions du Nord-Est aux rebelles et jihadistes et qui sont les plus riches en hydrocarbures. La difficile prise de Qousseir éclaire la ténacité de la rébellion et l’ampleur de la tâche qui attend l’armée et ses supplétifs, dont les effectifs ne sont pas illimités, sur un très vaste territoire. Même en cas d’accord de cessez-le-feu arraché au terme des prochaines rencontres diplomatiques organisées sous l’égide de Washington et de Moscou, la dynamique de renforcement militaire du régime syrien engagée par la Russie ne devrait pas s’arrêter, et même se poursuivre au-delà de la reconquête effective du territoire. Un statu quo ne sera probablement pas respecté à en croire les déclarations du régime, actuellement revigoré et rasséréné par l’accumulation de revers que connaît la rébellion. Moscou et Damas s’appliqueront à ne pas lui laisser le temps de se refaire. A l’heure actuelle, Damas ne peut empêcher les flux d’armes et de combattants salafistes traversant les frontières jordanienne, turque et irakienne, mais les flux provenant du nord (via la Turquie) vont probablement se tasser dans les semaines à venir car Ankara, sonnée par son récent attentat et devant faire face au mécontentement de son peuple, va certainement devoir prendre des mesures plus restrictives pour sécuriser la zone et réduire l’afflux de jihadistes et de réfugiés devenus une source de problèmes pour lui.
L’expérience de coopération globale que les Russes ont vécue avec les régimes chiite d’Iran [5] et alaouite de Syrie a été fructueuse et constante depuis treize ans en dépit de quelques petites fausses notes avec l’Iran, mais sans grande incidence. Son soutien politique lui a permis de continuer à tenir le rôle, certes parfois surfait, de « grande puissance protectrice ». La Russie, la Syrie, l’Iran et le Hezbollah partagent la même défiance ou détestation (réciproque) vis-à-vis du Qatar et de l’Arabie saoudite. La première accuse les monarchies du Golfe de propager l’islamisme radical dans la région, dans le Caucase et dans le monde; les autres de vouloir annihiler la résistance panarabe et islamo-révolutionnaire et de faire le jeu des sionistes et de l’Amérique en désignant l’Iran et les chiites comme des ennemis mortels, bien plus dangereux qu’Israël. Par-dessus tout, ces quatre acteurs sont liés par une même volonté d’endiguer l’hégémonisme américain et de contrecarrer ses projets dans la région. Tous les grands dossiers proche-orientaux ne revêtent pas la même importance aux yeux de Moscou. Par exemple, celui-ci s’est peu à peu désintéressé du problème palestinien et de la création d’un État indépendant dont il estime l’avenir définitivement compromis par la désintégration des territoires occupés, conséquence de la politique de colonisation accélérée et ininterrompue du gouvernement israélien. Même si les chiites sont conscients de conférer à Moscou un pouvoir de négociation qu’il n’aurait pas autrement et donc de représenter une monnaie d’échange pour lui dans ce Grand jeu régional, ils bénéficient en contrepartie d’un allié diplomatique et militaire de poids, à même de rééquilibrer la donne et de leur éviter d’être seuls dans leur combat. L’alliance est conjoncturelle, mais les intérêts communs sont suffisamment prééminents et équilibrés pour effacer ponctuellement les divergences et la méfiance relative qui anime chacun. Tout alliés qu’ils soient, le Hezbollah n’a jamais vraiment eu une confiance totale en Damas – ce qui est le cas de la plupart des dirigeants et partis libanais ayant gardé un mauvais souvenir de la longue et douloureuse période d’occupation syrienne au Liban – , et la Russie soutient l’Iran en restant vigilante vis-à-vis de l’évolution de son régime et de l’usage que celui-ci fera de la technologie nucléaire en voie d’acquisition. Moscou a choisi tacitement de s’allier avec les chiites, minorité confessionnelle longtemps marginalisée et persécutée au sein de l’Islam sunnite majoritaire, et ayant la particularité d’être, en Iran et au Levant, le fer de lance du concept de résistance islamique post-nasserienne contre Israël dans un espace arabe capitulateur. Le Hezbollah libanais a su capitaliser sur son titre prestigieux de « libérateur » du Liban du Sud en 2000 et de « tombeur » de Tsahal en 2006. Une image glorieuse qui sort passablement effritée de son soutien actif au régime autoritaire d’Al-Assad dans sa guerre contre-insurrectionnelle aux contours et à l’aboutissement encore incertains. L’implication tardive du Hezbollah en Syrie a, en effet, divisé les opinions arabes et lui a fait perdre beaucoup de sympathies dans la région. Il s’est agi d’une décision délicate mais essentielle à la survie de sa branche armée. Car privé de cet allié syrien qui concourt au maintien de ses capacités stratégiques, le Hezbollah se verrait contraint de renoncer à terme à ce qui fait sa particularité, sa force et sa raison d’être, ébranlant du même coup sa branche politique. Entre son existence et sa popularité à l’extérieur, sa Direction a, semble-t-il, choisi. La contribution du Hezbollah à une éventuelle victoire d’Al-Assad sur le champ de bataille (que d’aucuns semblent prendre pour acquise) pourrait rejaillir positivement sur Moscou, l’auréolant du statut de défenseur des minorités ethniques et religieuses d’Orient (notamment chrétiennes, oubliées, persécutées et menacés d’extinction) contre les complots de nations impérialistes occidentales prêtes à les sacrifier sur l’autel de leurs intérêts géopolitiques et économiques, sous le prétexte de libération et de démocratisation. Cette vision d’une « alliance russo-chiite résistant farouchement aux plans impérialistes américano-israélo-sunnites » permettrait à la Russie de revenir par la grande porte, même si, au delà de cet épisode « héroïque », elle devrait probablement poursuivre dans la région un agenda politique plus prosaïque.

Le spectre de la contagion syrienne et de l’expansionnisme chiite au Liban

L'armée libanaise a dû déployer ses troupes pour mettre fin aux combats de rue qui ont éclaté à Tripoli (Liban du Nord) depuis le 19 mai entre des sunnites pro-opposition syrienne du quartier de Bab el-Tebbaneh et des alaouites pro-Damas de Jabal Mohsen, faisant 20 morts et une centaine de blessés (photo : Press Tv).

L’armée libanaise a dû déployer ses troupes pour mettre fin aux combats de rue qui ont éclaté à Tripoli (Liban du Nord) le 19 mai 2013 entre des sunnites pro-opposition syrienne du quartier de Bab el-Tebbaneh et des alaouites pro-Damas de Jabal Mohsen, faisant 20 morts et une centaine de blessés. Ces accrochages violents sont la conséquence de l’importation du conflit syrien au Liban (photo : Press Tv).

La Russie soutiendra-t-elle Damas jusqu’au bout, quelle que soit l’évolution de la situation, au mépris de la réalité? Moscou est en train de tenter l’un des plus importants coups de poker de son histoire contemporaine, mais reste un acteur pragmatique, comme nous l’avons dit plus haut. Ses prochains choix seront cruciaux, car susceptibles d’influer sur la physionomie géopolitique du Levant, en particulier du Liban, pays pouvant être le plus sévèrement touché par de brutales métamorphoses. Un constat s’impose : défaite ou victoire (tout au moins militaire) du régime d’Al-Assad, la polarisation de la société libanaise est à son apogée. Rien ne sera plus comme avant (ou avant longtemps) entre les Libanais chiites pro-Hezbollah et sunnites « quatorze-marsistes » en confrontation politico-idéologique et parfois physique dans ce conflit. Des Libanais sunnites, dont on ignore le nombre exact, combattent en Syrie aux côtés des rebelles syriens contre l’armée syrienne et ses renforts du Hezbollah. Le divorce est sur le point d’être consommé, et le climat politique libanais, déjà exécrable depuis presque une décennie, d’en être que plus durement et durablement affecté. Si, d’aventure, le régime syrien se voyait dans l’incapacité de reprendre ultérieurement les zones du Nord et du Sud-ouest de la Syrie contrôlées par les rebelles (hypothèse que le progression actuelle de l’armée syrienne et la reprise des principales villes du centre semble atténuer), le poussant à se rétracter, et qu’au même moment, la guerre syrienne s’invitait au Liban, se propageant des quartiers pauvres de Tripoli à l’ensemble du territoire malgré les efforts des parties locales pour contenir la contagion ; alors les options les plus « modérées » ou les moins radicales s’amenuiseraient considérablement pour tous les acteurs du conflit. Un État syrien baas-alaouite constitué des territoires déjà reconquis par les forces régulières syriennes, entourant le Liban au Nord, à l’Est et au Sud-Est, ne relèverait peut-être plus du fantasme mais bien d’une nécessité de survie pour le régime de Damas. Mis au pied du mur dans son propre pays, un Hezbollah aux aguets pourrait aussi décider d’opter pour des choix sécuritaires drastiques en créant son propre État au Liban (hypothèse au demeurant fort peu probable, sauf éclatement d’une guerre civile féroce et sans issue évidente opposant chiites et sunnites). Ce nouvel État à l’intérieur du Liban viendrait alors doubler ladite « ceinture syro-alaouite ». Les chiites, lourdement armés et exerçant un contrôle accru sur une bande allant de Tyr jusqu’à la Plaine de la Békaa, pourraient être tentés de créer une contiguïté territoriale avec le Nord-Ouest syrien après avoir empêché la fermeture des lignes d’approvisionnement majeures pour le Hezbollah (Homs et Damas) et interdit l’utilisation de la région du Liban du Nord (les localités de Wadi Khaled au Nord-Ouest et Aarsal au Nord-Est entre autres) comme base arrière pour les rebelles syriens jouissant de l’appui de Libanais sunnites du Nord. Dans cette hypothèse, des  déplacements/échanges de populations  pourraient advenir dans une optique de séparation définitive et d’homogénéisation, de même que le Liban ne serait probablement pas épargné, pendant cette transformation du pays, par des violences à caractère confessionnel et sectaire comme celles survenues dans les quartiers majoritairement sunnites du Sud de Baniyas, en pays alaouite, où des milices loyales à Bashar al-Assad ont été accusées de se livrer à des exécutions ethno-religieuses. À défaut d’une consolidation du « croissant chiite » régional, cassé pour le moment de facto, se formerait une double ceinture, syro-alaouite à l’extérieur des frontières libanaises, libano-chiite à l’intérieur. Le Liban se réduirait alors comme une peau de chagrin. Ce qu’il resterait à terme comme portion neutre et indépendante de ce minuscule pays serait à peine plus vaste que le Petit-Liban d’avant 1920. De cette recomposition resserrée et radicalisée, les communautés chrétiennes seraient évidemment les grandes perdantes, et leur avenir fortement hypothéqué, d’autant plus que la frange sunnite modérée, majoritaire dans le pays, servant de « tampon » et non (encore) engagé dans ce conflit à la fois politico-confessionnel et armé, perdrait inévitablement du terrain au profit d’une pensée et de groupes sunnites radicaux que l’Arabie saoudite et le Qatar – qui n’auraient plus rien à perdre – soutiendraient et armeraient de plus belle contre les chiites. Dans cette configuration chaotique, les transits d’armes russes à destination des Syriens et des Libanais chiites seraient grandement facilités et renforcés, au grand dam d’Israël et de Washington.

Contagion syrienne, haines et divisions sectaires : le réalisme libanais à toute épreuve ?

La « colonisation chiite rampante », menée pour le compte de Téhéran, n’est pas une accusation récente de la part des opposants du Hezbollah libanais. Depuis 2007, des leaders chrétiens et druzes appartenant au Mouvement du 14 mars alertent fréquemment l’opinion contre les achats massifs d’énormes superficies de terrains par des businessmen chiites opérant sous des pseudonymes dans les cazas (districts) d’Aley, de Jezzine et du Chouf situés au Sud-Est de Beyrouth et qui présideraient, selon eux, à un plan de « jonction » envisageable à terme entre « l’Etat Hezbollah du Sud » et la Békaa, via la formation d’une ceinture chiite traversant les régions concernées [6]. En cas de situation de guerre civile ou d’apparition d’un double front (nord et sud) susceptible d’accentuer l’enclavement des forces du Hezbollah, le mouvement chiite pourrait tirer profit de la dynamique d’expansion géographique qu’il a enclenchée depuis des années, lui permettant de s’assurer un large contrôle du territoire, donc une profondeur stratégique entre les deux possibles lignes de front. Nonobstant les déclarations et hypothèses catastrophistes et paranoïaques, bien souvent politiquement motivées, il est permis de penser, à la fois sur la base des données qui structurent la société libanaise, de l’état des rapports de force, des informations reçues et de la communication émanant des deux camps en guerre en Syrie, que le régime de Bashar al-Assad a de grandes chances de survivre aux événements, quel que soit le scénario envisagé, et que le Liban ne devrait pas sombrer, malgré les tensions actuelles, dans une guerre civile. Sa population ne le souhaite pas et a tiré des leçons de son douloureux passé. La discorde est bannie des esprits et du vocabulaire des Libanais, d’autant que le déséquilibre des forces militaires entre sunnites et chiites pro-Hezbollah tournerait très vite à l’avantage des seconds. Le Liban, ne se relèverait sans doute pas d’une nouvelle guerre civile, de surcroît dans un contexte de surimmigration syrienne. Se soulever contre le « parti de Dieu » est un risque trop grand, une décision suicidaire que la communauté libanaise sunnite n’appuierait probablement pas (s’étant jusqu’à présent gardée d’encourager la violence sectaire et de mettre de l’huile sur le feu dans les moments de tension paroxystique). La grande majorité des sunnites habitant les agglomérations comme Beyrouth, Tripoli ou Saïda est pacifique et ne s’est pas, à ce jour, laissé happer par la « tentation salafiste » exercée par des religieux marginaux comme Ahmad al-Assir et des groupuscules dont la présence est résiduelle. Pour le Hezbollah, l’ouverture d’un second front intérieur libanais alors que ses combattants sont encore engagés en Syrie pou une durée indéterminée est l’un des pires et moins souhaitables scénarios guerriers. D’une part, au regard du symbole désastreux et de la dénaturation que cela représenterait pour un mouvement qui s’est structuré autour du patriotisme et de la solidarité arabe contre un seul ennemi commun, le « régime sioniste » ; d’autre part, pour des raisons purement stratégiques car en occupant plusieurs fronts simultanément, sa milice pourrait payer cher sa dispersion. Son entrée en guerre en Syrie a été une décision dictée par la nécessité et prise sans enthousiasme. Plus sa belligérance perdure, plus les pertes de l’organisation s’allongent et plus la concentration de ses forces et l’unité de son commandement – qui ont été des facteurs de son succès militaire sur le front le plus intense et risqué, la frontière sud avec Israël – sont retardées au profit de son ennemi juré, Israël, lequel peut être tenté de le prendre à tout moment par surprise. Quant à la Syrie, indépendamment de l’étendue du pouvoir du clan Assad et de la viabilité du système de gouvernement de demain (pays anarchique et morcelé, État centralisé ou fédération), la Russie pourrait choisir de sanctuariser le (ou les) territoire(s) de son allié en le plaçant sous son parapluie militaire, gênant ainsi un peu plus les plans de Tel Aviv, de Washington, d’Ankara et de Riyad. Mais à terme, les bénéfices que tirerait la Russie en soutenant un régime paria, bunkérisé dans une Syrie ingouvernable, isolé de la scène internationale, ployant sous le poids de très probables nouvelles sanctions occidentales et d’un embargo, harcelé par des factions rebelles et par le terrorisme, ne contrôlant qu’un peu moins de la moitié de son territoire, sans ses principaux gisements énergétiques exploitables, vaudraient-ils que Moscou s’obstine, s’isole de l’Occident et sacrifie son image internationale ? Il semblerait, toutefois, au vu de la tournure des événements, que la Russie soit encore très loin de ce cas de figure et qu’elle continuera d’adapter sa réponse en fonction de ses impératifs, de combiner diplomatie et soutien militaire, sans remettre en cause la ligne sur laquelle Vladmir Poutine semble intraitable : car lâcher le régime syrien équivaudrait, dans tous les cas, à une abdication face à Washington à laquelle ce dernier se refuse.

Chady Hage-Ali

Stratpolitix

[1] Zbigniew Brzezinski, Le grand échiquier, Paris, éditions Hachette Littérature, 2000.

[2] Jacques Sapir (dir.) et Jacques Piatigorsky (dir.), Le Grand Jeu, enjeux géopolitiques de l’Asie centrale, Paris, éditions Autrement, 2009, voir : <http://www.cairn.info/grand-jeu-xixe-siecle–9782746710887-p-161.htm>.

[3] Il s’agit d’un concept large, héritier du droit d’ingérence et précisé dans le rapport de la CIISE, sur lequel les États-Unis, l’OTAN, la France et la Grande Bretagne justifièrent leur intervention contre la Libye.

[4] pour en savoir davantage sur les relations entre la Russie et l’Iran, voir l’ouvrage de Clément Therme, Les Relations entre Téhéran et Moscou depuis 1979. Ed. PUF, 2012.

[5]Nadéra Bouazza« Syrie: Qousseir fait planer le spectre d’un statu quo », L’Express, 20/05/2013, <http://www.lexpress.fr/actualite/monde/syrie-qusair-fait-planer-le-spectre-d-un-statu-quo_1250254.html>.

[6] Christians, Druze question Hezbollah’s controversial land purchases, Ya Libnan, 04/01/2012, <http://www.yalibnan.com/2012/01/04/christians-druze-question-hezbollah%E2%80%99s-controversial-land-purchases/>.

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Syrie : options limitées et incertitudes majeures pour Washington

Le président syrien Bashar al-Assad, s'adressant à des soldats de l'armée à Baba Amr,  fief des rebelles situé dans la ville de Homs, sous contrôle de l'armée après plusieurs semaines de combats. (photo : SANA, 27 mars 2013)

Le président syrien Bashar al-Assad, s’adressant à des soldats de l’armée à Baba Amr, fief des rebelles situé dans la ville de Homs, sous contrôle de l’armée après plusieurs semaines de combats. (crédit photo : SANA, 27 mars 2013)

La constance pour pallier l’impuissance

Tandis que les opinions mondiales scrutent, dissèquent, les moindres signes avant-coureurs d’une escalade du conflit syrien, l’Amérique continue d’observer une ligne constante, se montrant fidèle à une doctrine d’intervention revenue depuis 2009 à une certaine orthodoxie. L’administration Obama n’entrevoit pas encore de motif suffisant pour s’écarter de ses fondamentaux en intervenant directement dans ce conflit, bien qu’elle prétende n’exclure aucune option depuis la révélation d’un possible emploi d’armes chimiques par le régime de Damas. Une information vague et hésitante que les observateurs ont cru, à tort, susceptible de changer la donne [1]. Or, quel que soit le degré de certitude, les éléments de langage actuels de Washington ne présupposent pas une volonté de recourir à la force et renseignent encore moins sur la manière dont l’Amérique procèderait le cas échéant. L’éventail d’options dont elle dispose est limité, incluant, par ordre de probabilité, une zone d’exclusion aérienne, la livraison d’armes aux rebelles (qui divise l’opinion, tant l’insurrection originelle a muté et s’est islamisée), des frappes ciblées par des missiles mer-sol ou – option la moins probable de toutes – l’envoi de troupes au sol qui pourraient très rapidement s’y embourber. Aucune option militaire n’est, pour l’heure, satisfaisante, surtout en tenant compte de l’incapacité des analystes américains à prévoir la riposte de Damas et de ses alliés, ainsi que les conséquences qui en découleraient. Le brouillard est total, l’impuissance palpable. La reculade de Washington sur les armes chimiques tend à confirmer que s’il est une « ligne rouge » absolue pour les États-Unis et Israël, celle-ci se situe encore dans un Iran possédant la bombe atomique.

Carte de la Syrie (source : site Unimaps))

Carte de la Syrie (source : site Unimaps)

Les arguments justifiant le refus du président Obama de jeter ses forces dans la bataille syrienne sont nombreuses, claires et cohérentes avec sa ligne doctrinaire de « la guerre nécessaire ». En effet, aucun des deux cas de figure principaux devant justifier le déclenchement d’une intervention militaire de grande ampleur, à savoir « une menace directe sur la sécurité des États-Unis » ou « une menace sur ses intérêts et ses valeurs » (bien que chaque notion recouvre un champ interprétatif très large et ouvert, et des mesures variables d’une administration US à l’autre) n’émane du gouvernement syrien ou de la zone d’action concernée. En l’absence de menace concrète ou émergente, entrer en guerre contre la Syrie n’est pas une décision jugée nécessaire, pertinente et utile. D’autre part, une telle décision enrayerait la dynamique de désengagement enclenchée par B. Obama depuis le retrait des troupes d’Irak. L’ Amérique préfère se concentrer sur les dossiers où ses intérêts et ceux d’Israël sont jugés autrement plus importants. Ceux-ci ne se situent pas en Syrie, « ventre mou » de l’axe irano-chiite, allant de Téhéran au Hezbollah libanais, bien que le régime de Bashar al Assad n’en demeure pas moins une pièce maîtresse, d’un point de vue logistique, dans le dispositif de défense (ou l’espace vital de sécurité) de l’Iran. Militairement, ce régime représente un point névralgique mais pas un point décisif pour l’emporter contre l’Iran. Jusqu’à présent, Washington et Israël ont identifié moins d’avantages que d’inconvénients et d’incertitudes à employer la force contre Damas. D’un point de vue opérationnel et pratique, une intervention américaine ou israélienne risquerait d’ajouter à la confusion actuelle, d’internationaliser le conflit, et l’Amérique hériterait à la chute du régime alaouite d’une charge qu’elle ne souhaite pas endosser : la reconstruction du pays, laborieuse et incertaine, dans une atmosphère de chaos, de rancœur et de violence paroxystique dont ses soldats ne tarderaient pas à faire les frais. L’intérêt d’une belligérance est donc limité pour Washington mais les conséquences dramatiques d’un énième aventurisme guerrier pourraient être immenses pour la région. Le général Martin Dempsey, chef d’état-major des armées des États-Unis, et à ce titre, principal conseiller militaire du président Obama, a confié le 9 avril 2013 sur la chaîne Alhurra craindre que la Syrie ne devienne un conflit gelé (« frozen conflict« ), autrement dit un pays en état de guerre permanent. Il maintient l’idée que l’usage de la force ne garantirait pas la fin des violences sectaires entre les Syriens, ni ne paverait la voie à la réconciliation et à la stabilité. Deux exemples de l’histoire récente lui donnent raison et dissuadent Washington de participer au conflit : la guerre civile libanaise et l’occupation de l’Irak. Dans les deux cas, l’unité nationale n’a jamais vraiment été recouvrée, la phase de reconstruction fut lente et erratique, la réconciliation négligée ou occultée, et les rares succès politiques et sociaux enregistrés, inégaux et fragiles ; sans parler du terrorisme qui fait quotidiennement de nombreuses victimes en Irak.

Les intérêts géo-sécuritaires d’Israël en question

Le principal souci (ou obsession) d’Israël reste l’évolution du mouvement libanais chiite Hezbollah, son ennemi frontalier et le plus solide avant-poste iranien. L’ Amérique, de son côté, souhaite avoir jusqu’au bout les coudées franches dans sa confrontation diplomatique avec Téhéran. Depuis deux ans, l’administration Obama s’est employée à convaincre le gouvernement Netanyahou de lui déléguer cette tâche. Les récentes visites de l’équipe Obama II en Israël ont avant tout servi à apporter des assurances à Tel Aviv quant à la volonté et la capacité de Washington à gérer le dossier iranien de bout en bout. Certes, priver l’Iran et le Hezbollah d’un allié de poids comme Damas qui assure régulièrement le transit par son territoire d’armes et de missiles iraniens destinés à la milice chiite, serait une perspective alléchante. Cela dit, rien ne presse pour l’heure car, en dépit d’un pacte de défense unissant cette troïka (Téhéran/Hezbollah/Damas) chiite et alaouite depuis 2006, la Syrie ne s’est jamais hasardée, dans tous les conflits qui ont opposé son allié Hezbollah à Israël, à participer directement aux hostilités. L’ État hébreu s’est toujours méfié de la parole des Al-Assad, père et fils, sans que leur défiance réciproque n’ait jamais conduit à un face-à-face armé ou constitué un obstacle pour négocier avec ce régime tout au long de l’occupation syrienne au Liban. En mai 2008, des pourparlers de paix secrets avaient été engagés sous les auspices du premier ministre turc Recep Tayipp Erdogan, dont les termes portaient principalement sur la possible rétrocession du plateau du Golan occupé par Israël depuis 1967 en échange d’un accord de paix définitif entre les deux États. Mais les pourparlers furent suspendus après le déclenchement en décembre 2008 de l’opération « Plomb durci » dans la bande de Gaza [2]. À l’heure actuelle, au terme de presque trois années de guerre contre-insurrectionnelle en Syrie qui ont entamé ses capacités militaires déjà jugées modestes avant le début du conflit, la Syrie n’a clairement pas les moyens d’une guerre ouverte avec Israël[3].

Un chasseur F-15 Eagle décollant d'une base aérienne israélienne, le 19 novembre 2012 (photo : Jack Guez / AFP, via Getty)

Un chasseur F-15 Eagle décollant d’une base aérienne israélienne, le 19 novembre 2012 (photo : Jack Guez / AFP, via Getty)

La chute de Bashar al-Assad est un scénario qui ne déplairait pas à l’État hébreu, même si celui-ci peut encore très bien s’accommoder du pouvoir alaouite comme il a su le faire depuis près de quarante ans. Indépendamment des tensions qui jalonnent ses relations avec Damas, Israël a démontré sa détermination constante et sa capacité à neutraliser, en silence, sans délai ni autorisation, en temps de temps de guerre comme de cessez-le-feu, les flux d’armes destinées au Hezbollah, transitant dans la région et sa périphérie par voie maritime ou terrestre. Depuis le déclenchement du conflit syrien, l’Iran évite de passer par l’aéroport de Damas régulièrement bombardé par les opposants au régime et utilise d’autres circuits pour procéder à la livraison d’armes. Les deux raids aériens israéliens en Syrie, menés respectivement le vendredi 3 et le dimanche 5 mai 2013, ne dénotent pas encore clairement une envie israélienne de s’immiscer dans le conflit [4] mais ont toutefois valeur d’avertissement adressé aux Syriens, au Hezbollah et à ceux qui les soutiennent : la« neutralité» qu’Israël revendique ne lui fait pas le moins du monde baisser la garde, et son armée se réserve le droit d’intervenir contre tout ce qui pourrait renforcer le mouvement chiite ou d’autres groupes palestiniens. Damas pourrait effectivement être tenté, pour remercier le parti chiite de son soutien désormais « officiel » à sa guerre contre les rebelles, de lui fournir un nombre bien plus important d’armes et de matériels sensibles que par le passé.

Les Israéliens n’ont jamais hésité à mener des attaques préventives contre des installations ou des convois jugés dangereux pour leur sécurité nationale. Leur position est claire et inchangée depuis la guerre du Kippour en 1973 : maintenir la suprématie militaire régionale de l’État hébreu, quoi qu’il en coûte, et interdire par tous les moyens (diplomatiques, politiques et surtout militaires) tout ce qui pourrait changer l’équilibre stratégique dans la région. De la destruction du réacteur d’Osirak (le 7 juin 1981 en Irak) à celui de Deir-es-Zor (le 6 septembre 2007, en Syrie), toute attaque procède du même principe immuable. Lors de la révélation du raid de septembre 2007, la Syrie avait nié l’existence de cette installation nucléaire, et il n’y eut pas la moindre représaille de sa part, ni de celle du Hezbollah ni de l’Iran. Le raid israélien de mai 2013 n’est pas le premier à survenir depuis le déclenchement du conflit en Syrie, dans la région de Jamraya (au nord-ouest de Damas, à une dizaine de kilomètres de la frontière libanaise). Le 31 janvier 2013, un convoi à proximité d’un centre de recherche de cette région avait subi une frappe « chirurgicale » de l’aviation israélienne. Celui-ci aurait pu transporter des substances chimiques ou bactériologiques produites par ce centre de recherche et utilisables dans la fabrication d’armes de destruction massive. Mais aucun élément formel n’en a confirmé le contenu et l’identité du destinataire, supposé être le Hezbollah. Hors de la Syrie et du Proche-Orient, Israël poursuit la même logique qui ignore le principe de souveraineté nationale au profit de l’efficacité préventive. En témoigne un raid auparavant mené dans la soirée du 23 octobre 2012 contre l’usine de fabrication d’armes et de munitions de Yarmouk, au Soudan. Les opérations de sabotage et de destruction de matériels militaires, chimiques et nucléaires, voire d’élimination de scientifiques, menées par Tsahal et les services secrets israéliens ne sont pas systématiquement médiatisées. Celles-ci s’intègrent dans une « guerre clandestine » destinée à endiguer l’essor de l’Iran, à empêcher le développement de ses capacités offensives, incluant les armes nucléaires, mais également le transfert au Hezbollah d’armes de destruction massive et de vecteurs de longue portée. À chaque attaque préventive, Israël peut compter sur le « feu vert » et le soutien inconditionnel de Washington. Son dernier raid en Syrie ne fait pas exception à la règle. Des faits, rapportés par les médias depuis plus d’un an, semblent indiquer que c’est avant tout l’identité du destinataire final d’une cargaison militaire qui détermine la réaction (ou l’absence de réaction) d’Israël. En effet, en mars 2013, un navire syrien contenant 8500 tonnes d’armes et de missiles iraniens destinés au régime de Bashar al-Assad n’avait, selon toute vraisemblance, pas été véritablement inquiété voire intercepté par Tsahal tandis que sa traversée du Canal de Suez était annoncée par les médias. Cela suffit-il à conclure que la neutralisation n’est requise que si l’État major est parfaitement assuré que la cargaison est destinée au Hezbollah ? L’absence de réaction ou la « sélectivité » d’Israël pose en tous cas question.

Avec ou sans Bashar, Israël gagnant sur tous les tableaux

Combattants du Front Al Nosra. Photo : Agence France-Presse/ James Lawler Duggan). Le Front Al-Nostra a été inscrit par Washington dans la liste des organisations terroristes. La France propose également de la classer comme terroriste, afin d'en dissocier les éléments des autres forces de la Coalition nationale syrienne.

Combattants du Front Al Nosra (crédit photo : AFP/ James Lawler Duggan). Ce groupe jihadiste a été inscrit par Washington dans sa liste des organisations terroristes. La France propose également de la classer comme organisation terroriste au sens de l’ONU, afin de le dissocier des autres forces de la Coalition nationale syrienne que la France et la Grande Bretagne souhaitent soutenir militairement.

La nature des cibles syriennes détruites par l’aviation israélienne la semaine dernière n’a pas été clairement déterminée. Les dégâts et les pertes humaines seraient importants mais le nombre exact de victimes de ces frappes reste inconnu. Les cibles seraient, d’après la version israélienne que Damas et Téhéran démentent, des entrepôts abritant des missiles iraniens, de type Fateh A-110 (proches dans leur conception du « Zelzal »). Ces versions améliorées du SCUD ont une portée comprise entre 200 et 210 km et pourraient effectivement atteindre en profondeur le territoire israélien en étant tirées par dizaines à partir du Liban du Sud. L’état-major israélien a beau vouloir rassurer Damas sur le fait qu’il ne cherche pas à entrer en guerre et à modifier l’équilibre des forces, dans un sens ou dans l’autre, dans le conflit qui ravage le pays, il ne s’agit pas moins d’un acte d’agression. Le régime syrien a affirmé que trois positions militaires dont une unité de défense anti-aérienne ont été ciblées, faisant de nombreux morts et blessés parmi le personnel militaire. La parole israélienne pourrait être plus facilement mise en doute si cet acte ne s’inscrivait pas dans une tradition qui précède et dépasse le cadre du conflit syrien. L’ intervention israélienne est diversement appréciée. Ses effets sont contrastés. Assurément, de tels raids affaiblissent militairement le régime syrien, l’humilient en soulignant ses limites défensives et son inertie, mais placent également la Ligue arabe dans une position inconfortable et affaiblissent symboliquement l’opposition syrienne que le régime désigne depuis le début comme l’exécutante ou la « marionnette » des projets fomentés par l’axe americano-sioniste, les « traîtres » de la Ligue arabe et la Turquie.

Israël apparaît certes comme l’acteur régional le plus discret ou le moins tapageur (comparé à la Turquie) dans cette guerre par procuration qui est aussi une guerre des mots et des symboles. Au demeurant, la position de l’État hébreu est ambiguë. Souhaite-t-il à sa frontière nord-est un État syrien failli, morcelé en provinces contrôlées par des islamistes ou une dictature laïque hostile mais pas assez puissante pour l’inquiéter? Souhaite t-il que le conflit s’arrête avant sa régionalisation ou table-t-il sur le pourrissement maximum de la situation, avec l’engouffrement souhaitable du Hezbollah dans un nouveau front qui réduirait ses forces, sur fond d’exacerbation du clivage sunnite/chiite dans le monde arabe? Un scénario de guerre fratricide entre arabes et musulmans représenterait une rare aubaine pour Israël, qui en sortirait assurément grand gagnant (en postulant qu’il n’ait pas intérêt à ce que le conflit s’achève dès à présent). Voir la Syrie devenir un vaste sanctuaire d’islamistes n’est certes pas un scénario rassurant pour la population israélienne, mais la formation d’un hypothétique État (ou « califat ») sunnite, anti-chiite, faiblement armé, dépendant financièrement des Saoudiens et Qataris, principaux alliés arabes de Washington, représente une menace tout à fait contrôlable aux yeux d’Israël et des États-Unis. Si Israël peut assister, sans coup férir, à la fois à l’effondrement du régime syrien et à la dislocation des troupes du Hezbollah, il en récupèrera un sérieux avantage stratégique et psychologique sur l’Iran privé de ses deux seules entrées dans le monde arabe et moyens de riposte en cas de bombardement de ses sites nucléaires.

L’incertitude subsiste quant au rôle et à la stratégie qu’adoptera Israël prochainement en Syrie. Son attitude relève déjà d’une sorte de neutralité perfide. Il peut décider de multiplier les actes nuisibles à l’ennemi syrien en se cachant derrière l’excuse de la sécurité nationale, et en se défendant cyniquement de prendre parti dans le conflit. Israël peut encore profiter de l’incapacité du régime à engager une riposte contre lui, mais ces interférences auront à un moment ou un autre un coût et des effets difficilement prévisibles. Israël peut aussi décider de rester relativement en retrait et de se contenter de faire des reconnaissances aériennes au-dessus du Liban et de la Syrie. Quel que soit le sort du régime syrien, les perspectives pour Israël ne sont pas chamboulées. Au mieux pour l’État hébreu, le régime syrien tombe, l’axe chiite chancèle, se rétracte, sapant le moral des mollahs pour longtemps; au pire, le régime syrien se maintient et le statu quo globalement satisfaisant pour Israël qui a prévalu avant l’éclatement du conflit n’est pas remis en cause.

Au-delà de la lecture du champ de bataille

Infographie de l'agence Idé représentant la position des pays de la région vis-à-vis de la Syrie. Comme on peut le constater, Israël y est classé parmi les "pays hostiles à Damas", mais, contrairement à la Turquie, l'Arabie saoudite et le Qatar,  les discours officiels de l'État hébreu sont pour le moment teintés d'une neutralité prudente.

Infographie représentant la position des pays de la région vis-à-vis de la Syrie. Israël y est classé parmi les « pays hostiles à Damas », mais, contrairement à la Turquie, à l’Arabie saoudite et au Qatar, les discours officiels de l’État hébreu sont, pour le moment, empreints d’une « neutralité prudente », conditionnée par l’attitude du régime syrien : Israël enjoint Damas de s’abstenir de toute riposte contre son territoire qui le ferait intervenir dans le conflit. (Conception : Agence « IDÉ »).

La dimension majeure de ce conflit est géopolitique avant d’être militaire. Au sommet de la hiérarchie des acteurs, ce sont bel et bien l’Amérique, la Russie et la Chine qui détiennent les cartes et détermineront l’issue de la partie. Au second niveau, figurent l’Arabie, le Qatar, la Turquie et l’Iran. Les quatre sont des puissances diplomatiques régionales mais les deux premiers sont des tigres de papier placés sous le parapluie militaire américain, ne pouvant se prévaloir d’un niveau d’expertise comparable à celui des Iraniens dans la conduite d’opérations militaires. Enfin, le premier et plus faible niveau est composé par l’armée syrienne régulière, les déserteurs, les civils armés et les combattants étrangers aux motivations diverses que celle-ci affronte. Aucun de ces acteurs sur le terrain ne peut, à lui seul, décider de l’issue finale d’un conflit qui le dépasse. D’autres données stratégiques devraient sensiblement tempérer le zèle alarmiste et prophétique nourri de références à une « fitna » qui serait d’ores et déjà consommée entre les chiites et les sunnites, ou encore à une hypothétique cassure du «croissant chiite », point de départ d’une vague salafiste déferlant du « Bilad al chams » aux confins de la Mésopotamie. Ces hypothèses sont néanmoins plausibles et motivent d’ailleurs l’engagement désormais officiel du Hezbollah à la frontière-Est. Le mouvement chiite prend au sérieux la menace mais veille toutefois à garder une réponse graduée et proportionnée. Les chiites du Liban se sont montrés réticents dès le départ à se laisser entraîner dans une guerre régionale, prenant soin de ne pas accentuer le caractère confessionnel de la confrontation et de laisser la porte ouverte à de futures négociations avec les parrains sunnites des rebelles engagés en Syrie. Au Liban, le Hezbollah a longtemps gardé, à l’instar des autres responsables politiques, une position prudente dans ce conflit, et n’a, dans un premier temps, pas souhaité mêler ses hommes aux combats de rue opposant à Tripoli, de façon chronique, des habitants sunnites à des alaouites pro-régime. Les appels à la retenue étaient et restent unanimes de la part de l’ensemble de la classe politique libanaise. Le Hezbollah a pris la mesure des risques de voir la poudrière libanaise s’enflammer de nouveau, par importation du conflit syrien, et sait qu’il n’en sortirait certainement pas renforcé. Le parti chiite a notamment observé, imperturbable, l’émergence et le durcissement d’une opposition religieuse, verbale, à son encontre, en la personne de Cheikh Ahmad al-Asir, un imam salafiste libanais sorti de l’anonymat en fin 2011, qui revendique son indépendance politique et n’a, depuis sa première apparition publique, cessé de se livrer à des prêches virulents contre le parti chiite et ses plus éminents représentants, dont son secrétaire général, Hassan Nasrallah, et Mohammed Yazback, (représentant légal de l’ayatollah Khamenei au Liban). Ses appels au jihad en Syrie contre les alaouites et les chiites du Hezbollah qui les soutiennent, n’ont pas fait bondir le « Parti de Dieu ». Le flegmatisme d’un mouvement aussi puissant que le Hezbollah, pourtant capable de réduire aisément au silence les trublions extrémistes cherchant à exciter les réflexes confessionnels, est à mettre en liaison avec une stratégie de conciliation entre les mouvements chiites (Amal/Hezbollah) et sunnites traditionnels du Liban, quitte à envisager à cet effet de ménager une place plus officielle, à terme, à un salafisme revendicatif au sein du tissu confessionnel et du paysage politique libanais.

Le défi du rapprochement interconfessionnel au Liban voisin

Le cheikh salafiste sunnite Ahmad al-Asir lors d'un de ses prêches. Fin avril 2013, celui-ci a annoncé la création  des "Brigades de la résistance libre" à Saïda (Liban du Sud) et a également émis une fatwa appelant au jihad à Qousseir pour contrer le Hezbollah chiite engagé aux côtés des forces du régime de Damas dans les combats contre les rebelles syriens. (crédit photo : Al Manar )

Le cheikh salafiste sunnite Ahmad al-Asir lors d’un de ses prêches. Fin avril 2013, celui-ci a annoncé la création des « Brigades de la résistance libre » à Saïda (Liban du Sud) et a également émis une fatwa appelant au jihad à Qousseir pour contrer le Hezbollah chiite engagé aux côtés des forces du régime de Damas dans les combats contre les rebelles syriens. (crédit photo : Al Manar )

Garder son sang froid et ne pas porter atteinte à la liberté d’expression et à la sécurité de figures et de groupes religieux sunnites locaux qui lui sont ouvertement hostiles, est une attitude adoptée à dessein par le Hezbollah. En effet, s’en prendre à Ahmad al-Asir, de quelque manière que ce soit, ne manquerait pas de susciter l’ire de ses partisans et plus largement de la communauté sunnite, lesquels saisiraient cette occasion pour vitupérer à tue-tête contre l’hégémonisme et le totalitarisme du Hezbollah, et l’accuser de se servir de sa puissance pour interdire ou intimider toute contestation ou expression libre d’un pluralisme qui n’irait pas dans le sens de ses projets et des intérêts de son « maître iranien ». Des appels à la vengeance pourraient suivre et mettre le feu aux poudres. Le Hezbollah gagne donc davantage à laisser Ahmad al-Asir vociférer et défier H. Nasrallah à sa guise, s’enfermer dans le rôle de l’idiot utile et servir de repoussoir, qu’à le faire taire. Sa liberté de parole est profitable au Hezbollah qui peut ainsi faire valoir sa tolérance et son respect pour ses adversaires, y compris les plus sectaires et extrémistes avec lesquels il doit, malgré tout, tenter d’opérer un rapprochement objectif et trouver un terrain d’entente. En laissant éclore une tendance fondamentaliste sunnite, le Hezbollah entend consolider son image de parti démocratique et ouvert au dialogue, sorte d’alternative pragmatique en laquelle les chrétiens du Liban, voire une catégorie de sunnites modérés et avant tout soucieux de la stabilité du pays et de la sécurité de leurs intérêts, peuvent avoir confiance. Les chrétiens et les laïcs ont, en effet, plus à craindre de l’essor de groupes prônant l’instauration d’États islamiques dans la région que d’un parti chiite qui a, depuis sa création, considérablement sécularisé son discours adressé au reste de la nation libanaise. Les prêches d’Ahmad al-Asir trouvent un écho auprès d’un auditoire sunnite hétérogène, comportant évidemment, pour l’essentiel, des fondamentalistes de la salafiyya (courant qui connaît un essor au Liban depuis le retrait des troupes syriennes en 2005), mais aussi des Frères musulmans libanais de la « Jamma islamiya » et des prédicateurs du mouvement revivaliste et missionnaire Tablighi Jama’at. Des sunnites séculiers appartenant au « Courant du Futur » (Tayyar Al-Mustaqbal) de Saad Hariri, se montrent également réceptifs à certains axes de son discours, en l’occurrence son opposition irréductible au régime syrien et au maintien des armes du Hezbollah. L’imam Al-Asir fustige l’autonomie militaire du parti chiite et ses armes considérées comme un « instrument de chantage politique ». En cela, il ne dit pas autre chose que ce que répète l’opposition du « 14 mars » depuis le milieu des années 2000, mais il y ajoute une virulence, une effronterie oratoire, jusqu’ici assez inédite. Ahmad al-Asir plaide pour l’intégration des armes et des miliciens du Hezbollah dans l’armée régulière libanaise, sans assimiler pour autant la fin de la résistance armée chiite au renoncement à la résistance de l’État libanais et des musulmans contre Israël. La mixité de son auditoire constitue la principale caution de ce prédicateur salafiste d’un genre nouveau dans le pays, qui est assurément un produit de son époque, des récents bouleversements et nouvelles dynamiques qui l’agitent. Si les ténors du « Courant du Futur » partagent certains objectifs avec ce prédicateur (notamment la fin du « statut particulier » du Hezbollah), ils se démarquent délibérément de son discours jihadiste et de ses méthodes subversives et spectaculaires (sit-in et blocages de rues), souvent jugées provocantes, brutales et contreproductives par les sunnites modérés. De fait, le phénomène Al-Asir et le salafisme dont il est devenu l’emblème libanais, constituent pour le sunnisme au Liban une arme à double tranchant. Tout en ayant la vertu de réanimer un militantisme politique morne côté sunnite, l’imam défie l’autorité du clan Hariri, en mal de leadership, et gagne du terrain dans les principales villes sunnites que sont Tripoli, Saïda, et Majdal Anjar. À terme, il n’est pas à exclure que ses méthodes puissent semer la zizanie au sein du bloc du 14 mars sur des questions sécuritaires et sociales cruciales pour l’avenir du Liban. Il n’empêche qu’Ahmad al-Asir, par son audace et son influence grandissante auprès de la rue sunnite, est en train de se créer autant de partisans que d’ennemis dans toutes les factions politiques, et représente de ce fait une « cible de choix ». Si l’on accepte comme plausible l’hypothèse qu’Israël ait un intérêt logique à ce que le champ islamo-politique libanais s’embrase, et qu’une guerre civile éclate entre chiites et sunnites, mettant le Hezbollah dans une situation des plus compliquées, alors l’élimination de tribuns et d’agitateurs radicaux comme A. al-Asir par le Mossad ou d’autres forces partageant des objectifs similaires, serait tout à fait opportune en ce qu’elle ne manquerait pas d’incriminer directement le Hezbollah. Même si Al-Asir ne fait pas l’unanimité et ne mobilise pas encore massivement chez les sunnites au point d’en devenir inquiétant, le contexte particulier de sa rapide ascension, à lui seul, le pose en acteur difficilement contournable. Une figure et une rhétorique arrivées à point nommé pour occuper une place vacante au Liban et qu’il paraît imprudent de sous-estimer. Néanmoins, il est encore trop tôt pour prédire la longévité politique et l’évolution du potentiel de mobilisation d’Ahmad al-Asir dont l’ascension est susceptible, à tout moment, d’être abrégée.

Les chiites, entre conciliation et résistance farouche

Photo prise durant un rassemblement organisé le 18 juillet 2012 dans la banlieue sud de Beyrouth, pour célébrer les six ans de la guerre de 2006 qui avait opposé l'armée israélienne et le Hezbollah libanais. L'on y voit des supporters du Hezbollah agitant des drapeaux du mouvement chiite et syriens, ainsi que des pancartes à l'effigie du secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah, et du président syrien Bashar al-Assad. Crédits photo : Bilal Hussein/AP

Photo prise durant un rassemblement organisé le 18 juillet 2012 dans la banlieue sud de Beyrouth, pour célébrer les six ans de la guerre de 2006 qui avait opposé l’armée israélienne et le Hezbollah libanais. L’on y voit des supporters du Hezbollah agitant des drapeaux aux couleurs du mouvement chiite mais aussi de la Syrie, ainsi que des pancartes à l’effigie du secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah, et du président syrien Bashar al-Assad. Crédits photo : Bilal Hussein/AP.

Dans le contexte immédiat de guerre en Syrie, le Hezbollah semble avoir plus urgent à gérer que les pantalonnades et invectives du premier prédicateur salafiste, et préfère s’atteler au maximum à démentir les prévisions d’un durcissement de ses positions au Liban que redoutent ses adversaires politiques, et à éviter tout acte ou incitation à caractère confessionnel susceptible d’exacerber la confrontation « chiites-sunnites ». La nomination consensuelle, le 4 avril 2013, du nouveau premier ministre libanais, Tammam Salam, proche de Riyad, anti-régime syrien et partisan du dialogue national, adoubé à la fois par le mouvement du « 14 mars » et par le « 8 mars » (dont le Hezbollah) peut être perçue comme un geste adressé par la majorité gouvernementale à l’Arabie saoudite. Un choix censé la rassurer quant à la préservation des intérêts sunnites au Liban et lui signifier que les événements en Syrie, quelles qu’en soient l’ampleur et l’issue, ne déborderont pas sur le pays et ne menaceront pas la présence sunnite. L’issue se joue de moins en moins sur le champ de bataille et de plus en plus dans les enceintes diplomatiques régionales. Le conflit syrien fait apparaître un double défi, militaire et (surtout) diplomatique, pour le « front du refus » (ou axe chiite). Celui-ci doit, à la fois par les armes et par ses efforts diplomatiques, prouver à ses adversaires américains, israéliens et arabes la solidité de l’alliance Téhéran-Damas-Hezbollah et sa capacité à s’adapter et à résister à toute éventualité. La chute de Bashar al-Assad ne sonnerait pas nécessairement le glas du Hezbollah mais porterait un grand coup à sa structure et affaiblirait les positions de l’Iran dans la région. Cet affaiblissement pourrait dès lors encourager Israël et Washington à rapprocher leur plan d’attaque contre ses sites nucléaires, après avoir eu un aperçu des limites défensives de l’axe chiite. Cet axe tient encore grâce au soutien diplomatique de la Russie et de la Chine, à la pugnacité des milices pro-Assad, à la présence active des Pasdarans, des combattants du Hezbollah et de miliciens chiites d’Irak et d’autres nationalités regroupés au sein de la brigade « Abu al-Fadl al-Abbas« . La complexification progressive du conflit aura contribué à éloigner l’option militaire comme solution majeure et durable (ce qu’elle n’a d’ailleurs jamais été fondamentalement). Au mieux, la rébellion anti-Damas pourrait continuer à mener une guerre d’usure même après avoir perdu l’essentiel de ses positions face aux forces loyalistes. Mais une guerre d’usure ne suffira pas à renverser un régime dont les appuis étrangers sont puissants et influents sur la scène internationale, qui profite d’une régionalisation de la résistance chiite, et continuera à s’armer et à affiner ses méthodes contre-insurrectionnelles mois après mois. Ces rebelles risquent de se voir pris en tenaille entre une milice libanaise hybride, extrêmement bien entraînée et équipée, rompue depuis 20 ans à toutes les techniques de guérilla, et une armée syrienne qui a su tirer des leçons de ses premières erreurs tactiques et a repris du poil de la bête, qui progresse sur le terrain et garde le contrôle de la plupart des zones stratégiques que contient la Syrie utile.

Un antagonisme qui dissimule une nouvelle complexité

La dimension (bi)confessionnelle du conflit est certes indéniable mais elle ne résume pas la totalité des enjeux. Le ressentiment entre chiites et sunnites a couvé depuis une décennie avant d’atteindre son apogée dans le conflit syrien, mais les lignes de fracture sont loin de correspondre parfaitement (et uniquement) à cette vision binaire classique. Le camp sunnite, moins homogène que le camp chiite et plus « atomisé », est traversé de visions idéologiques rivales, d’une soif de leadership qui anime chacun des principaux soutiens de la rébellion syrienne : l’Arabie saoudite, le Qatar et la Turquie. Pour l’essentiel, Riyad soutient majoritairement les éléments jihadistes salafistes tandis que le Qatar et la Turquie sont derrière les Frères musulmans, lesquels, en dépit du déclin de leur popularité en Égypte, en Tunisie, ou encore à Gaza, restent encore pour l’heure politiquement les principaux gagnants de la nouvelle donne politique du Printemps arabe. Ceux-ci ont l’avantage d’être ancrés depuis plus longtemps que les autres mouvement islamistes dans ces pays et sont par conséquent bien mieux organisés et plus impliqués dans les sociétés concernées. Bien qu’étant perçus comme « moins offensifs » sur le champ de bataille syrien que les salafistes dont le drapeau noir a fini par devenir la couleur officielle de l’opposition armée en Syrie, les Frères musulmans se tiennent prêts à jouer un rôle dans une hypothétique transition politique. Tantôt réprimés, tantôt instrumentalisés, les Frères musulmans ont été à l’avant-garde des mouvements ou tentatives insurrectionnels au Liban, en Syrie et en Égypte, de la fin des années 50 à nos jours. L’ enracinement de leur doctrine dans la résistance à l’autoritarisme des régimes arabes laïcs et à l’importation de modèles occidentaux leur confère une sorte de légitimité historique supplémentaire par rapport aux autres groupes islamistes de création récente et importés. La guerre syrienne, en dépit de sa durée et du nombre de tués (plus de 80 000 morts) restera (à la condition que d’autres États n’interviennent pas dans la bataille) un conflit asymétrique de moyenne intensité, entre une armée régulière de structure soviétique, vieillissante mais tenace et fortement épaulée, et des groupes hétéroclites au sein desquels les combattants laïcs ont été peu à peu subvertis par des brigades salafistes dont le chef de file est le « Jabat al Nosra ». La Syrie offre un spectacle pessimiste qui condense les divisions du monde arabe, mais en élargissant la focale sur l’évolution de la géopolitique régionale, force est de constater que le dogmatisme semble parfois marquer le pas devant d’autres impératifs. Le pragmatisme commence, en effet, à gagner lentement les esprits, même si l’extrémisme religieux semble avoir de beaux jours devant lui. Bien qu’elle ne prime pas nettement sur les autres logiques, la dimension économique garde toutefois une place tout aussi importante dans les conflits en cours et tend même à s’accroître dans la diplomatie régionale. Les islamistes qui ont pris le pouvoir à la faveur des révolutions arabes n’ont guère d’autre choix. Ils doivent à tout prix relever le défi du redressement économique pour ne pas être à leur tour balayés par des mouvements sociaux qui n’ont pas vu les conditions de vie des populations s’améliorer, mais au contraire, empirer depuis 2011. Le rapprochement diplomatique historique opéré fin mars 2013 entre l’Égypte (dirigée par les Frères musulmans) et l’Iran (la seule théocratie chiite du monde) a été marqué par la reprise des vols commerciaux entre les deux pays après trente années de rupture des relations. Il s’agit d’un événement symptomatique d’une lente et fragile prise de conscience de la nécessité d’élargir les partenariats dans un contexte de crise qui touche le monde arabe. L’importance de ce premier pas positif n’a pas été suffisamment relevée par les médias. En dépit de leurs différences théologiques, de leur désaccord profond sur le conflit syrien et de la proximité de l’Égypte avec les États-Unis, l’Arabie saoudite et le Qatar, les deux régimes ont décidé de renforcer leurs échanges, notamment dans le domaine du tourisme, un secteur clé mais sinistré, de l’économie égyptienne, qui devrait recevoir un afflux important de touristes iraniens dans les prochains mois. Cette inflexion dans la relation Iran-Égypte est encore timide, contestée à l’intérieur par les conservateurs et salafistes égyptiens, mais néanmoins porteuse d’espoir. Son aboutissement prouverait en tous cas que l’antagonisme entre chiites et sunnites ne constitue pas une fatalité dans la région. Sur ce point également, il n’est pas possible de faire de grandes projections puisqu’il faudrait être en mesure de parier sur la longévité du pouvoir égyptien dirigé par les Frères musulmans.

À chacun sa guerre et sa « ligne rouge »

La Syrie est ravagée par un conflit interminable, mais paradoxalement, elle fait figure d’élément secondaire compris dans un plus large champ expérimental. L’évolution de la situation sur le terrain embarrasse de plus en plus Washington, en ce qu’elle souligne son incapacité à prendre une décision ferme, mais permet néanmoins aux stratèges américains et israéliens d’examiner les fractures et les rapports de force, d’éprouver les capacités de résistance de chaque camp, principalement de l’axe chiite. L’appui diplomatique et militaire russe à Damas, la mobilisation du Hezbollah et d’autres brigades chiites, la résilience du régime, permettent déjà de modéliser ou de préfigurer, en partie, la future guerre qui pourrait opposer Israël et l’Amérique à Téhéran. Et les éléments préliminaires que les stratèges en retiennent sont pour le moins dissuasifs. Chaque acteur avertit, menace, tempête, mais hésite à franchir le Rubicon, tout en souhaitant intérieurement que l’adversaire ne déclenchera pas lui-même un casus belli auquel il ne pourra pas éviter de répondre sous peine d’y perdre toute crédibilité. Les « lignes rouges » sont multiples et plus faciles à décréter qu’à respecter.
À chacun sa guerre dans la guerre en Syrie : les Israéliens s’occupent de détruire les stocks de missiles avant qu’ils ne tombent dans les mains du Hezbollah, lequel ne commente pas l’événement, ne réplique pas, se focalise sur les rebelles à sa frontière et évite tout face-à-face avec Israël et la dispersion de ses forces par l’ouverture simultanée de deux fronts (l’un au Liban du Sud, face à Tsahal, l’autre à l’Est, face aux rebelles extrémistes « takfiris »). En somme, chacun prend garde à ne pas laisser les événements atteindre un seuil incontrôlable et se borne à ses intérêts immédiats. Entrer dans la profondeur du territoire syrien serait, par exemple, coûteux en hommes et moyens matériels pour le Hezbollah qui verrait ses forces s’éroder dans la durée, d’autant plus que ses combattants se trouveraient pour la première fois dans une zone d’action différente du territoire où ils ont combattu durant deux décennies, face à des jihadistes dont les techniques de combat (guérilla urbaine) sont proches des leurs (quoique bien moins sophistiquées et disciplinées). Dans la configuration syrienne, les certitudes et avantages « domestiques » dont le Hezbollah a pu bénéficier à sa frontière avec Israël, ne sont plus vraiment de mise, même si la détermination des combattants chiites à ne pas laisser la situation leur échapper reste intacte. Pour eux, la défaite n’est pas envisageable car l’axe chiite est à un tournant de son histoire. D’ordinaire, ouvrir deux fronts et tenir ses positions en même temps est difficile à assurer, même pour une armée régulière, a fortiori pour une milice hybride comme le Hezbollah. De leur côté, les combattants salafistes réfléchiront sans doute à deux fois avant de s’attaquer aux lieux et monuments religieux chers aux chiites comme le mausolée de Sayyeda Zeinab (fille de l’imam Ali et petite-fille du prophète Mohammed) situé à l’Est de Damas et qui a été déclaré « ligne rouge » par le secrétaire général du parti chiite, Hassan Nasrallah. L’opposition serait téméraire de chercher la confrontation directe avec le Hezbollah, et ainsi de resserrer l’étau sur elle, entre d’un côté l’armée régulière syrienne visiblement revigorée et de l’autre, un Hezbollah devenu depuis 2000, un label prestigieux, sorte de «gold standard » en matière de milice paramilitaire islamo-révolutionnaire.

Le dialogue après l’obstination

John Kerry et Sergeï Lavrov à Moscou, le 7 mai. Les deux hommes s'accordent sur la nécessité de parvenir à une solution politique au conflit syrien, mais s'opposent toujours sur ses préconditions (photo : Mladen Antonov/AFD).

John Kerry et Sergeï Lavrov à Moscou, le 7 mai. Les deux hommes s’accordent sur la nécessité de parvenir à une solution politique au conflit syrien, mais s’opposent toujours sur ses préconditions (crédit photo : Mladen Antonov/AFD).

Pour l’opposition syrienne officielle, la guerre de l’image semble déjà perdue. Washington est fondé à se demander si son soutien politique à l’opposition lui profitera en cas de défaite de sa branche armée face aux forces pro-Damas, surtout au regard de l’impact négatif de vidéos et témoignages mis en ligne, confirmant des actes de cruauté et de violence sectaire commis par les combattants islamistes. L’ État syrien n’a plus le monopole de la brutalité et de la barbarie, et semble même surclassé en la matière par ses ennemis. Ces révélations encouragent de moins en moins Washington à soutenir plus activement l’opposition dans les médias. Ses membres et responsables n’ont pas encore fait la preuve de leur capacité à fédérer et à représenter les intérêts de toutes les composantes du peuple syrien. Son aile politique est composée d’obscurs bureaucrates et d’affairistes ayant trouvé refuge ou fait carrière aux États-Unis avant d’être installés par la Ligue arabe dans ce qui constitue le noyau du futur gouvernement de transition. Ceux-ci sont encore d’illustres inconnus pour une majorité de Syriens. L’homme d’affaires syro-américain Ghassan Hitto, nommé premier ministre intérimaire par la Coalition nationale des forces de l’opposition et de la révolution en mars 2013, en est le parfait archétype. Sur le plan médiatique, l’aura « romantique » de la révolte des débuts, présentée comme spontanée, désespérée et héroïque, s’est dissipée pour laisser place à un conflit armé moins inspirant, passablement confessionnalisé, entre deux pôles d’influence idéologiquement opposés mais suffisamment proches et coupables, à part égale, d’exactions et de violations du droit humanitaire, pour n’inspirer à l’opinion occidentale qu’une vague indifférence teintée de mépris. Le remplacement à la tête du CNS de Mouaz al Khatib, président démissionnaire, proche des Frères musulmans mais considéré comme un modéré, par George Sabra, opposant de longue date au régime, chrétien et communiste, est sans doute supposé donner à l’opposition un visage moins inquiétant, et rassurer l’Occident quant à la place qui sera accordée aux minorités dans la nouvelle Syrie post-Bashar al-Assad. Mais cet artifice ne suffira peut-être pas à lui donner un second souffle et à la faire revenir en odeur de sainteté auprès de ceux qui considèrent désormais Bashar al Assad comme un moindre mal. Cette tendance pourrait se renforcer dans les prochains mois.
Les déclarations conjointes du Secrétaire d’État John Kerry et de son homologue russe, Sergeï Lavrov, lors de la visite du premier à Moscou le 7 mai 2013, témoignent de la conviction des deux parties que la solution ne peut être que politique. Les termes de la transition n’ayant pas fait l’objet d’un consensus depuis l’accord de Genève, il est probable que les deux parties n’auront d’autre choix que d’avancer vers une formule de gouvernement d’union nationale, intégrant davantage la coalition de l’opposition syrienne. L’exclusion de Bashar el Assad du processus de transition, posée comme une précondition par Washington, continue de séparer Russes et Américains. La Ligue arabe va-t-elle pouvoir reprendre langue avec le régime syrien qu’elle a honni sans perdre la face et sans infliger en même temps un camouflet à l’opposition qu’elle a armée et adoubée ? Se rabattre en désespoir de cause sur une solution négociée sonne comme l’aveu de l’impasse dans laquelle son intransigeance et son obstination à penser que seuls la force et l’isolement pouvaient suffire à faire tomber le régime, l’ont placée. En l’absence d’avancées significatives sur le champ de bataille et sans horizon politique dégagé et rassurant, l’opposition pourrait devenir un fardeau pour ses tuteurs arabes et américains. Pour Washington, en fin de compte, le plus grand échec stratégique ne serait pas de voir l’opposition stagner puis s’essouffler et Bashar el Assad se maintenir au pouvoir, mais de créer maladroitement en Syrie une frontière avec la Russie, indéfectible alliée de Damas, à la faveur d’une accélération de la militarisation du conflit. Les relations avec la Russie et la Chine, puissances incontournables dans la recherche d’une solution durable au problème (prioritaire) du nucléaire iranien, sont trop importantes pour être sacrifiées dans le maelström syrien. Les Américains commencent sans doute à percevoir le conflit syrien comme une préfiguration des conséquences d’une offensive contre l’Iran; une guerre qui s’annonce d’ores et déjà sans vainqueurs ni vaincus.

Chady Hage-ali

Stratpolitix

[1] Des déclarations de Carla Del Ponte, ancien procureur général du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) imputeraient la responsabilité de cet usage à l’opposition syrienne, soulevant une vive controverse. Voir la dépêche Reuters [en ligne] [http://fr.reuters.com/article/topNews/idFRPAE94500I20130506].

[2] Voir la chronologie des relations Israël-Syrie de 2000 à 2013 proposée par l’AFP, disponible sur le site web de l’Orient-le-Jour [en ligne] http://www.lorientlejour.com/article/813114/israel-syrie-les-relations-depuis-2000.html

[3] Si l’on en croit un rapport de l’INSS, l’artillerie syrienne possèderait 18 lanceurs de missiles balistiques, quelques centaines de missiles Scud datant des années 70 et des missiles Fateh-110 et M600 dont le nombre n’est pas spécifié. L’armée de l’air disposait d’environ 365 avions au début du conflit, mais l’on ignore combien ont été détruits et sont encore en activité à ce jour. 50% serait encore fonctionnels. Les 105 avions de combat syriens (dont 50 vieux Mig 23-ML, 35 Mig 29-Fulcrum) disposent d’une avionique obsolète. L’ensemble des informations données sont d’avant le déclenchement du conflit et l’on ignore depuis, quels types d’armes le régime de Damas a pu recevoir de la Russie ou d’autres alliés. http://cdn.www.inss.org.il.reblazecdn.net/upload/%28FILE%291357113552.pdf

[4] « Israël cherche à rassurer Assad malgré les raids », Reuters, 6 mai 2013.

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Relations Chine-États-Unis : l’ambiguité cordiale

Le secrétaire d'État américain John Kerry et  le ministre des affaires étrangères chinois, Wang Yi à Pékin le 13 avril 2013 (photo @Pool/AFP Yohsuke Mizuno)

Le secrétaire d’État américain John Kerry et le ministre des Affaires étrangères chinois, Wang Yi à Pékin, le 13 avril 2013 (photo : @Pool/AFP Yohsuke Mizuno)

Remédier au « déséquilibre géographique »

Les diplomaties américaine et chinoise se rapprochent. Au-delà des provocations du régime nord-coréen, principal motif de la visite du secrétaire d’Etat John Kerry en République populaire de Chine le 13 avril dernier, des projets à plus long terme se dessinent et ne lèvent pas les inquiétudes et les soupçons des deux côtés. Manifestement, l’Amérique cherche à mieux appréhender la complexe évolution de ce rival économique dont elle peine à saisir les conceptions et intentions politiques. Au premier abord, la rapide modernisation de l’armée chinoise et le regain de nationalisme que connaît ce pays le font apparaître comme un compétiteur menaçant son leadership régional (en Asie-Pacifique) et mondial. Cette menace est-elle virtuelle ou concrète, proche ou lointaine ? L’un dans l’autre, la perspective américaine reste inchangée dans la mesure où, indifféremment de la proximité et du degré de tangibilité de ladite menace, la perception d’une faible appropriation de la question chinoise suffit à amplifier ipso facto le doute des citoyens américains sur la sauvegarde de leurs intérêts nationaux à l’étranger. L’enjeu psychologique est d’importance. Deux précautions valent mieux qu’une. Washington sait qu’il lui faut aller plus loin qu’un accompagnement de l’essor des pays émergents, et de la Chine au premier chef. Sa diplomatie prend donc les devants, résolue à se positionner activement dans la région. Afin de rassurer le peuple américain et leurs principaux partenaires régionaux (le Japon, la Corée du Sud et l’Australie), Washington et le Pentagone ont décidé de déployer davantage de forces militaires dans le Sud-est asiatique comme le président Obama l’avait annoncé dans son discours prononcé devant le Parlement australien, à Canberra, en novembre 2011. Son administration reconnaît que le déséquilibre dans l’orientation et la projection de la puissance américaine dans le monde n’a que trop duré. Même si le conseiller à la sécurité nationale du président Obama, Tom Donilon, affirme à l’envi, comme lors de son discours à l’Asia Society de New York, qu’il ne faut d’aucune manière chercher à y voir une volonté de containment (endiguement) de la Chine, la décision américaine de rééquilibrage vers l’Asie, plus connue sous le nom de « pivot» et l’adoption d’une stratégie périphérique constituent déjà en soi un aveu de l’inquiétude suscitée par la puissance de l’Empire du Milieu. Bon gré mal gré, l’Amérique se met, comme l’Europe, à l’heure chinoise.

La Chine vue par l’Amérique : une « sinophobie » en gestation ?

La paranoïa et la sinophobie ne se sont pas encore emparées de l’Amérique, ou n’en sont, à tout le moins, qu’à leurs débuts. L’administration Obama anticipe l’évolution de l’opinion publique, car faire preuve d’immobilisme, c’est laisser à la droite américaine la possibilité d’amplifier artificiellement, bien plus que par le passé, la menace chinoise à des fins politiciennes pour illustrer « l’échec » des démocrates « responsables du déclin de l’économie américaine ». Il est vrai que la population américaine a tendance à surestimer le niveau de richesse et d’offensivité de la Chine (la paupérisation de la classe moyenne consécutive à la crise n’est pas étrangère à cette perception), et à rejeter inconsciemment et sans réel fondement la responsabilité de la récession occidentale sur cet émergent. Les résultats des derniers sondages du Carnegie Endowment en partenariat avec le Pew Research Center expriment cette tendance : en 2012, les taux d’opinions favorables et défavorables des Américains vis-à-vis de la Chine ont été respectivement de l’ordre de 41% contre 40% . Les opinions favorables ont chuté de 10 points entre 2011 et 2012, indiquant une nette dégradation de l’image de la Chine ou un sentiment général de plus en plus mitigé chez les citoyens et les dirigeants (que traduisent, par ailleurs, les hésitations et les atermoiements de la diplomatie américaine). À la question du sondage « quel pays représente le plus grand danger pour l’Amérique ? » (sans préciser la nature dudit danger) la Chine prend largement la tête du peloton constitué de cinq pays (l’Iran, la Corée du Nord, l’Irak, l’Afghanistan, la Russie). Elle détrône l’Iran en 2011 et 2012 (pays qui occupait la première place de 2006 à 2009). La Russie occupe la dernière place du classement des adversaires les plus menaçants pour l’Amérique (avec un unique pic spectaculaire observé en 2008, coïncidant vraisemblablement avec l’offensive estivale russe contre la Géorgie et la période de grande tension subséquente avec Washington). Par la suite, le déclassement de la Russie dans ce panel se confirme jusqu’en 2012.

La ligne chinoise : prudence et prémunition

Officiellement, Washington s’assigne comme mission de « maintenir un environnement de sécurité stable ancré dans l’ouverture économique, la résolution pacifique des différends et le respect des droits et libertés universels» (dixit T. Donilon). Le dernier point est une allusion évidente à la Chine et à la Corée du Nord. La question des droits de l’homme et des libertés fondamentales est un levier que l’Amérique utilise communément pour gêner la Chine (au même titre que les griefs relatifs à la sécurité régionale et aux attaques informatiques chinoises, relevant de la guerre télaire, contre lesquelles le président Obama met en garde Pékin). À ce jour, la rivalité économique et les divergences d’ordre juridico-moral (sur les critères démocratiques) ne se sont pas transmuées en adversité politico-militaire. De son côté, la République populaire de Chine n’affiche pas d’hostilité caractérisée à l’égard de l’Amérique et sait se montrer neutre ou se distancier, quand c’est nécessaire, de certaines affaires du monde. Au sein du Conseil de Sécurité, Pékin s’est très rarement opposé aux décisions et résolutions américaines, et continue d’exercer son droit de veto avec parcimonie (six fois en un demi-siècle, bien loin des 82 vétos américains). Tout en affirmant son opposition aux sanctions contre l’Iran, Pékin s’est résigné, dès 2007, à ne pas opposer son veto pour éviter de s’attirer les foudres des pays occidentaux. Son dernier veto remonte à 2012, aux cotés de la Russie, contre le projet de résolution sur la Syrie, une décision motivée par son refus de violer la souveraineté syrienne. La Chine fait de la non-ingérence dans les affaires internes d’un pays une question de principe sur laquelle elle reste généralement intransigeante. Et pour cause, la Chine reproche déjà suffisamment aux Américains de chercher à se mêler de ses affaires internes qui devraient, selon elle, être réglées exclusivement en famille (entre Asiatiques).

De la difficulté de se défaire de ses vieux réflexes

L’ Amérique, pour sa part, ne se prive pas d’accuser régulièrement, et sans ambages, la Russie et la Chine de nombreux manquements et violations aux droits de l’homme, bien que cela ne pousse pas Washington à prendre des mesures punitives égales contre les deux, comme l’atteste la loi Magnitski promulguée en décembre 2012 contre dix-huit responsables moscovites présumément impliqués dans la mort en détention de l’avocat Sergeï Magnitski, et qui succède à l’abrogation de l’amendement Jackson-Vanik (relique de la guerre froide qui n’avait plus vraiment de raison d’être). Annuler purement et simplement l’amendement sans le remplacer par une autre mesure au moins aussi forte symboliquement, semble encore être au dessus des forces de certains membres du Congrès dont la russophobie persistante semble attendre la moindre occasion pour s’exprimer. Ce sentiment négatif et les représentations dépassées qui l’animent, sont vivaces. En tout état de cause, ce type de mesure hostile (liste Magnitski) représente une erreur de timing et une épine dans le pied de la Maison Blanche et du Département d’État à l’heure où l’entremise russe est patente dans de nombreux dossiers où sont impliqués les Américains (les négociations avec l’Iran, l’issue de la guerre en Syrie, la dénucléarisation de la Corée du Nord, l’exploration de l’Arctique etc.). L’ Amérique doit, par ailleurs, veiller à ne pas s’aliéner la Chine, acteur directement concerné par les développements dans la péninsule coréenne, garant de la stabilité des deux chaînes d’îles du pacifique, et acteur des négociations en cours au Proche-Orient et dans la Corne de l’Afrique. Force est de constater que le regain de pragmatisme de la Maison Blanche, sous l’impulsion de l’administration Obama, tranche encore avec ces vieux réflexes du siècle dernier. Le président et ses hommes doivent composer tant bien que mal avec l’absence de sensibilité internationale et de sens du réel de certains membres du Congrès qui se montrent souvent moins préoccupés par le parasitage qu’ils génèrent sur l’agenda diplomatique de Washington que par leurs activités de lobbying. Pour atténuer l’impact de cette mesure, la Maison Blanche a réduit la liste à dix-huit noms au lieu d’une centaine initialement, et a décidé de garder confidentielle une partie de la liste. Mais « le mal est fait », et la page de la politique du reset (« redémarrage ») semble bel et bien tournée.

Une image épargnée grâce aux intérêts mercantiles

Dans la culture et l’imagerie populaire américaine, la sinophobie ne parvient pas encore à supplanter et à reléguer au passé les reliquats de la russophobie. Dans l’inconscient collectif, la Russie n’a pas tout à fait perdu sa place d’ennemie intime, perpétuelle. Dans les films d’action post-guerre froide et post-11 septembre 2001, les Russes sont maintenus dans des rôles de vilains (« méchants ») qui puisent dans l’éclatement de leur empire des raisons d’être aigris, vindicatifs et violents. Il faut dire que le nombre d’ennemis capables d’inquiéter la nation américaine dans le cadre d’un conflit conventionnel est aujourd’hui extrêmement réduit voire nul. Il n’est pas fréquent que le méchant principal d’un film soit chinois, auquel cas les enjeux narratifs en présence sont rarement politiques. Dans les années 1980 et 90, les Chinois avaient droit à des archétypes caricaturaux, présents (et moqués) soit dans des « buddy movies », sous les traits risibles du restaurateur niais, du larbin débonnaire aux dents avancées; soit dans des polars ou films d’arts martiaux plus sombres, dans la peau de mafieux-tueurs des triades chinoises faisant régner leur loi dans les quartiers de Chinatown. Les rares films politiques et historiques, tels « Kundun » ou « Sept ans au Tibet », sortis en 1997, avaient suscité le colère du gouvernement chinois qui jugeait que ceux-ci donnaient des Chinois une image négative et brutale. Ces films n’ont pas su trouver le public américain, et leur portée psychologique est sans commune mesure avec la pléthore de films, historiques et séries B, diabolisant les Russes. Les plus récentes tentatives de caractérisation politique de la menace chinoise ont fait long feu. Il serait hâtif d’imputer cela à un manque d’imagination des scénaristes qui échoueraient à proposer des méchants de substitution aussi emblématiques que la figure, un rien anachronique, de l’officier soviétique, psychotique, à fort accent, reconverti dans le terrorisme international et menaçant l’Amérique d’une guerre clandestine thermonucléaire… Les scénaristes peuvent certes arguer que des Russes patriotes et nostalgiques de leur grandeur passée auraient des raisons historiques plus qu’évidentes d’en vouloir aux Américains, mais le motif principal qui pousse Hollywood à éviter délibérément de diaboliser les Chinois est beaucoup plus prosaïque et concret : aucun studio ou distributeur ne veut se risquer à perdre l’accès de sa production au très lucratif marché Chinois, second plus grand marché étranger pour les films américains. Hollywood est capable d’autocensure pour ne pas compromettre ses chances d’exporter ses films dont les Chinois sont friands. Le dernier exemple le plus éloquent est celui du remake de 2012 de « Red Dawn », thriller d’action-guerre froide sorti en 1984. Avant la sortie du remake en salles, celui-ci a été remonté et retouché numériquement pour effacer les désignations et symboles apparentés aux ennemis, initialement chinois dans le scénario, pour les remplacer par des Nord-Coréens.

Derrière les vœux de partenariat, une rivalité larvée

À la fin des années 1990, la Chine était déjà identifiée par l’administration de Bill Clinton comme son futur peer competitor (« rival de rang égal »), suivi de la Russie, à côté des rogue states (« États voyous ») rassemblant l’Irak, l’Iran, la Libye et la Corée du Nord, afin de justifier l’augmentation des dépenses militaires annuelles. « Voyous » ou « rivaux », cela ne change pas l’optique américaine quand il s’agit de justifier le maintien de sa suprématie militaire et une longueur d’avance sur les autres nations. Le rival chinois a aujourd’hui un potentiel de croissance autrement plus inquiétant que tous les pays précédemment cités. Washington n’est pas sans savoir que l’influence de la Chine dans sa sphère d’influence traditionnelle est difficilement détrônable mais pas impossible à concurrencer et à gêner lorsque l’occasion se présente. La volonté de partenariat affichée entre les deux premières puissances mondiales lors de la visite de J. Kerry, dissimule à peine la méfiance et les craintes que les deux nations s’inspirent mutuellement. Si B. Obama et J. Kerry semblent vouloir aller dans le sens d’une coopération multidimensionnelle (dans des domaines aussi variés que la contre-piraterie informatique et maritime, la lutte antiterroriste, le climat, l’énergie, la gestion des crises, des risques naturels et des sinistres etc.), les signaux géopolitiques envoyés sont un peu plus brouillés. Le partenariat sino-américain – s’il parvient à progresser et à être constructif – reste néanmoins vulnérable car la République populaire de Chine n’a pas encore confiance en Washington et reste sur ses gardes. L’accumulation de querelles, de provocations et de heurts autour de l’appartenance de plusieurs territoires archipélagiques en Mer de Chine méridionale, ainsi que les multiples revendications indépendantistes/séparatistes à l’intérieur et à l’extérieur de son territoire, ont exacerbé son complexe obsidional, donc son sentiment nationaliste et la posture particulièrement défensive qui lui sied. Sa réussite économique a certes aidé à l’acceptation (et à la consolidation) de la « politique d’une seule Chine », principe auquel ont adhéré de nombreux pays de sa périphérie et dans le monde, désireux de prendre part à la success story de la Chine continentale. Néanmoins, le statu quo sino-taiwanais, les disputes territoriales avec le Japon (concernant les îles Senkaku/Diaoyu) et avec les nouveaux Tigres asiatiques (autour des îles Spratleys et Paracel), le traitement des minorités ethniques tibétaines et ouïghoures, sont autant de pommes de discorde desquelles l’Amérique essaye de tirer avantage. L’action américaine est perçue comme suspecte et inamicale par Pékin, même si le gouvernement chinois tente pour l’instant de ne pas trop le laisser paraître. Cette relation délicate pourrait voir passes d’armes et incidents se multiplier à mesure que la Chine se posera – comme la plupart des analyses prospectives le soulignent – en puissance politico-militaire non seulement régionale, mais aussi de plus en plus globale, et que ses capacités navales renforcées seront amenées à être projetées d’ici cinq ou dix ans hors de leur espace naturel, en Asie centrale, en Afrique ou en Méditerranée notamment.

Rééquilibrage ou encerclement ?

Les pays d’Asie du Sud-Est, en particulier les nouveaux Tigres, cherchent autant à préserver leurs relations avec Beijing qu’à se rapprocher de Washington. Ce grand écart pourrait avoir pour effet d’exacerber la rivalité entre les deux puissances. Le renforcement des alliances à la périphérie de la Chine est susceptible d’enhardir certains petit États qui oscillent historiquement entre position atlantiste et pro-chinoise au gré des changements de régimes, comme l’Indonésie, les Philippines, la Malaisie et le Vietnam. Chacun semble vouloir concilier ses deux alliances afin de conserver les avantages qu’elles lui confèrent, tout en affirmant davantage sa liberté, sa souveraineté et son désir de contrebalancer l’insolente domination chinoise. La Thaïlande, par exemple, dont le commerce extérieur et les investissements étrangers étaient longtemps dominés par la triade (Japon, USA et Europe) a été poussée à un recentrage par la conjoncture (la crise des subprimes) en se rapprochant de Pékin. La Chine est d’ailleurs en passe de devenir son premier partenaire commercial. Mais aucune tendance n’est figée ou irréversible. Cela dit, quand bien même les Tigres répondraient à l’unisson aux sirènes de Washington, aucun d’eux ne voudrait (et ne pourrait) se hasarder à trop s’éloigner et encore moins à rompre avec la puissante Chine – qui représente objectivement, sinon le premier, tout au moins un incontournable partenaire commercial. Chaque petit pays entrevoit surtout dans le rapprochement stratégique avec Washington un moyen plus sûr d’établir peu à peu un rapport d’égalité dans ses discussions avec Pékin. L’ Amérique se sert des événements (et des sursauts nationalistes) pour continuer de définir sa ligne vis-à-vis de la Chine. Pour ce faire, elle commence par pratiquer une politique intrusive – qui n’est pas sans rappeler les tentatives d’immixtion de l’OTAN dans « l’hinterland caucasien » de la Russie et les vives tensions autour du projet de bouclier antimissile à ses portes -, par instrumentaliser les dissensions asiatiques et nouer des alliances qui encercleront et contiendront la progression chinoise. Mais avant tout réaliste, l’Amérique d’Obama est consciente qu’elle doit, à l’heure actuelle, au regard de son économie convalescente, éviter toute situation pouvant aboutir à une confrontation directe. Elle préfère aller dans le sens d’une « coopération pour la sécurité régionale » qu’elle utilise comme un prétexte pour apporter un soutien diplomatique et militaire renforcé aux pays asiatiques qui acceptent de moins en moins de céder aux intimidations de la Chine dans sa zone méridionale, le Japon en tête, pays que T. Donilon décrit comme la « pierre angulaire de la sécurité et de la prospérité régionale ». L’Amérique appuie également les revendications vietnamiennes sur les îles Paracel. En juillet 2010, la position d’Hillary Clinton lors du forum de l’ASEAN avait ravivé les tensions sino-américaines. Plaidant pour un règlement multilatéral des questions de souveraineté maritime, celle-ci avait alors irrité Pékin en déclarant : « Les États-Unis ont un intérêt national dans la liberté de navigation, le libre accès aux espaces maritimes communs asiatiques, et le respect du droit international en mer de Chine du Sud ». Autre pied de nez, la marine américaine a effectué, depuis 2012, des manœuvres navales bilatérales avec les Philippines et le Vietnam. Ces deux pays, à l’instar de Taïwan, de la Malaisie et du sultanat de Brunei, se disputent avec la Chine la souveraineté des îlots Spratleys riches en gaz, pétrole et en ressources halieutiques. Tous revendiquent une partie de ces territoires de 500 km2 autour desquels transite un tiers du trafic maritime mondial. La militarisation croissante de ce périmètre au centre des convoitises le rend propice aux escarmouches, et les risques d’éclatement de conflits de plus grande intensité y sont particulièrement élevés.

La marotte des droits de l’homme, l‘autre arme de Washington

Au regard de ce contexte géographique qui ne manque pas de points chauds mais également d’opportunités, il n’est pas étonnant que Washington ait annoncé que 60% de sa flotte navale sera basée dans les eaux (de plus en plus troubles) du Pacifique d’ici 2020. Les querelles territoriales ne sont pas le seul point de rupture potentiel; la relation Chine-USA est et sera d’autant plus compliquée à réchauffer et à stabiliser durablement que Washington ne dissocie pas les questions relatives aux droits de l’homme de sa politique économique et sécuritaire. La Chine a beau représenter un partenaire économique majeur pour l’Amérique (elle détient 1 200 milliards de dollars, soit l’équivalent de 846 milliards d’euros, de bons du Trésor américain), faire partie de l’OMC depuis 2001 et être la première puissance commerciale depuis 2012, ses lacunes et son retard en matière de mise aux normes internationales dans le domaine des droits de l’homme permettent aux Américains de nourrir, comme ils le font vis-à-vis des Russes, un « antagonisme idéologique et moral » arboré comme une marque distinctive, susceptible, s’il est exacerbé, d’affecter l’image et l’attractivité de la Chine en dépit de ses grands efforts consentis en matière de diplomatie publique et d’information depuis une décennie. Le face à face sino-américain se poursuit donc dans le champ des valeurs humaines. Le rapport annuel mondial sur les droits de l’homme du département d’État américain, présenté moins d’une semaine après la visite de J.Kerry en Chine, pointe du doigt une « dégradation du climat des droits de l’homme dans le pays en 2012 ». Le DOS accuse, entre autres, la Chine de mener une « sévère répression des libertés à l’encontre de militants des droits de l’homme, et de groupes ethniques tibétains (dans la région autonome du Tibet) et ouïghours (dans la région autonome du Xinjiang). Le Département d’État accuse la police chinoise d’arrestations arbitraires, de tortures et d’autres actes de cruauté à l’encontre des opposants au régime.

Modernisation des forces armées chinoises : une puissance « pacifique » dans le Pacifique

Infographie : comparaison des budgets de défense annuels entre la Chine, les États-Unis et d’autres pays (cliquer pour agrandir). L’infographie intégrale est disponible sur le site web du magazine « US-China Today » consacré aux relations USA-Chine, et conçu par des étudiants de l’Université de Californie du Sud. Pour avoir accès à l’infographie ainsi qu’à d’autres informations, cliquer sur ce lien : http://www.uschina.usc.edu/w_usci/showarticle.aspx?articleID=17718&AspxAutoDetectCookieSupport=1

Le dernier livre blanc de la défense chinoise intitulé « Forces armées chinoises : une utilisation diversifiée » a été publié le 16 avril dernier, coïncidant avec la fin de la tournée asiatique de J. Kerry. Officiellement, ce rapport constitue selon les autorités chinoises “un acte de transparence afin de démontrer la volonté nationale [chinoise] de contribuer au développement de la paix”. Effectivement, à travers cette huitième édition du document, la Chine fait preuve d’une transparence inédite sur ses forces armées et ses arsenaux nucléaires. Il est permis de considérer cette décision comme le reflet d’une volonté de la RPC de s’affirmer désormais comme une puissance militaire respectable et apte au dialogue sur les affaires sécuritaires internationales, et non plus exclusivement une puissance mercantiliste, à l’heure où les États-Unis inaugurent leur pivot en profitant des menaces de la Corée du Nord contre le Japon et la Corée du Sud (l’armée de Kim Jong-Un ayant récemment déployé sur sa côte orientale deux missiles « Musudan », dont la portée théorique de 4 000 km pourrait atteindre ses deux principaux ennemis). La lecture du livre blanc met en évidence le contraste entre, d’une part, une Chine voulant rassurer les Européens et Washington sur la sincérité de sa démarche de lutte contre la prolifération nucléaire et balistique qu’elle a entreprise depuis 2006 (ceci, dans l’espoir d’inciter à la levée de l’embargo européen sur la vente d’armes à son endroit); et d’autre part, une Chine fière et plus intimidante, montrant ses muscles, dont le budget annuel de défense, en constante augmentation depuis vingt ans, est désormais le deuxième du monde (avec un total de 114,3 milliards de dollars prévus en 2013, soit à peu près six fois moins que les 673 milliards des États-Unis). À titre indicatif, l’enveloppe actuelle de la défense française est de 31,4 milliards d’euros. Quant au budget de l’État français (350 milliards d’euros), celui-ci est à peu près deux fois inférieur au budget défense américain.

Pacifique mais plus que jamais alerte

La République populaire de Chine dévoile ses capacités ASBM (missiles balistiques antinavires) et nucléaires, tout en s’engageant formellement à exclure une frappe en premier (le respect du « no first use« . La démonstration de force à laquelle se livre la RPC reste sobre, mais concrète. Elle fait savoir qu’elle n’est pas dupe des intentions de l’Amérique qui accélère sa livraison d’armes de pointe à Taïwan (depuis l’adoption du Taïwan Relations Act en 1979). Le retour en force de l’Amérique est évoqué par ces mots extraits du livre blanc chinois : « certains pays ont renforcé leur alliance stratégique dans la région et augmenté leur présence militaire ». Le nouveau président chinois, Xi Jinping veut résolument faire de la défense et de la sécurité une priorité mais sans pour autant afficher de volonté impérialiste ou expansionniste comme on peut parfois le lire. La Chine montre dans ce document qu’elle a bien décodé le message des Américains, à savoir que le pivot est pensé pour se décliner principalement en un ensemble de mesures et de dispositifs militaires renforcés, en appoint des bases américaines déjà solidement installées dans le Pacifique (Guam et Okinawa). La Chine considère le renforcement de la présence navale américaine comme une manière de la narguer en empiétant sur sa zone économique exclusive, de l’espionner tout en attisant ses tensions avec son voisinage. La présence de deux voire trois grandes puissances surarmées dans cette espace où les tensions et justifications belliqueuses ne manquent guère est effectivement propice à l’augmentation des points de friction. Le livre blanc met en exergue les progrès qualitatifs significatifs obtenus depuis que la Chine a amorcé sa RAM (Révolution dans les affaires militaires), reflétant la rationalité de ses stratèges qui fondent leurs choix sur la nécessité d’anticiper les diverses menaces reposant sur ce que Pékin nomme communément « les trois forces » : le terrorisme, le séparatisme et l’extrémisme. Bien qu’elle soit encline à montrer les dents quand elle entend le mot séparatisme, la Chine souhaite se forger avant tout une image de puissance pacifique (et pacifiante) et recense fièrement dans son livre blanc toutes les opérations humanitaires ou de maintien de la paix auxquelles ses soldats ont participé en Asie et au Moyen-Orient (Irak). Loin de se lancer dans des dépenses somptuaires, et fidèle à sa tradition philosophique antique, la Chine s’équipe et adapte ses capacités en misant sur une approche asymétrique (« du faible au fort ») qui intègre principalement les vulnérabilités qu’elle a identifiées depuis de nombreuses années chez ses voisins. Le ciblage se veut judicieux et part du constat que les technologies américaines et japonaises sont de loin supérieures aux siennes. Les moyens dissuasifs sur lesquels la Chine met l’accent sont en phase avec ses propres limites et avec les contraintes du théâtre où ses forces opèrent prioritairement. Celles-ci concourent à la réalisation d’un objectif de protection accrue de son intégrité territoriale et de ses approches maritimes. Seule une « Chine puissance maritime » reconnue et redoutée pourra en assurer la pleine réussite et la pérennité, même si, dans l’immédiat, les stratégies mises en œuvre par la RPC, en dépit de son bond technologique avéré, ne diffèrent pas, dans leur principe, de celles privilégiées par des pays militairement et technologiquement beaucoup moins avancés qu’elle, comme l’Iran et la Corée du Nord. Ces deux pays tentent de compenser leur infériorité technologique face à l’ennemi par leurs missiles balistiques et de croisière, sol-air et et sol-mer, couplés aux méthodes de guerre psychologique.

Une stratégie d’interdiction d’accès affûtée

Carte indiquant les catégories et le nombre d’unités navales majeures de la marine chinoise et leur localisation au nord et sud-est. Source : rapport du Congrès américain « Military and Security Developments Involving the People’s Republic of China 2012« , p.31

Malgré sa montée en puissance, la marine de guerre chinoise ne peut, pour l’heure, véritablement prétendre rivaliser avec la flotte nippone (qui occupe la 4ème place mondiale) composée d’une centaine de navires de guerre, y inclus des destroyers lance-missiles dotés du système de radar ultramoderne Aegis. La Chine ne dispose pas encore d’un groupe aéronaval performant et son premier porte-avion de production indigène, en construction, ne sera pas prêt avant 2015. Le modèle d’armée que souhaite bâtir la Chine s’appuie sur des principes et domaines caractéristiques du paradigme de la guerre défensive : le anti-access/area denial (A2/AD) et le Missile defense (systèmes de détection, traque, interception et destruction des missiles ennemis) qui en est l’épine dorsale. Ses investissements doivent également contribuer à l’amélioration de l’interopérabilité entre les armes et la modernisation de l’ensemble de ses systèmes de coordination des opérations de type C4ISR (Command, Control, Computers, Communications, Intelligence, Surveillance, and Reconnaissance). L' »anti-access« , comme son nom l’indique, a vocation à interdire, gêner ou retarder l’accès des approches terrestres, maritimes ou aériennes par des tactiques de diversion, de déception, de camouflage et de saturation de l’espace. La configuration de la zone Pacifique est particulièrement adaptée à cette stratégie car les foyers de tension que la Chine peut allumer autour de son territoire pour ralentir les manœuvres, désorganiser et disperser les moyens de l’adversaire, sont nombreux. C’est sur des éléments analogues que l’Iran planifie sa stratégie anti-accès dans le détroit d’Ormuz en cas d’attaque contre son territoire. Dans sa course à la défense antimissile, la Chine avait procédé, en janvier 2007, à un essai – réussi – de missile antisatellite et, en 2010, le développement d’un système de missiles balistiques antinavires (ASBM) avait été signalé. Pékin fait également mention dans son document de ses missiles nucléaires qui dépendent directement de son Second corps d’artillerie. La stratégie nucléaire d’autodéfense de Pékin sert à entretenir la dissuasion face aux velléités de Taipei (en prévision d’une éventuelle déclaration d’indépendance soutenue par Washington).

Un premier test pour voir plus loin que la rivalité hégémonique

La gestion de la menace nord-coréenne est un premier ballon d’essai aux allures d’écran de fumée bien utile pour les États-Unis et la Chine, l’un amplifiant virtuellement la gravité de la situation alors qu’il a l’habitude, depuis 2003, de voir le régime de Pyongyang gesticuler et marchander, sortir du TNP, installer ses lanceurs de missiles avant de se rétracter en échange de quelques allègements de sanctions. L’autre se maintenant dans une posture (toute chinoise) de sage et d’indécrottable « promoteur de la non-prolifération », s’employant à dissuader son ubuesque voisin communiste de commettre une erreur irréparable. Derrière ce remue-ménage diplomatique, le véritable enjeu et défi pour les États-Unis est, d’une part, de bien marquer leur retour (« nous [les États-Unis] sommes de retour et nous allons rester ! », avait déclaré Hillary Clinton en 2010 au forum de l’ASEAN, résumant fort bien la détermination de l’Amérique à maintenir sa présence et affermir ses liens avec ses pays membres); et d’autre part, de trouver la bonne tonalité et méthode avec Pékin pour bâtir un modèle de relation viable qui servira de balise aux relations futures de l’Amérique avec d’autres puissances émergentes. Bien que les tendances observées et les indicateurs laissent supposer que la région s’apprête à entrer dans une ère de « surenchère des intimidations », les Chinois ne sont certainement pas pressés d’en découdre avec Washington, et l’inverse est aussi vrai. Par ailleurs, leurs positions n’entrent pas systématiquement en contradiction avec le point de vue américain sur les problématiques régionales. Pékin a lui-même critiqué les essais nucléaires de Pyongyang, s’alignant ainsi parfaitement sur son rival même si cela ne le conduit pas pour autant, d’un autre côté, à désavouer l’Iran et à l’isoler. Le contenu du livre blanc montre une Chine certes sur la défensive, mais qui ne veut pour autant donner l’image d’une puissance belliciste, anti-américaine et anti-occidentale. Ce document réitère certains points qui recueillent le consensus sino-atlantique et rappelle la volonté de partenariat qui unit, en dépit de nombreux différends, Pékin aux autres pays de la région. Un scénario de guerre régionale n’est pas impossible à envisager mais serait absolument désastreux, d’autant que les bénéfices pour les uns et les autres seraient bien moindres (ou quasi nuls) en comparaison des incommensurables pertes communes engendrées. La relation tumultueuse mais solidement maintenue entre la Chine et le Japon est peut-être la meilleure illustration de ce qu’est la realpolitik au XXIème siècle. Leurs économies sont interconnectées, rendant une guerre plus que préjudiciable pour chacun : la Chine demeure le premier fournisseur et client du Japon (19% des exportations nippones vont vers la Chine contre moitié moins à l’inverse) et un immense atelier d’assemblage de nombreux matériaux et composants (notamment électroniques) provenant du Japon, de la Corée du Sud et des États-Unis. Les échanges commerciaux entre les trois plus grandes économies asiatiques (Chine, Japon et Corée du Sud) pèsent à elles seules près de 20% du PIB mondial. Toutes les transformations entreprises par Pékin dans le domaine militaire n’ont pas pour unique moteur (et référence) l’atteinte des hauts standards qualitatifs de l’armée américaine. La Chine n’est pas dans une démarche de pâle imitation des modèles occidentaux, et la valorisation de ses forces ne répond pas exclusivement à la montée en puissance de la coalition asiatico-atlantiste. Pékin a, en effet, tout intérêt à poursuivre la modernisation de ses forces armées pour faire également face à l’émergence d’autres géants régionaux comme la Russie (grand allié mais aussi compétiteur) et l’Inde, dont les régions frontalières septentrionales du Ladakh et de l’Arunachal Pradesh sont disputées par Pékin depuis 1962.

« Ni amour ni haine », clé d’un partenariat sino-américain stable ?

Depuis 1972, Pékin et Washington sont devenus des partenaires rivaux, et ce statut a toutes les chances de rester pérenne. Les deux pays ont suffisamment d’intérêts économiques communs pour être des partenaires, mais pas assez d’affinités politiques (« démocratiques »), culturelles et stratégiques pour être de grands alliés. La Chine, sans être aussi « infréquentable » (communiste) que par le passé, n’en est pas pour autant libérale. Enfin, les désaccords stratégiques entre les deux pays, quoique prononcés, ne sont, à ce stade, pas assez aigus pour conduire à la rupture et les faire passer de rivaux à ennemis patentés. L’ Amérique ne peut souhaiter raisonnablement le déclin de son troisième partenaire commercial et premier créancier qui met, par ses importantes réserves de change en dollars, le billet vert à l’abri de l’effondrement. Entre rejet, fascination réciproque et interdépendance, les deux sont condamnés à s’entendre afin d’œuvrer au règlement de nombreux problèmes régionaux et internationaux où leurs intérêts sont en jeu. La détérioration des relations entre l’Amérique et la Russie – qui ne va certainement pas aider à rapprocher leurs points de vue sur le conflit syrien et sur l’Iran – est une erreur à ne pas reproduire avec la Chine. Le succès du partenariat sino-américain sera tributaire de l’aptitude de ces deux puissances à se partager l’influence et à dépasser leurs antagonismes dans un espace où leurs visions, méthodes et intérêts se heurtent certes, et se heurteront sans doute souvent, à mesure que la Chine développera ses capacités, mais ne rendent pas moins nécessaires des échanges et une coopération d’égal à égal, dénués de toute espèce de dissymétrie, pour relever des défis face auxquels l’Europe, à bout de souffle, montre clairement ses limites. Le concours d’une Chine forte et responsable aux côtés des États-Unis lui est indispensable. La politique étrangère américaine devra procéder, tout au long de cette nouvelle ère de coopération, à une révision des théories « kennaniennes » dans lesquelles Obama a puisé l’essentiel de sa stratégie asiatique. Bien que l’administration Obama rejette à ce jour l’idée de formation d’un monde multipolaire a fortiori d’un duopole (un « G2 ») et préfère promouvoir celle d’un partenariat multilatéral (où l’Amérique conserve, de préférence, son leadership), elle doit lutter contre certains automatismes sous peine de faire fausse route dans la manière d’aborder Pékin. Comment se positionneront les États asiatiques « vassaux » entre les deux premières puissances ? Il s’agit sans doute d’une question centrale. Les implications des nouvelles coordinations trilatérale (USA-Japon-Corée du Sud) et multilatérale (USA-ASEAN) auront très probablement une incidence directe sur les relations diplomatiques des riverains de la Mer de Chine et donc sur la susceptibilité (et la posture) de Pékin. C’est autant par la consolidation de ses capacités de dissuasion et de projection que par l’influence croissante d’un « soft power » sui generis mâtiné de confucianisme, autrement dit, par le dosage équilibré entre autorité et attractivité, qu’est conditionné le rayonnement de la Chine en tant que « puissance pacifique et respectée » dans la région Asie-Pacifique et au delà. La guerre n’étant clairement pas une option, la modernisation rapide des armées chinoise et japonaise et la croissance des Tigres, placés sous le parapluie militaire américain, devrait logiquement conduire, d’une manière ou d’une autre, à une répartition plus équilibrée des forces dans cet espace maritime où les acteurs ne manquent ni d’esprit de compétition, ni d’idées, ni d’ambitions, ni, pour certains, de moyens de les réaliser. Les évolutions et comportements individuels et collectifs à venir de ces petits États constituent pour l’instant des inconnues qui, au fur et à mesure, délimiteront le cadre de la relation Chine-Amérique, sans toutefois la sortir de sitôt de son ambigüité.

Chady Hage-ali

Stratpolitix

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Publié dans Défense & sécurité, Diplomatie, géostratégie

Sécurité et défense en Afrique subsaharienne : vers un engagement plus fort de Washington?

De gauche à droite : les présidents Macky Sall du Sénégal, Joyce Banda du Malawi, Ernest Bai Koroma de la Sierra Leone et le premier ministre Jose Maria Pereira Neves du Cap-Vert, autour du président Obama lors d’une visite officielle le 28 mars 2013 (source photo : blog officiel du Département d’État américain).

Des développements qui méritent une plus grande attention

Petit à petit, l’Afrique semble revenir dans l’agenda américain et international. L’invitation discrète de quatre chefs d’États africains (Sénégal, Sierra Leone, Malawi et Cap-Vert) à la Maison Blanche la semaine dernière a été l’occasion pour le président Obama de faire un point sur la situation du continent et sur le partenariat américano-africain dont la visibilité n’a pas été particulièrement remarquable au cours de son premier mandat. Jusqu’à présent, l’on entend très peu parler – et l’on n’en perçoit pas très bien les contours non plus – de la stratégie américaine pour la région subsaharienne. Washington réitère son engagement dans son « Us Strategy toward Sub-Saharan Africa » à aider l’Afrique à renforcer ses institutions démocratiques, à stimuler la croissance économique, le commerce et l’investissement, à faire avancer la paix et la sécurité, et enfin, à promouvoir le développement. Sur le plan sécuritaire, l’Afrique est exposée à de nouvelles menaces, parmi lesquelles l’avènement d’un terrorisme islamiste mâtiné de banditisme/contrebande. Ce phénomène de radicalisation est assez inédit dans cette partie du globe qui ne s’est jamais vraiment laissé habiter par les idéologies au cours du XXème siècle. Nombre de pays subsahariens sont en proie à des tensions et rébellions qui les exposent à tout moment à des guerres civiles et à l’éclatement de leurs territoires déjà extrêmement vulnérables. Le président Obama, dont l’implication personnelle vis-à-vis de l’Afrique subsaharienne n’a guère été saisissante depuis quatre ans, tente de corriger le tir pour son deuxième mandat. Il ne s’est rendu qu’une fois en qualité de président sur le continent noir, choisissant le Ghana en 2009, et seuls quatre pays anglophones (le Liberia, le Nigeria, le Kenya, et l’Afrique du Sud) ont eu l’honneur de recevoir deux fois sa Secrétaire d’État d’alors, Hillary Clinton (considérée comme la « marathonienne-recordwomen » de la diplomatie américaine, avec cent dix pays visités et trente six tours du monde entre 2009 et 2012). Il faut dire que le contexte global depuis 2009 n’aura pas été non plus particulièrement favorable aux Subsahariens : la crise financière et la récession américaine puis européenne (qui ont également eu un impact sur le niveau d’exportations de l’Afrique), le « Printemps-arabe » et ses conséquences (l’instabilité politique au Maghreb-Machrek, l’éclatement du conflit syrien), l’impasse du dossier nucléaire iranien, la compétition avec la Chine, ont poussé la Maison blanche à se concentrer sur ces enjeux autrement plus chauds et préoccupants, au détriment de l’Afrique. Néanmoins, l’évolution rapide des enjeux au Sahel va sans doute pousser le Département d’État et le Pentagone à se pencher davantage et de manière un peu plus uniforme sur les problématiques sécuritaires et politiques du front nord-ouest, et à cet effet, harmoniser leur stratégie africaine de lutte antiterroriste. Il en va de la crédibilité internationale de l’Amérique, de la cohérence de ses choix et de ses méthodes mais également du devoir de transparence qu’elle s’assigne vis-à-vis de ses citoyens – sans quoi, le président Obama risque d’avoir de plus en plus de mal à expliquer le sens de sa politique de contre-terrorisme « à la carte ».

Vidéo de l’allocution du président Obama après sa rencontre avec les dirigeants africains du Sénégal, du Cap-Vert, de la Sierra Leone et du Malawi (en anglais)

La sécurité, priorité déclarée de l’Amérique en Afrique

Us Strategy toward Sub-saharan Africa (The White House, June 2012, 12 p.)

Us Strategy toward Sub-saharan Africa (The White House, June 2012, 12 p.)

Dans un document stratégique succinct rendu public en juillet 2012, Washington a décliné ce qu’il convient de considérer davantage comme les grandes lignes ou un « balayage » de sa politique dans la région qu’une véritable stratégie construite autour de cadres spatio-temporels définis, d’objectifs et d’approches différenciés selon les réalités et dynamiques propres aux États (que le document ne nomme presque jamais d’ailleurs). Visiblement, Washington continue d’opter en Afrique pour des solutions au coup par coup, car une stratégie coordonnée impliquerait de mobiliser des ressources diplomatiques, matérielles et financières plus conséquentes que ce que Washington consent à l’heure actuelle pour accompagner l’Afrique dans sa trajectoire. La situation générale que connaît l’Afrique ne pousse pas à « l’afro-pessimisme ». Cependant, les taux de croissance positifs et stables et le bon niveau des IDE dans l’ensemble ne doivent faire occulter les problèmes structurels irrésolus, dont certains sont aggravés par l’instabilité politique, la mal-gouvernance et les conflits armés.

Ces facteurs ont un impact négatif sur l’attractivité des pays, le climat des affaires et retardent leur développement. Depuis fin 2008, les putschs se sont succédé dans la région : en Mauritanie, en Guinée, à Madagascar, au Niger, au Mali, en Guinée-Bissau et en Centrafrique, à raison d’un putsch par an – ce qui est déjà beaucoup moins que les décennies précédentes où l’on enregistrait trois à quatre coups d’État par an en moyenne. Souvenons-nous du « record » de l’année 1978, comptant pas moins de sept coups d’État ou, plus proche de nous, de l’année 1999 avec ses quatre coups d’État, dont l’un avait plongé la Côte d’Ivoire dans l’engrenage de la violence et du chaos. Aujourd’hui, les pays cités se redressent et renouent tant bien que mal avec la démocratie. On en déduit que l’Afrique progresse vers davantage de « maturité », de « stabilité » (même si ce mot est à utiliser avec prudence), elle compense et corrige mieux ses erreurs et se montre plus résiliente et proactive. Sa diplomatie régionale a enregistré quelques succès ces dernières années dans la résolution des conflits continentaux. Même si elle a su diversifier ses partenariats d’affaires, l’Afrique reste toujours très dépendante politiquement, économiquement et militairement de l’Europe avec laquelle elle a su tisser une véritable dialectique au cours de leur longue et houleuse histoire commune. Quant à l’Amérique, sa contribution politique reste encore relativement faible. Sa politique étrangère (et de défense) continue de favoriser, sans surprise, les pays anglophones, majoritairement chrétiens, en raison de leurs relations commerciales (l’approvisionnement en matières premières non transformées) et d’affinités tant culturo-linguistiques qu’historiques (cas du Liberia, pays fondé par des esclaves d’Amérique affranchis, ou du Rwanda qui a fait le choix politique de l’anglophonie et fait partie du Commonwealth depuis 2009). les pays anglophones sont généralement plus avancés économiquement que les pays francophones mais pas davantage épargnés par la violence et les soubresauts politiques. Trois idées-force de la politique sécuritaire américaine en Afrique se dégagent : le partenariat ( pour renforcer les capacités civiles et militaires de l’Afrique), la prévention (des conflits, de la criminalité transnationale, du terrorisme et de la piraterie) et le « low cost » (opérations à faible coût et à petite envergure). Mais l’attitude observée et l’application de ces principes sont pourtant variables d’une sous-région à l’autre alors que les activités illicites ou dangereuses identifiées sont de nature plus ou moins similaire.

Soutien sélectif et « deux poids deux mesures » dans la lutte contre le terrorisme en Afrique?

Un hélicoptère rejoignant les troupes françaises dans l'Adrar des Ifoghas, zone montagneuse proches des frontières du Mali avec l'Algérie. (photo : Kenzo Tribouillard/Agence France-Presse/Getty Images)

Un hélicoptère rejoignant les troupes françaises dans l’Adrar des Ifoghas, zone montagneuse proches des frontières malo- algériennes. (photo : Kenzo Tribouillard/Agence France-Presse/Getty Images)

En 2009, le président Obama avait déclaré dans son discours devant le Parlement ghanéen : « Quand on regarde vers l’avenir, il est clair que l’Afrique est plus importante que jamais pour la sécurité et la prospérité de la communauté internationale et des États-Unis en particulier ». Si cette conviction est aussi forte et évidente que l’affirme le président, comment expliquer le relatif dédain avec lequel le problème malien a été considéré par son administration, alors qu’une bataille sans doute majeure pour l’avenir de la région et du monde commençait à s’y jouer ? La société internationale pouvait-elle prendre le risque d’attendre que la présence jihadiste s’accroisse, s’organise, s’institutionnalise, rendant ainsi une intervention de grande ampleur inévitable et sans doute plus difficile à coordonner entre les forces occidentales et africaines? Fallait-il attendre que « l’afghanisation » de la région arrive à son apogée avant d’envisager une réaction ? Cette attitude stoïque est d’autant plus incompréhensible que les jihadistes constituaient une menace potentielle pour les pays sahéliens limitrophes (Mauritanie, Niger, Algérie, Sénégal, Guinée, Côte d’Ivoire, Burkina Faso) et au-delà. États dont les armées, à l’exception notable de l’armée algérienne, auraient été incapables de se dresser contre des groupes aux méthodes asymétriques et de contenir leur irrésistible expansion. Le plan des rebelles touaregs du « Mouvement national pour la libération de l’Azawad » (MNLA), des islamistes d’Ansar Eddine et du « Mouvement pour l’unicité et le jihad en Afrique de l’Ouest » (MUJAO), filière d’Al Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) aurait pu être rapidement tué dans l’œuf, offrant ainsi à Washington et aux armées des pays de la CEDEAO un franc succès militaire contre les meneurs de ces groupes aux capacités et au niveau d’entraînement modestes. Une intervention rapide aux côtés de l’Union africaine il y a un an aurait permis de réparer la « bévue libyenne » qui fut très mal ressentie par les Africains, et dont la situation au Mali est l’une des conséquences directes.

Pourquoi l’Amérique a-t-elle réservé au Mali un traitement différent (et moins préemptif) du combat mené par la CIA, le Pentagone et le JSOC dans la Corne de l’Afrique ? Le faible intérêt manifesté pour la région sahélienne contraste avec l’aide financière et militaire considérable octroyée aux pays alliés d’Afrique de l’Est comme le Soudan du Sud, en tension avec le Soudan du Nord et qui combat la milice ougandaise « L’Armée de Résistance du Seigneur » (LRA), ainsi que le soutien aux activités de maintien de la paix menées par l’Union africaine au Soudan (Darfour), en Somalie, ou encore de lutte contre la piraterie maritime. Le Sud-Soudan est d’ailleurs un exemple éloquent de cette diplomatie américaine à plusieurs vitesses en Afrique. Ce pays n’aurait sans doute pas vu le jour et survécu depuis sa création le 15 janvier 2011, sans la profonde implication américaine et la forte (et déterminante) couverture dont il bénéficie de la part des médias et du show-business américains, dont la figure de proue hollywoodienne est l’acteur George Clooney, pourfendeur du régime de Khartoum et qui a fait du Darfour depuis de nombreuses années son cheval de bataille. Washington est, il est vrai, plus enclin à sanctionner et à isoler Khartoum que Juba, à fermer volontiers les yeux sur la forte corruption, le manque de transparence, les détournements de fonds d’aide internationale, l’incompétence et la prévarication avérés du second, et à se garder notamment de freiner les attaques lancées dans la région frontalière d’Abyei par les milices rebelles pro-Sud Soudan et par l’Armée populaire de libération du Soudan (APLS), faction gouvernementale, sur fond de bataille pour le contrôle des gisements pétroliers (dans les États du Kordofan du Sud et du Nil bleu). Ces soldats et miliciens se livrent aussi à des viols, pillages et meurtres contre des tribus Nuer du Sud. Les célébrités et responsables américains sont au courant de ces crimes mais cela ne les conduit pas à un réajustement audible de leur rhétorique partiale et angéliste. La « bataille » pour les ressources énergétiques entre la Chine et les États-Unis est un élément de lecture important pour expliquer l’intérêt de Washington pour cette région et ses liens avec le Soudan de Sud (le sol du Sud est également riche en minerais comme l’or, le diamant et le bauxite). Son indépendance a porté un coup sévère à l’économie du Nord qui s’est vue amputé de 75% de ses réserves pétrolières présentes dans le Sud du territoire. Mais un an après son indépendance, Juba avait interrompu sa production de pétrole à cause d’un désaccord sur les taxes imposées par le régime de Khartoum, ce qui avait précarisé un peu plus la situation économique du jeune État. Un accord signé en mars 2013 a permis à l’or noir de couler de nouveau et devrait favoriser la détermination prochaine du statut final de la région d’Abyei et sa démilitarisation. Des considérations morales et des affinités religieuses sous-tendent également ce soutien américain teinté de complaisance à l’égard du régime de Salva Kiir. Le nouveau Sud-Soudan est peuplé de chrétiens, comme l’Éthiopie, autre grand allié régional de Washington. Les Américains le perçoivent à travers un prisme « romantique », celui du refuge pour les chrétiens et animistes victimes de persécutions et de cruautés de la part du régime du Nord (les châtiments qui leur sont infligés pouvant aller jusqu’à la crucifixion). Le président du Soudan du Sud (Kiir) – qui rejette l’appartenance sud-soudanaise à la nation arabe -, s’est rapidement rapproché d’Israël peu après la reconnaissance officielle de son territoire en 2011. Son pays est aussi un foyer d’attraction des missionnaires évangéliques américains. L’un des défenseurs de la première heure de ce nouvel État n’est autre que le célèbre révérend baptiste Franklin Graham. En outre, le Sud-Soudan rejoint la liste des pays régionaux soutenus par l’Amérique dans leur combat contre un certain nombre de groupes rebelles criminels, dont la milice transnationale ougandaise LRA de Joseph Kony (l’Ouganda, la République centrafricaine et la République démocratique du Congo) et les Al Shabbaab de Somalie (le gouvernement somalien, le Kenya et Éthiopie).

Washington et Paris, des intérêts divergents en Afrique
Troupes françaises  rassemblées dans un hangar de l'aéroport de Bamako. (Jérôme Delay/AP)

Troupes françaises rassemblées dans un hangar de l’aéroport de Bamako. (Jérôme Delay/AP)

En ce qui concerne spécifiquement le conflit au Mali, de toute évidence, Washington aura soutenu la France presque à contrecœur, se montrant peu enclin (au moins au début) à appuyer une intervention militaire franco-africaine, ardemment sollicitée par les Maliens car nécessaire pour recouvrer l’intégrité de leur territoire et débarrasser le nord du pays des islamistes étrangers, un temps alliés objectifs des mouvements autonomistes touaregs. Washington y est allé à reculons, car malgré tout obligé de faire bonne figure et d’afficher une solidarité de principe (ou de façade) avec l’un de ses alliés otaniens en vertu de leur lutte commune contre le terrorisme. Outre le fait que l’intervention française pouvait renforcer les positions de Paris dans la région sahelo-saharienne constituée de ses anciennes colonies (et dotée accessoirement de ressources minières non négligeables), cette décision du Quai d’Orsay venait s’ajouter à une série de dissensions relatives à la position de la France dans la région des Grands Lacs. L’un de leurs désaccords est lié au refus obstiné des Américains de condamner publiquement l’appui du gouvernement rwandais, leur allié, au mouvement rebelle M23 (Mouvement du 23 mars) qui sévit au Congo voisin et menace le pouvoir de Kinshasa[1]. Les crimes du M23 n’ont pas conduit à ce jour à une rupture entre Washington et le gouvernement de Kigali. les Forces rwandaises de défense arment toujours les rebelles congolais du M23 issus de l’ethnie tutsie à laquelle appartient le président rwandais actuel, Paul Kagamé [2]. Son gouvernement s’est rapproché des Américains et a sciemment opté pour le bilinguisme afin de se distancier un peu plus de Paris qu’il accuse d’avoir soutenu les génocidaires en 1994. Leurs couacs avec la France n’ont sans doute pas concouru à rendre les Américains mieux disposés à l’égard de l’intervention française au Mali. D’emblée, et avant même que n’apparaissent ces tensions, la Maison Blanche était réticente à considérer le cas malien comme un grand problème ou une situation menaçant la sécurité américaine et nécessitant une intervention urgente et l’usage de la force. Ce n’est que lorsque l’expansion et les exactions répétées des groupes islamistes du Mali du nord commencèrent à devenir intolérables pour les Maliens et les Africains, que les Américains ne purent qu’approuver, bien que sans enthousiasme, « l’opération Serval » qui les mettait au pied du mur. Un flot d’hypothèses et de théories n’a pas tardé à découler de l’attitude ambiguë des Américains. Nous ne pouvons pas attester leur véracité, en revanche il est possible de questionner et de juger la pertinence et la tangibilité des arguments qu’elles contiennent. D’emblée, il nous faut reconnaître que la posture américaine est pétrie de zones d’ombre et son traitement du dossier a de quoi soulever un certain nombre d’interrogations.

Washington et l’ombre du « Sahelistan »

Carte du Mali (source : unimap). Cliquez pour agrandir (format haute définition)

Le problème malien – qui diffère des conflits d’Afrique centrale par le caractère plus homogène, jihadiste offensif/expansionniste, des acteurs qui y ont été (et sont encore) combattus – , soulève une première interrogation relative au regard et à l’intérêt que porte l’Amérique sur ce pays et la région qui l’englobe. Que représentent-ils pour Washington? quelles y sont ses visées géostratégiques? Et si, secrètement, Washington souhaitait à desseins que les gouvernements du Mali et de ses voisins tombent les uns après les autres et que leurs États se fondent dans un grand « Sahelistan » sous contrôle des islamistes ? C’est l’une des thèses soutenues avec véhémence par certains penseurs et militants anticapitalistes et anti-impérialistes comme l’économiste et directeur du Forum du Tiers-monde, Samir Amin. Dans son analyse de la situation du Mali publiée en janvier 2013, celui-ci évoque, sans concession, le projet fomenté par ce qu’il nomme habituellement « la triade impérialiste » dans le Nord du Mali et plus largement dans le Sahel, dans le but d’en faire un grand ensemble composé de pseudo-émirats islamistes serviteurs du capital. Un projet qui serait en quelque sorte une duplication de ce que ces mêmes puissances, leurs alliés turcs et de la Ligue arabe (Arabie saoudite et Qatar principalement) tentent de faire en Syrie, en soutenant et en faisant en sorte de faire avancer leurs pions, frères musulmans et salafistes, au sein de l’opposition syrienne. Il y a encore un an, l’on parlait des risques « d’afghanisation » de la région du Sahel, à la faveur de l’installation d’islamistes « touaréguisés » dans les régions montagneuses, apportant avec eux leur cortège de pratiques et d’activités (l’application de la Charia et la généralisation du trafic de drogue et des kidnappings). Ce « Sahelistan » islamiste, tel qu’il est modélisé, inclurait par extension une partie du Sud de l’Algérie et s’étendrait aux confins de la Mauritanie et du Niger. Ses importantes ressources minières et énergétiques (pétrole, gaz et uranium) sont convoitées par ces puissances étrangères. L’idée étant de faire main basse sur celles-ci après avoir fait éclater les derniers États viables pouvant faire obstacle « selon le principe déjà approuvé dans le monde arabe et en Asie centrale du diviser pour mieux régner(…) »(dixit S. Amin). Le scénario du Sahelistan aurait donc été stoppé de justesse par la France qui, si elle l’avait laissé aboutir, aurait perdu pied dans sa sphère d’influence traditionnelle où elle a su malgré tout sauvegarder ses intérêts économiques après la décolonisation comme le pétrole du Niger. Cette zone aurait été dominée par des cartels de la drogue et islamistes ultra-réactionnaires vassalisés par leurs maîtres américains et saoudo-qataris. Samir Amin présente cette nébuleuse islamiste comme l’alliée stratégique de la triade, dans la lignée du soutien systématique qu’elle avait apporté par le passé aux islamistes en Afghanistan, en Algérie, en Somalie, au Soudan puis dans les pays du Printemps arabe « au moment décisif de leur prise de pouvoir ». Se voyant par anticipation comme la grande perdante de cette reconfiguration, la France aurait alors décidé d’intervenir, mettant ses alliés américains devant le fait accompli et suscitant – toujours si l’on en croit l’auteur – des grincements de dents chez ses partenaires puisqu’elle contrecarrait leurs projets. Samir Amin affirme que, jusqu’à présent, Washington ne souhaite pas véritablement que l’intervention française réussisse.

L’impérialisme chancelant?

Des combattants islamistes du MUJAO, lié à Al Qaida, dans la ville de Gao (Mali), le 7 août 2012. (Photo Stringer/Reuters )

Des combattants islamistes du MUJAO, lié à Al Qaida, dans la ville de Gao (Mali), le 7 août 2012. (Photo Stringer/Reuters )

L’action de la France, à défaut de fissurer la « triade » de l’intérieur, marquerait un palier dans sa rupture – que l’auteur souhaite voir se poursuivre – avec les projets de l’impérialisme américain qui avaient trouvé en Nicolas Sarkozy leur meilleur exécutant. Sans nier les relents de nostalgie coloniale qui se dégagent de l’intervention française, S. Amin la juge nécessaire car l’enjeu immédiat est d’éradiquer une présence islamiste qui ne peut que faire régresser à tous les niveaux le Mali. Il émet également le vœu que la France continue de se démarquer de ses alliés en faisant évoluer jusqu’au bout sa diplomatie, – quitte à sortir de l’OTAN et à rompre également avec sa position actuelle vis-à-vis du conflit en Syrie, contraire aux objectifs qu’elle poursuit au Mali – pour lui donner sa pleine cohérence. En l’espèce, la France s’aperçoit que sa position ne sera pas longtemps tenable : elle ne peut continuer de soutenir la rébellion syrienne tout en sachant que les islamistes la débordent déjà, et en même temps chasser du Mali des éléments armés qui partagent les mêmes idéologie, aspirations et « maîtres » que les premiers. Au reste, il est inutile de paraphraser l’auteur dont le soutien à l’intervention militaire française lui a valu plus de critiques au sein de sa propre « famille idéologique » que de la part de ses détracteurs habituels. Sa démonstration apparaît cohérente à défaut de rallier tous les lecteurs au postulat qui la fonde et qui est, évidemment, indissociable des convictions profondes – et notoires – de son auteur. Cette lecture permet une tentative d’explication de la position de l’Algérie sur les dossiers malien et syrien. Alger, pressentant le spectre du « Sahelistan » – qu’il avait probablement sous-estimé au commencement du problème malien en préconisant une approche politique au règlement du conflit avec les éléments « modérés » ou « récupérables » d’Ansar Eddine (approche souhaitée également par Hillary Clinton) – , s’est finalement rangé du côté de la France avec laquelle ses relations se sont nettement réchauffées depuis l’arrivée au pouvoir de François Hollande. L’Algérie ne pouvait attendre de voir se concrétiser et prospérer un « Sahelistan » qui aurait fini par porter directement atteinte à l’intégrité et à la sécurité de son pays et de son gouvernement. Du même coup, celle-ci est restée extrêmement prudente par rapport à la situation en Syrie, émettant des réserves tant sur la possibilité pour la Ligue arabe d’armer les rebelles que sur sa décision d’accorder un siège à l’opposition syrienne, une décision contraire selon elle à la charte de l’organisation. La position du Soudan (du Nord), dont on parle moins, est plus complexe à saisir. Le régime de Khartoum conscient que sa situation économique extrêmement précaire l’expose lui-même à l’implosion (à un « Printemps arabe »?), avait choisi dans un premier temps de se montrer défavorable à toute mesure contre le gouvernement syrien, avant de se placer dans une ligne anti-Assad plus consensuelle (et majoritaire au sein de la Ligue). Sa diplomatie hésite entre fidélité aux chefs de la Ligue arabe (alliés des Américains qui aident ses ennemis sud-soudanais) et connivence avec les acteurs de « l’axe du refus » (Iran, Syrie, Hezbollah). Ils ont d’ailleurs les mêmes puissants parrains : la Chine et la Russie. Sans la Chine, le régime d’Omar el Bashir serait dans une situation économique encore plus désastreuse. Quant à Bashar el Assad, il peut compter sur le soutien farouche de ce tandem depuis le début de l’insurrection. Le scénario du Sahelistan, se rapportant à certains précédents dans la région MENA et aux tactiques extérieures de déstabilisation de la Syrie, place virtuellement le Mali dans la continuité d’un « plan machiavélique » ourdi par Washington, l’Europe et le Qatar pour le dépeçage du Sahel, et représente sans doute un niveau de lecture recevable bien que celui-ci ne réponde pas à toutes les questions en suspens. En outre, cette thèse occulte, dans ses prémisses, l’impact de certains changements stratégiques et méthodologiques récents (on peut même parler de changement de style) effectués dans la politique étrangère et la doctrine militaire de l’Amérique, ainsi que l’échec de certains projets initiés dans la région sahélo-saharienne dans le domaine de la sécurité, et dont Washington, malgré de nombreuses erreurs, ne porte pas l’entière responsabilité.

Les autres motifs de la retenue américaine

Un gendarme malien monte la garde à l'aéroport de Bamako après l'arrivée d'un avion  C-17 de l'US Air Force de transport de troupes françaises. (Photo Eric Gaillard / Reuters)

Un gendarme malien monte la garde à l’aéroport de Bamako après l’arrivée d’un avion C-17 de l’US Air Force de transport de troupes françaises. (Photo Eric Gaillard / Reuters)

Certes, peu d’éléments concrets permettent en l’état de contredire la vision des anti-impérialistes, et force est de reconnaître que la mollesse ou désinvolture apparente avec laquelle Washington a semblé (ré)agir dans ce dossier malien/sahélien ne plaide guère en sa faveur et donne aisément corps aux théories complotistes. Malgré le support logistique apporté aux troupes françaises pendant les opérations, la participation de Washington reste faible, cantonnée au renseignement, au transport, à l’approvisionnement de sa flotte (via des avions ravitailleurs). Au regard de la détermination de la Maison Blanche et du Pentagone à mettre en œuvre leur politique du retrait ou de la « désescalade » en Irak et en Afghanistan depuis le premier mandat du président Obama, l’on peut logiquement en déduire que le Mali ne fait pas exception, et cela tend à expliquer, tout du moins en partie, pourquoi les Américains ont préféré opter jusqu’au bout pour l’évitement ou, à défaut, pour une visibilité réduite au maximum de leur cobelligérance, tant en Libye qu’au Mali. De surcroît, les intérêts américains en Libye – même s’ils n’étaient pas énormes – étaient plus importants qu’au Mali, sans pousser pour autant les forces américaines à occuper les avant-postes lors de l’intervention franco-britannique contre le régime de Kadhafi. Quant au conflit syrien, l’Amérique ne compte absolument pas s’y engager directement et affiche encore des réticences à livrer des armes aux rebelles qui pourraient profiter au jihad mené par les groupes comme le Front Al-Nosra, être retournées contre l’opposition laïque, les minorités ethniques et religieuses ou servir dans d’autres conflits.

Le président Obama a eu beaucoup de mal à imposer une « désescalade » que ses adversaires républicains ont perçue comme un signe de déclin du leadership américain dans le monde. Bien entendu, le revirement opéré dans la doctrine d’intervention des États-Unis et les coupes substantielles dans le budget de la défense 2013 ont bon dos, et peuvent servir d’alibi à l’inaction et à la temporisation, ou de justification à la volonté américaine de limiter au maximum la projection coûteuse de ses forces dans un trop grand nombre de théâtres. D’une certaine manière, la Maison Blanche reste constante sur sa ligne qui consiste à opter en Afrique, comme c’est le cas depuis une décennie, pour des stratégies à court terme dédiées à la lutte anti-terroriste et à la sécurité énergétique, à renforcer – avec des résultats pour le moins relatifs – les capacités militaires africaines par le biais de programmes de formation et d’entraînement, à mener des opérations à faible coût et de faible envergure, conformément à sa vision énoncée dans le document « Sustaining U.S. Global Leadership : Priorities for 21st Century Defense » du DOD. L’on peut également supposer que les États-Unis préfèrent s’économiser en laissant certains dossiers « mineurs » (dans la hiérarchie de leurs intérêts) à leurs alliés européens qui doivent assumer leur part du fardeau, de sorte que Washington puisse se concentrer sur des terrains où ses troupes et ses services de renseignement sont déjà engagés (au Yémen, au Soudan, en Somalie, en Afghanistan, au Pakistan). En cas de conflit armé avec l’Iran, les Américains sont conscients qu’ils devront être mobilisés dans la plupart des pays de la péninsule arabique susceptibles de devenir des cibles de choix. Le conflit syrien s’éternise, s’étend, et la région MENA est de plus en plus instable, l’opposition syrienne est polarisée, et elle commence à être au cœur d’une lutte d’influence au sein de la Ligue arabe. L’on peut donc aisément comprendre que les Américains hésitent à être beaucoup plus engagés qu’ils ne le sont dans la région sahélo-saharienne et à la consacrer involontairement, par leur présence, un peu plus comme une nouvelle « terre de jihad», lieu de rassemblement de tous les combattants et terroristes islamistes du monde, comme ce fut le cas de l’Irak.

Un chasseur Mirage 2000-D français ravitaillé en vol après avoir quitté la base militaire de Nancy pour N'Djamena le 11 Janvier 2013.  Ce jour marque le début de l’intervention française par des raids aériens menés par des hélicoptères Gazelle et avions Mirage 2000-D (AP Photo / R. Nicolas-Nelson, ECPAD).

Un chasseur Mirage 2000-D français ravitaillé en vol après avoir quitté la base militaire de Nancy pour N’Djamena le 11 Janvier 2013. Ce jour marque le début de l’intervention française par des raids aériens menés par des hélicoptères Gazelle et avions Mirage 2000-D (AP Photo / R. Nicolas-Nelson, ECPAD).

L’affirmation selon laquelle Washington se désintéressait des enjeux et besoins sécuritaires de l’Afrique et de la région sahélienne avant l’intervention de Paris au Mali peut être, sous bien des aspects, considérée comme un raccourci. On la nuancera en rappelant que le continent reste officiellement désigné comme un front de la lutte globale contre le terrorisme depuis les attentats spectaculaires et sanglants de Nairobi (Kenya) et Dar es Salaam (Tanzanie) le 7 août 1998, et surtout de New York le 11 septembre 2001, marquant le début fracassant de la GWOT. Une étape clé dans l’évolution de la politique africaine de Washington fut consacrée par la création d’un commandement militaire unifié pour l’Afrique (l’AFRICOM) en 2007. Son quartier général se situe à Stuttgart, en Allemagne, puisque, jusqu’à présent, aucun pays africain ne s’est montré disposé à l’accueillir. Cet obstacle n’a pas empêché la floraison discrète de nombreuses bases de taille et d’effectifs variables disséminées sur l’ensemble du continent. La seule base américaine permanente et la plus importante en termes d’effectifs en Afrique – forte d’un personnel de 3200 hommes, civils et militaires inclus et dont le nombre peut être porté à plus de 4000 individus -, se trouve à Djibouti, au camp Lemonnier, depuis juin 2002. Celle-ci abrite, entre autres, des U28A pour la surveillance et des drones « Predator » destinés à l’élimination des membres d’Al Qaïda au Yémen [3]. De la Mauritanie aux Seychelles, Washington a ainsi continué de tisser une vaste réseau d’une dizaine de bases supervisées par des forces spéciales et des sociétés privées [4]. On soulignera également qu’entre 2009 à 2012, Washington était en pourparlers avec l’Algérie pour la location de la base aérienne de Tamanrasset dont la localisation à l’extrême sud du territoire est jugée propice par l’USAF à une couverture efficace de la bande sahélo-saharienne. Les négociations ont échoué. Alger signifiant aux Américains son refus catégorique de tout compromis sur sa souveraineté territoriale. Cette décision aurait également été motivée par une accumulation de faits et d’événements qui n’ont fait qu’accroître l’irritation et la méfiance du gouvernement algérien : les effets psychologiques des révoltes arabes et des circonstances de la chute de Kadhafi en particulier, la coopération militaire des États-Unis avec le voisin marocain (comprenant l’installation d’une base de drones de surveillance GNAT à Guelmine, dans le sud du pays, en 2011) et, bien plus décisive, la découverte d’un vaste programme d’espionnage financé par la CIA à hauteur de huit millions de dollars, visant Alger et impliquant les services de renseignement tunisiens.  L’agitation régionale, les intrigues et maladresses américaines couplées à la mésentente traditionnelle entre les pays du Maghreb ont compliqué, retardé et parfois compromis la coopération interétatique en matière de lutte antiterroriste dans la région. L’amélioration des relations bilatérales entre les pays d’Afrique du Nord constitue à cet égard l’un des défis à relever face à une menace clairement transnationale. Certains programmes et initiatives destinés à contrer par de nombreux moyens, civils et militaires, la radicalisation de populations socialement vulnérables et à faire reculer les idéologies et groupes religieux extrémistes ont pourtant été mis en place dès 2002, tels que le Pan Sahel Initiative (PSI) devenu en 2005 le  Trans-Sahara Counterterrorism Partnership (TSCTP). Ce programme placé sous l’opération enduring freedom – Trans Sahara a pour but de renforcer individuellement les capacités des gouvernements et d’institutionnaliser la coopération entre des pays sahéliens (Mauritanie, Mali, Tchad, Niger, Nigeria, Sénégal et Burkina Faso) et magrébins (Maroc, Algérie, Tunisie). Ce programme incarne en quelque sorte la philosophie adoptée par Washington dans son assistance à l’Afrique associant les « 3D » (diplomatie, défense et développement). le TSCTP a été transféré en 2008 à l’Africom.

La sécurité du Mali n’attend pas

Les mouvements d’Al Qaïda dans la moitié nord du Mali n’avaient donc pas autant échappé au viseur de Washington qu’on a pu le croire. La surveillance du Sahel a augmenté graduellement à partir de 2003. Au Mali, les Américains avaient investi une dizaine de millions de dollars pour équiper et entraîner les forces de sécurité peu avant que le pays ne traverse l’une de ses plus grandes crises politiques. Les ressources déployées n’étaient sans doute pas suffisantes compte tenu de l’ampleur de la tâche, et il aurait fallu insister, outre de plus importants moyens matériels, sur un plus haut niveau d’instruction, en matière d’éthique militaire notamment. Les Américains ont d’ailleurs reconnu leur échec au Mali et l’approche inadéquate ou incomplète de la formation militaire dispensée. Le putsch militaire de mars 2012 marqua hélas un coup d’arrêt dans la coopération en même temps qu’il favorisa la montée en puissance des milices islamistes dans le nord. L’armée vit déserter une partie de ses soldats formés par les Américains, emportant avec eux armes et munitions pour rejoindre la rébellion. Depuis, Washington jure qu’on ne l’y reprendra plus et refuse d’équiper directement l’armée malienne, en vertu d’une loi lui interdisant de fournir des armes et une aide à des armées ayant orchestré un coup d’État, tant que le processus démocratique n’est pas réenclenché. Le sénateur Chris Coon, président de la sous-commission des affaires étrangères du Sénat pour l’Afrique, avait déclaré à Bamako fin février : (On peut espérer) « une aide supplémentaire des États-Unis dans cette région et d’autres, mais (…) la loi américaine interdit une assistance directe à l’armée malienne après le putsch »(…)Après une pleine restauration de la démocratie, il me semble probable que nous reprendrons notre aide directe à l’armée malienne ». Cette restauration que Washington pose comme une condition sine qua non est judicieuse, logique, en principe, mais peut-être pas tout à fait réaliste (ni même réalisable avant longtemps) à l’heure où le pays est fortement fracturé, la situation sécuritaire encore précaire, l’armée malienne désorganisée.

L’amorce d’un processus de réconciliation nationale, d’une part au sein des forces armées, d’autre part entre Maliens et Touaregs du Nord, et d’un dialogue – le plus inclusif possible – entre toutes les forces politiques du pays afin de préparer un consensus pour les prochaines élections, demande du temps et pourrait nécessiter, en cas d’impasse(s), le report du scrutin dont l’organisation a été fixée en juillet 2013 (échéance que le président malien par intérim Dioncounda Traoré et la France souhaiteraient voir respectée mais qui laisse sceptiques beaucoup d’observateurs et de Maliens). La question est donc de savoir s’il faut attendre, dans un intervalle qui peut être long et jonché de périls pour la population, le retour de la démocratie et de l’autorité civile avant de doter le Mali d’une force nationale opérationnelle capable de protéger dans un délai raisonnable l’ensemble du territoire national. Dans la configuration actuelle, et malgré son ancrage historique, il est évident que la France est incapable de régler à elle seule la problématique malienne actuelle (à la fois politique, démocratique, démographique et sécuritaire). Échouer sur l’un de ces axes pourrait amplifier la fracture du pays jusqu’à la guerre civile. Des élections précipitées ou négligeant l’un de ces axes sont porteuses des germes d’un danger plus grand pour le Mali que le terrorisme islamiste. L’armée malienne, désagrégée, est actuellement absente du front nord occupé par les troupes françaises, tchadiennes et le MNLA (qui a posé comme condition qu’aucun soldat malien ne pénètre dans l’Azawad). Certes, la logique voudrait que toute armée émane de l’État et lui obéisse une fois son autorité restaurée par le suffrage universel, mais face aux impératifs actuels, une reviviscence de l’armée malienne (à la faveur d’une participation plus grande et de quelques succès tactiques à son actif), parallèle aux efforts politiques, serait peut-être souhaitable et bénéfique, car susceptible d’ envoyer un signal positif à la population malienne qui a perdu confiance en cette institution; contribuant in fine à offrir un climat plus favorable au retour du processus démocratique dans l’équation, et avec lui, de l’état de droit.

L’armée malienne, un pari risqué mais nécessaire

Il convient de rappeler que le coup d’État du capitaine Amadou Haya Sanogo est l’une des conséquences (même si rien ne saurait excuser une telle action tout à fait anti-démocratique) de l’abandon et du délitement de l’appareil militaire au fil des décennies par des dirigeants maliens incompétents, et de l’impuissance logique de l’armée (qui en a résulté) à établir l’autorité de l’État dans le nord du Mali tandis que la menace y progressait à vue d’œil. Le même Amadou Sanogo avait suivi une formation aux États-Unis dans le cadre d’un des programmes mis en place par Washington, l’IMET (International Military Education and Training), ce qui accroît – c’est compréhensible – l’amertume des Américains et les pousse à être plus circonspects voire intraitables désormais. La reformation de l’armée malienne qui exige du temps et des ressources humaines et financières importantes est désormais prise en charge principalement par la « European Training Mission » (EUTM). Il n’est pas dit que les Européens puissent faire mieux que les Américains ou éviter les mêmes déconvenues. Rien ne permet de prédire que les soldats maliens qui sortiront techniquement et tactiquement bien formés par la mission de reconstruction européenne au bout de quinze mois, ne rejoindront pas un jour une quelconque junte militaire, milice jihadiste ou escadron de la mort en cas de retour du chaos politique. Certaines factions pourraient alors se livrer à des représailles et exactions contre des civils, perpétrer des exécutions sommaires visant des groupes ethniques, faits dont a d’ailleurs déjà été accusée l’armée malienne par l’ONU et la FIDH pendant l’intervention française. Dans un esprit de vengeance, des soldats s’en seraient pris à des individus appartenant aux ethnies peule, touarègue et arabe accusés sans distinction de soutenir les groupes armés du nord. Hélas, l’Afrique a vu ce genre de crimes et atrocités maintes fois se reproduire, parfois dans des proportions génocidaires.

Pour prévenir de possibles abus et violences de la part de militaires ou de civils, les forces stationnées doivent faire preuve de la plus grande vigilance. Ces risques ne rendent que plus essentielle une présence durable et plus appuyée des États-Unis et de la société internationale au Mali. L’Amérique s’est elle-même engagée à prévenir, au stade le plus précoce, la violence et les les atrocités de masse et à renforcer les actions nationales et internationales destinées à traduire les assaillants en justice. Cette mention se trouve dans la section « sécurité » de son document stratégique, conformément aux objectifs déjà énoncés dans la directive présidentielle sur les atrocités de masse (« Presidential Study Directive-10″) d’août 2011. Hélas, il n’y a aucune garantie de pouvoir éviter des actes barbares, et le « tout ou rien » n’est pas en rapport avec la réalité malienne et risque de paralyser les réponses à apporter aux menaces sécuritaires actuelles. Par ailleurs, que l’on s’en réjouisse ou non, le capitaine Sanogo – même si les Américains ne sont pas prêts de lui pardonner – est pour l’heure un acteur incontournable sur la scène politique malienne et contrôle encore ce pays privé d’autorité civile reconnue par tous. Ce dernier devra être tenu par la communauté internationale pour responsable de toute entrave ou violation des droits de l’homme et aux règles démocratiques dont ses hommes pourraient se rendre coupables dans les prochains semaines et mois. Tous les risques d’une récidive ne sont pas écartés, mais ni les Maliens, ni les Africains, ni les Européens, ni les États-Unis ne peuvent, dans les circonstances qui prévalent au Mali, se montrer excessivement pointilleux. Inculquer aux élites et aux militaires maliens le respect de l’ordre constitutionnel et des valeurs républicaines desquels ils se sont dramatiquement éloignés est un travail de longue haleine qui se situe en amont, pendant, et en aval du processus politique. Dans l’urgence, les acquis impératifs pour la sauvegarde du processus politique sont d’ordre opérationnel. À cet égard, le Mali a besoin de forces de sécurité disposant d’armes adaptées et d’une formation aux techniques de guerre asymétrique.

Un plus grand rôle des Américains dans la région qui se précise

La présence des casques bleus couplée à un appui militaire et logistique plus significatif de l’Amérique au Mali et dans la région finiront par être nécessaires, bon gré mal gré, bien que cette possibilité contredise un peu plus le « projet de Sahelistan » que l’on prête à Washington et dont l’évidence reste discutable (tout en reconnaissant que les démonstrations de Samir Amin et d’autres auteurs sont, dans leur genre, imparables). Le « diviser pour mieux régner » censé être la marque historique de la stratégie impérialiste occidentale ne fonctionne pas à tous les coups. Les Américains le savent, pour en avoir eu la preuve édifiante à travers l’expérience irakienne. Aujourd’hui, l’héritage politique de leur invasion en Irak a certes divisé ce pays, mais le résultat ne leur est certainement pas favorable sur tous les plans. Cette approche est vouée à devenir de plus en plus obsolète à l’heure où la Chine parvient à obtenir toutes les ressources énergétiques dont elle a besoin pour sa croissance dans une démarche d’intégration des marchés et non de désintégration des espaces avec lesquels elle négocie. Par exemple, l’entregent et le pragmatisme des Chinois leur ont permis de maintenir leurs très bonnes relations commerciales avec le Soudan du Nord tout en faisant du Soudan du Sud un nouveau partenaire. La Chine sait qu’elle a tout à gagner à voir la région se pacifier par la réconciliation des deux frères ennemis, dont elle soutient le processus.

Le président Hollande a certes évité « l’épouvantail du Sahelistan », mais il a surtout pavé la voie au retour en force de l’Africom et a, dans un sens, accéléré la militarisation de la région via l’installation d’une base américaine de surveillance de drones au Niger. Celle-ci n’est pas la première dans la région et ne sera probablement pas la dernière à ouvrir ses portes face à une menace particulièrement volatile. L’Amérique doit assurément revoir sa copie pour le Mali et le Sahel et prendre le taureau par les cornes : car en cas de retour en force des islamistes armés dans la région (et de leur éparpillement dans le Sahara), elle devra, ne serait-ce qu’à cause de la pression des médias et des opinions américaines et occidentales, passer de la surveillance à l’attaque. Son approche indirecte dite du « leading from behind », opportune lors de l’intervention franco-britannique en Libye, pourrait, à l’avenir, ne pas être systématiquement applicable à tous les contextes sahélo-sahariens. D’abord réticents et méfiants vis-à-vis des objectifs de l’Africom, les Africains se voient contraints à une attitude plus pragmatique, car conscients qu’ils ne peuvent assurer sans aide extérieure la sécurité de leurs nations face à l’augmentation des capacités de groupes tels que les Al-Shabaab, Aqmi et Boko Haram et l’apparition possible de nouveaux groupes. La crainte à long terme des effets de la militarisation de la région sous la bannière de l’Africom sur les souverainetés nationales n’est pas dissipée,  mais l’incertitude qui plane sur la stabilité du Sahel devrait être considérée comme un problème immédiat bien plus inquiétant. Pour l’instant, la situation malienne est relativement maîtrisée, une intervention lourde n’est pas nécessaire, la pertinence du « small footprint » que le président Obama préconise ne sera probablement pas davantage remise en cause au Mali face à des groupes très clairsemés qu’il ne l’est au Yémen, en Somalie et dans l’AFPAK. Pour la France, la facture est déjà lourde. Paris a éprouvé ses limites logistiques et matérielles sur le terrain, et prépare d’ores et déjà les conditions de son retrait. Ni elle ni les contingents africains encore sur place ne pourront assurer le peace building sans le concours de leurs partenaires européens et américains alors que la violence ne s’est pas tarie et nécessite une implication internationale plus forte et un plan anti-terroriste élargi à la région. L’Europe envoie des instructeurs mais n’indique pas vouloir aller plus loin qu’un rôle de formation. La question de l’après-présence française – et le retrait de ses 4000 hommes – est soulevée et nécessiterait une coordination rapide avec la force multinationale africaine de maintien de la paix (Mission internationale de soutien pour le Mali /MISMA) composée de 6000 hommes sur laquelle Washington entreprend d’ores et déjà une réflexion soutenue. Les pays de la CEDEAO envoient leurs troupes mais, malgré toute leur bonne volonté, celles-ci sont en sous-effectif, mal entrainées et pas du tout préparées à faire face seules à une guerre asymétrique en milieu désertique et à des opérations de contre-terrorisme dans les zones urbaines qui sont d’ores et déjà la cible d’attentats kamikazes. L’implication de l’Amérique dans le Sahel, à terme, apparaît donc comme une option sérieuse voire inéluctable. L’approche du Pentagone et du Département d’État (par le biais de son Bureau of African Affairs) est en train de progressivement évoluer. Si la décision d’une action renforcée se précise, alors le Mali pourrait rejoindre la liste des pays dans lesquels les opérations de drones d’attaque sont menées à large échelle et des missions effectuées ponctuellement par des forces spéciales américaines stationnées. Des versions non armées de ces engins survolent déjà le Mali, pilotés depuis le Niger voisin, mais uniquement pour des opérations de reconnaissance. L’Amérique pourrait décider d’éliminer les chefs des milices affiliées à AQMI afin d’en désorganiser un peu plus les combattants comme elle le fait déjà au nord du Pakistan et au Yémen. L’éventualité d’une résurgence terroriste appelant à un « surge » militaire au Mali et dans sa périphérie ne saurait être exclue. Les troupes françaises qui ont chassé les islamistes des villes de Kidal et Gao, sont encore engagées dans une nouvelle bataille car ces derniers n’ont pas dit leur dernier mot : les opérations de guérilla, attentats suicide et embuscades reprennent jusqu’à Tombouctou et pourraient encore augmenter en fréquence et toucher plus en profondeur le sud du pays, afin de faire un peu plus capoter le difficile processus politique en cours.

La formation dispensée par l’EUTM va certes réduire les effets potentiellement désastreux qu’aurait générés une passation de relai précipitée entre la France et les forces malienne et africaine, sans préparation préalable et suffisante, mais elle ne résoudra pas tout : l’amélioration de l’environnement politique et social qui ne dépend que des Maliens, mais également la mise à disposition d’équipements spécifiques dont la future armée va avoir besoin contre les terroristes. À ce niveau, l’armée malienne n’est guère mieux pourvue que les forces de l’OTAN – qui manquent cruellement de systèmes ISR (Intelligence, Surveillance and Reconnaissance) incluant les drones de surveillance, et d’avions de transport, de levage et de ravitaillement. L’armée malienne aura besoin de véhicules blindés, d’hélicoptères d’attaque pour ses missions dans les zones désertiques du nord. La Russie a d’ailleurs déjà été approchée pour lui en fournir mais l’État malien dispose de moyens financiers trop limités pour acquérir un équipement proportionnel à ses besoins. La constitution d’unités d’élite et spécialisées, ainsi que l’acquisition de capacités d’aéroportage rapide de soldats et de véhicules sur les théâtres d’opération seront déterminants pour lutter contre l’implantation de poches jihadistes sur un territoire immense et difficilement contrôlable. D’une manière ou d’une autre, les Maliens, les Français et les Européens ne pourront se passer des technologies et de l’expertise de l’Amérique dans les prochains rounds qui s’annoncent rudes.

Chady Hage-ali

Stratpolitix

 


[1] « Susan Rice provoque la zizanie entre Paris et Washington », Michel Colomès, Le Point, 13 décembre 2012. Voir : <http://www.lepoint.fr/editos-du-point/michel-colomes/susan-rice-provoque-la-zizanie-entre-paris-et-washington-13-12-2012-1566324_55.php>.

[2] Des crimes de guerre sont également commis par d’autres milices dans le Kivu (RDC), on en dénombre une trentaine, aux loyautés fluctuantes. Citons les ultranationalistes congolais tels que les « Maï Maï » opposés aux milices pro-rwandaises, ou les « Forces démocratiques de libération du Rwanda » (composées d’hutus et anti-Kagamé, dont certains membres ont pris part au génocide rwandais).

[3] « Remote U.S. base at core of secret operations », Craig Whitlock, The Washington Post, 26 octobre 2012. Voir : <http://www.washingtonpost.com/world/national-security/remote-us-base-at-core-of-secret-operations/2012/10/25/a26a9392-197a-11e2-bd10-5ff056538b7c_print.html>

[4] « États-Unis : leur guerre secrète en Afrique », Rémi Carayol, Claude Leblanc, Jeune Afrique, 29 juin 2012. Voir :  <http://www.jeuneafrique.com/Article/JA2685p010-012.xml0/>

 

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« Gun control » et «targeted killings » : l’Amérique et son président à l’épreuve de leurs contradictions morales

Les cas de conscience d’une Amérique à la croisée des chemins

Photo : Karen Bleier/AFP via Getty Images. Un mur décoré de fusils semi-automatiques lors de l'exposition annuelle de la National Rifle Association (St. Louis, Missouri).

Photo : Karen Bleier/AFP via Getty Images. Un mur décoré de fusils semi-automatiques lors de l’exposition annuelle de la National Rifle Association (St. Louis, Missouri).

Notre génération est vraisemblablement le témoin privilégié des prémices d’une ère nouvelle pour la société américaine. En cette période pré-transitoire, des indices laissent penser que ses changements sociétaux graduels ne manqueront pas d’avoir, à moyen terme, des effets sur le positionnement américain dans le monde et les relations internationales. Il semble que la société civile américaine soit, dans l’ensemble, plus encline à aborder sans détour ses maux, tiraillements et erreurs. Une partie des citoyens qui s’exprime sur l’un des sujets houleux du moment, à savoir le renforcement de la législation sur le contrôle des armes à feu (« gun control »), décloisonne plus volontiers le champ de sa réflexion, et dissocie de moins en moins, dans son jugement, les comportements de la nation et les actions (et interventions) qui signent le leadership américain dans le monde. Ces voix questionnent la moralité et la légitimité, mettent en exergue les déséquilibres et les contradictions de la politique globale de leur pays. Le passage de Barack Obama aura eu la vertu de pousser un peuple – qui se sait à la croisée des chemins – à enclencher une forme d’introspection salutaire, quoique encore incomplète. Cela dit, le contenu de certaines tribunes libres contredit déjà sensiblement l’image figée d’une « Amérique arrogante, imbue de sa puissance, ne se souciant pas ou peu des opinions étrangères et des conséquences de ses actes sur la scène internationale ».

L’ Amérique est un peu plus humble, la crise et les guerres sont passées par là. Sur la gestion des questions sécuritaires, d’aucuns n’hésitent à mettre en parallèle les réponses apportées aux tueries épisodiques qui traumatisent un temps la nation et la violence que l’État projette hors de ses frontières. Les paradoxes dans le discours et dans les actes du président Obama, ainsi que les implications humaines de la doctrine du targeted killings (éliminations ciblées) fortement corrélée à la « dronisation » des opérations militaires, y sont relevés. Toutefois, un même constat critique et relativement objectif partagé par plusieurs contributeurs américains ne les conduit pas nécessairement à des condamnations et à des recommandations de même nature. Le patriotisme et le réflexe d’autoprotection restent forts et communs, dans presque tous les cas. En général, s’agissant du jugement porté sur l’usage de la force et des armes, l’un des mots clés qui revient régulièrement dans les articles d’opinion que j’ai pu lire ces derniers mois dans des quotidiens et sites web américains est un mot dur, mais révélateur d’un malaise ou d’une certaine mauvaise conscience : « hypocrisie ». C’est ainsi que de plus en plus de citoyens qualifient l’attitude de leur gouvernement vis-à-vis des peuples devant lesquels celui-ci plaide pour le respect de la vie humaine tandis que sa politique de défense le rend coupable quotidiennement de la mort de nombreux civils, « victimes collatérales » de ses raids aériens contre des éléments d’Al Qaïda présents en AfPak, au Yémen et dans la corne de l’Afrique. Ces bavures, les autorités n’en parlent pas ou laconiquement. Ces mêmes auteurs américains font bien de préciser que l’Amérique n’est pas seulement coupable « d’hypocrisie » à l’égard des autres nations, mais l’est d’abord et surtout vis-à-vis de ses enfants, comme la suite de ce billet l’explique.

Armes et munitions vendues dans un magasin de grande distriubition Walmart (photo: Q. Sakamaki/Redux)

Armes et munitions vendues dans un magasin de grande distriubition Walmart (photo: Q. Sakamaki/Redux)

Du contrôle à la tyrannie : les peurs et obsessions structurantes d’une nation

La question des armes aux États-Unis plonge ses racines dans la genèse américaine, dans son identité chrétienne protestante, dans son individualisme, et transcende ostensiblement les classes sociales et la polarisation politique. Les liens à établir entre l’histoire guerrière de l’Amérique, le militarisme traditionnel de son État et la fascination et l’appétence perpétuelles qu’éprouvent les civils pour le monde des armes à feu, sont nombreux et variés. Ceux-ci reflètent une certaine conception de la puissance justicière et réparatrice, quand ils ne traduisent pas un sentiment collectif d’insécurité auquel répond une propension à considérer l’usage de la force comme un moyen ordinaire de s’affirmer, d’inspirer le respect ou la crainte (être dissuasif) et de protéger ses intérêts individuels, à la fois au sein de sa collectivité (par les armes légères) et à l’extérieur (par les forces armées).

Dans l’appellation « gun control », le mot le plus dérangeant ou tabou pour un Américain n’est pas celui que l’on croit. Le mot « control » inquiète, angoisse le quidam (sauf si ledit « control » est une absolue nécessité s’exerçant à l’extérieur du territoire pour préserver les intérêts vitaux de la nation américaine, économiques comme sécuritaires), et fait bondir à plus forte raison les libertaires et chantres du « laissez-faire », lesquels ne tardent pas à agiter l’épouvantail du Big Government. Ils assimilent les restrictions votées, indépendamment de la justesse de leur motif, à toujours plus d’État, toujours plus d’intervention et de régulation dans le secteur privé et la vie publique, à des mesures liberticides et à une intrusion dans la vie des citoyens. Sémantiquement, et même si cela peut surprendre, le mot « control » tel que les Américains l’entendent, présage moins une maîtrise d’éléments clés de la sécurité et de la prospérité de la communauté nationale qu’une porte ouverte vers l’inconnu, susceptible d’ouvrir la voie au totalitarisme… Il n’est, à ce propos, pas anodin que le président Obama soit souvent comparé à Hitler, Staline ou Mao dans des montages de propagande diabolisants, réalisés par des militants « pro-gun » excédés. Cette comparaison excessive tient au fait que l’une des premières mesures prises par ces dictateurs dès leur installation au pouvoir fut l’établissement d’un contrôle drastique des armes à feu, voire leur bannissement pur et simple de la sphère civile afin d’assujettir le peuple et lui ôter tout moyen d’autodéfense ou de subversion. Le début de restriction de libertés ou de durcissement de certaines lois aux États-Unis (même pour des raisons valables) fait poindre le spectre du Léviathan. Les Américains redoutent ce processus insidieux et les législateurs n’osent prendre le risque de l’amorcer et d’en porter la responsabilité. C’est l’une des barrières principales que le président Obama tente encore laborieusement de lever. Les calculs électoraux expliquent en partie la frilosité des sénateurs à adopter de telles mesures dont la popularité est mitigée, mais les pressions subies sont évidemment plus nombreuses et de nature diverse.

Des défenseurs du deuxième amendement rassemblés dans les capitales des États du pays samedi, quelques jours après que le président américain Barack Obama a dévoilé le plan du gouvernement fédéral pour le contrôle des armes  (photo : Rick Bowmer / Associated Press).

Deux enfants de défenseurs du 2ème amendement ayant manifesté par milliers dans les capitales du pays, le samedi 19 janvier 2013, quelques jours après la présentation par le président Obama des propositions du gouvernement fédéral pour le contrôle des armes (photo : Rick Bowmer / Associated Press).

L’importance accordée à la possession d’armes aux États-Unis ne peut être simplement (et caricaturalement) considérée comme un « caprice d’adultes immatures refusant qu’on les prive de leurs jouets dangereux » mais comme l’expression d’un enjeu et principe plus sérieux d’autodéfense et de précaution s’appuyant sur le deuxième amendement contenu dans la déclaration des droits (« bill of rights ») de la Constitution des États-Unis d’Amérique, qui garantit le droit inaliénable pour tout citoyen de détenir et de porter des armes. Pour ses défenseurs, c’est un moyen de se prémunir contre un retour – certes de nos jours plus qu’improbable mais néanmoins largement invoqué – de la tyrannie de l’État. Cette peur historique de l’oppression par son propre gouvernement ou par d’autres États se dénote par ces fameuses paroles de Thomas Jefferson : « Quand le gouvernement craint le peuple, c’est la liberté. Quand le peuple craint le gouvernement, c’est la tyrannie. La plus forte raison pour que le peuple conserve le droit de garder et de porter des armes est, en dernier ressort, de se protéger contre la tyrannie du gouvernement » (« When governments fear the people, there is liberty. When the people fear the government, there is tyranny. The strongest reason for the people to retain the right to keep and bear arms is, as a last resort, to protect themselves against tyranny in government« ). Le père du bill of rights, James Madison, prévenait également en ces termes : « Pour préserver la liberté, il est essentiel que toute la population entière possède des armes en tout temps ». Le texte de la déclaration écrit de sa main dispose qu’ « une milice bien organisée étant nécessaire à la sécurité d’un État libre, le droit qu’a le peuple de détenir et de porter des armes ne sera pas transgressé », et indique, bien que de façon implicite, que les citoyens américains doivent se tenir prêts à entrer en guerre à tout moment pour défendre leur patrie, et pour ce faire, disposer de moyens et d’armes d’une puissance égale ou comparable à celles des armées étrangères qui pourraient les envahir. On comprend mieux, dès lors, pourquoi l’idée de se limiter à des armes de petit calibre et armes de poing est jugée hors de propos par les plus fervents défenseurs du deuxième amendement.

Une bataille législative au carrefour de l’émotionnel et de l’identitaire

Le président américain Barack Obama fait un "high five" à une petite fille de 8 huit ans, Hinna Zejah, après avoir dévoilé une série de propositions de contrôle des armes lors d'un événement à la Maison Blanche (Washington), le 16 Janvier 2013. (REUTERS / Jason Reed)

Le président américain Barack Obama fait un « high five » à une petite fille de 8 huit ans, Hinna Zejah, après avoir dévoilé une série de propositions de contrôle des armes lors d’un événement à la Maison Blanche (Washington), le 16 Janvier 2013. (REUTERS / Jason Reed)

Les débats autour du renforcement de la réglementation du port d’armes aux États-Unis ne datent pas d’hier. Si cette question paraît inextricable, c’est qu’elle n’est pas réductible à une batterie de lois, de règlements, de considérations technocratiques. Bien entendu, affirmer cela ne revient nullement à nier la complexité du système politico-judiciaire américain, qui tient parfois de l’embrouillamini fédéral où interviennent plusieurs organes, niveaux de juridiction et États dont les lois varient sur un même sujet de société donné. Mettre tout le monde d’accord reste une première étape compliquée à passer. Ce parcours d’obstacles vient s’entrelacer, de surcroît, avec la sphère des traditions et des valeurs typiquement américaines, profondément enracinées, qu’un esprit étranger aux réalités de ce pays aura sans doute du mal à saisir. Des considérations subjectives le disputent à des enjeux nettement plus concrets et objectifs, de sorte qu’il est difficile de dire lesquels pèsent davantage dans la balance. Certes, consciemment ou non, cet attachement au port d’armes libre et illimité relève un peu de tout cela à la fois, mais a surtout valeur d’héritage national, de patrimoine historique, de marqueur identitaire majeur, de way of life qui peut faire, dans des cas plus extrêmes mais finalement pas si marginaux, l’objet d’un véritable culte. Quelle que soit la nature des fondements et des motivations avancés pour expliquer l’origine de cet attachement, il s’agit d’un acquis sacro-saint auquel peu d’Américains sont prêts à renoncer. Beaucoup de ceux qui s’opposent au gun control promu par le président Obama ne s’enferment pas obligatoirement dans cette posture parce qu’ils sont férus d’armes, de tir sportif ou de chasse, ou parce qu’ils sous-estiment la létalité de ces objets, mais parce qu’ils jugent essentiel de conserver, quoi qu’il advienne, une position de principe sur l’intangibilité du deuxième amendement. Le renoncement à ce droit individuel n’est pas ce que le président Obama a en tête depuis qu’il tente de convaincre le Congrès de voter un ensemble de mesures en faveur du renforcement de la législation, mais un meilleur encadrement, plus strict et responsable pour limiter les risques que des massacres comme ceux du cinéma d’Aurora dans le Colorado ayant fait douze morts et une cinquantaine de blessés en juillet 2012 et de l’école primaire de Newton (Connecticut), survenu en décembre dernier et qui a coûté la vie à vingt enfants et à six adultes, ne se répètent.

Des ours en peluche représentant chacun une victime de la fusillade de l'école primaire de Sandy Hook, installés sur un mémorial près du lieu du drame, (dimanche 16 décembre 2012, Newtown, Connecticut (AP Photo/David Goldman)

Des ours en peluche représentant chacun une victime de la fusillade de l’école primaire de Sandy Hook, installés sur un mémorial près du lieu du drame, le dimanche 16 décembre 2012 à Newtown, Connecticut (AP Photo/David Goldman).

Les mêmes contraintes et pressions qui s’exercent sur le président Obama engagé dans le dossier sensible des armes à feu, définissent également, sous d’autres formes, les contours de la politique étrangère US. Certaines d’entre elles s’inscrivent dans le courant conservateur, d’autres, dans une moindre mesure, appartiennent au courant libéral. Cela ne revient pas à occulter les multiples nuances et passerelles politiques qui existent entre les deux et interdisent une lecture trop binaire et simpliste (calquée sur le bipartisme) du phénomène de polarisation observé dans la société américaine. À bien des égards, ce dossier du gun control s’apparente mutatis mutandis à une sorte d’équivalent national du dossier israélo-palestinien, considération faite de la somme d’efforts, de temps et d’énergie qu’un président et son administration doivent déployer pour n’obtenir que des résultats fragiles et vains dans ces deux interminables combats. En une phrase, c’est un rocher de Sisyphe. Même les plus ambitieux et obstinés s’y cassent les dents. Rappelons, à ce titre, les efforts acharnés de Bill Clinton en faveur du processus de paix proche-oriental qui n’avaient suffi ni à enrayer l’intransigeance de ses partenaires ni à empêcher le déclenchement de l’Intifada et la litanie de violences et d’impasses politiques qui s’ensuivit durant toute une décennie. Le même Bill Clinton avait déployé, au niveau national, des efforts colossaux pour imposer au Congrès l’interdiction de la vente d’armes d’assaut. Cette loi fédérale, la  Crime bill (« loi du crime ») fut appliquée de 1994 jusqu’à son expiration en septembre 2004, sans renouvellement. Politiquement, ce texte voté un an après la Loi Brady (ou Brady Handgun Violence Prevention act, instaurant un système strict de vérifications individuelles lors de l’achat d’une arme de poing et, initialement, un délai d’enlèvement de l’arme de 5 jours), ne porta pas chance à la majorité démocrate qui fut renversée dans les deux chambres du Congrès lors des élections de mi-mandat de 1994. Le président Clinton reconnut le lourd préjudice que cette loi avait porté à son camp. Durant le reste de son mandat, les républicains firent systématiquement obstruction à tout nouveau règlement renforçant le contrôle des armes. Dans les deux dossiers, un président américain a donc toutes les chances de se heurter à un ensemble d’obstacles institutionnels et à des barrières mentales invisibles qui le dépassent et se situent au croisement des valeurs idéologiques, identitaires (la tradition) et spirituelles (la religion, facteur au coeur du problème israélo-palestinien), auxquelles s’ajoutent de très importants intérêts économiques représentés par des lobbies idéologico-industriels et des relais médiatiques puissants. Au delà de ces facteurs, l’absence de volonté politique partagée est la principale cause de l’échec.

Le président Barack Obama tire au pigeon d'argile sur la plage, à Camp David, dans le Maryland, le samedi 4 août 2012. (Source : Journal officiel de la Maison Blanche,  photo : Pete Souza)

Le président Barack Obama tire au pigeon d’argile sur la plage, à Camp David, dans le Maryland, le samedi 4 août 2012. (Source : Journal officiel de la Maison Blanche, photo : Pete Souza)

Des ambitions au rabais

Un mois après la tuerie de l’école Sandy Brook, le président Obama bouleversé, chargeait le vice-président Joe Biden de diriger une commission sur la violence par armes dont les travaux ont conduit à une série de recommandations. La plus importante des mesures présentées est censée limiter l’accès aux armes d’assaut, comme le fusil semi-automatique utilisé par le jeune tueur de Newton, Adam Lanza. Ces mesures ont été détaillées dans son plan de réduction de la violence par armes à feu (ou « gun violence package« ). Faute de majorité à l’adoption du projet de loi introduit au Sénat par la démocrate Dianne Feinstein, et destiné à interdire la fabrication et la vente d’armes d’assaut (seuls 40 sénateurs sur 100 ont voté pour, alors qu’il aurait fallu 60 voix pour éviter l’obstruction), les démocrates anti-armes n’ont eu d’autre choix que de courber l’échine une fois de plus devant leurs adversaires républicains, la NRA (National Rifle Association) et le puissant lobbying industriel des armes en Amérique dont celle-ci défend les intérêts.

Le président Obama, avec le vice-président Joe Biden, prononce une allocution sur la sécurité des armes à feu dans la East Room de la Maison Blanche, le 28 mars 2013. Les mères qui ont perdu des enfants à cause la violence armée se joignent à eux sur scène. (Journal officiel de la Maison Blanche (Photo par Pete Souza).

Le président Obama, avec le vice-président Joe Biden, prononce une allocution sur la sécurité des armes à feu dans la East Room de la Maison Blanche, le 28 mars 2013. Des mères ayant perdu des enfants à cause la violence armée se joignent à eux (source : Journal officiel de la Maison Blanche, Photo par Pete Souza).

Par dépit, ces derniers se reporteront, mais sans illusion, sur le vote, séparé, en avril 2013 de l’autre volet du projet qui vise le contrôle généralisé de l’identité des acquéreurs, incluant leurs antécédents judiciaires (« background checks« ) et psychiatriques. Les contrôles feraient appel à un nouveau fichier national des porteurs d’armes (ce type de fichier n’existe à ce jour qu’au niveau des États) que ses détracteurs jugent potentiellement attentatoire aux libertés individuelles mais aussi, de fait, peu pertinent et efficace puisqu’ils notent que les auteurs des dernières tueries n’avaient pas de passé judiciaire. Ce projet pourrait, par ailleurs, ne pas passer avec succès le test de constitutionnalité. Cet aspect (la vérification systématique de l’identité et du parcours des acheteurs ) fait l’objet d’une plus grande unanimité au sein de la population (85% y sont favorables selon le Pew research Center) tandis que l’interdiction des fusils d’assaut la divise davantage (45% à 50% se disent contre une interdiction des armes à gros chargeur). Le mouvement favorable à une vérification plus rigoureuse ne suffira peut-être pas à garantir sa validation. En dernier recours, le président peut opter pour « l’executive order » (décret présidentiel) qui lui permet de contourner le Congrès. Bill Clinton s’en servit en 2000 pour interdire l’importation de 50 modèles d’armes d’assaut. Le président Obama usera t-il de ce pouvoir pour imposer ce qu’il reste de son plan? il faudrait trouver, dans l’idéal, un compromis, mais encore un compromis dont l’efficacité soit convaincante et qui soit applicable aux niveaux des États fédérés dont la rigueur (et rigidité) du contrôle de la circulation d’armes et de l’identité des acquéreurs est connue pour être très variable (et laxiste selon les cas).

Les chrétiens d’extrême droite et le lobby pro-armes ligués contre Obama

crédit photo: REUTERS/Brian Blanco (16 janvier 2013)

crédit photo: REUTERS/Brian Blanco (16 janvier 2013)

À la lumière des éléments évoqués plus haut, il n’est pas difficile de comprendre pourquoi nombre de leaders d’opinion, de célébrités, de magnats, d’associations et d’entreprises faisant bloc autour de la NRA nourrissent à l’égard du président et de ses réformes une forte hostilité. Le renforcement de la règlementation menace à la fois leurs intérêts pécuniaires (production, vente et exportation de fusils d’assaut) mais aussi ce qu’ils estiment être un pan majeur, voire un pilier de la culture et de l’identité américaine et un droit constitutionnel intouchable. Outre cette bataille législative autour des armes, le président Obama n’est pas épargné par des attaques relatives à un certain nombre de réformes et de mesures sociales qu’il souhaite faire voter ou maintenir (le mariage homosexuel sur lequel la Cour suprême doit statuer en juin, le droit à l’avortement certes acquis mais fragile, la régularisation de millions de sans papiers sud-américains etc.)

De nombreux chrétiens d’extrême droite qui s’opposent déjà à Obama dans son combat en faveur de la légalisation du mariage homosexuel et de sa volonté de maintenir l’arrêt « Roe v. Wade » de la Cour suprême (qui autorise l’avortement depuis 1973) se sont joints très opportunément au mouvement de protestation pro-armes. Les arguments généralement avancés par ces derniers à la radio, sur internet et à la télévision sont généralement jugés fallacieux et simplistes, mais beaucoup de citoyens s’y retrouvent malgré tout. Cette alliance réussit le tour de force de rendre compatibles les concepts « pro-life » et « pro-gun » en soutenant l’idée que les armes sauvent chaque jour des milliers de vies. Quelques personnalités chrétiennes pro-armes de ce camp se perdent en arguties pseudo-théologiques pour tenter d’offrir un support biblique à une culture ou idéologie belliqueuse. Cette instrumentalisation des enseignements de la Bible (en particulier du Nouveau testament) n’est pas nouvelle et est contestée par de nombreux chrétiens qui reconnaissent toutefois que les évangiles ne proscrivent pas expressément la possession d’armes (il n’était évidemment pas encore question d’armes à feu à l’époque du Christ) ni le droit à la légitime défense. Dans l’aile la plus à droite de l’extrême droite chrétienne, les plus farouches adversaires du président comptent des militants se réclamant du « Christian Patriot movement » qui s’est peu à peu respectabilisé en élargissant sa base aux conservateurs mainline et en se distanciant des éléments les plus extrémistes (à tendance ou ouvertement terroristes), regroupant des activistes suprémacistes blancs, militaristes, anglo-israélistes ( devenus, depuis la seconde moitié du XXème, majoritairement antisémites), anti-gouvernement, sexistes, anti-avorteurs associés au « Christian identity movement » duquel émergea entre autres le Ku Klux Klan, les « guerriers chrétiens » du Hutaree, l’Army of God ou « The Covenant, the Sword and the Arm of the Lord » (« le pacte, l’épée et le bras du Seigneur ») etc.

La Bible et les droits civils : deux références, une direction ?

La majorité de la population chrétienne protestante américaine (identifiée comme évangélique) – que la presse européenne a trop souvent tendance à dépeindre indistinctement comme des illuminés agressifs et interventionnistes, porte-paroles autoproclamés du Christ et promoteurs zélés du millénarisme autant que du militarisme – est de fait, comme le reste de la population, divisée au sujet des armes au sein de ses propres églises et congrégations. Dans les faits, le conservatisme (à degré variable) que ses composantes ont en partage ne les rend pas nécessairement aveugles quant aux réalités mouvantes du monde ou réfractaires à toute dose de pragmatisme et de bon sens. Beaucoup refusent de faire du « gun control » un débat religieux puisqu’ils estiment, en outre, que le militantisme politique est contraire à la vie et aux enseignements du Christ, à l’inverse de ceux évoqués précédemment qui s’emploient justement à dévoyer le débat pour servir des objectifs qui ne sont pas liés à la religion.

L’on peut toujours trouver des points de convergence entre chrétiens ultra-conservateurs, conservateurs, modérés et libéraux tantôt vers le « oui » tantôt vers le « non » au « gun control ». En tout état de cause, aucun d’eux ne peut rester longtemps en marge de ce débat national bien que celui-ci puisse leur être parfois très inconfortable, car ils sont américains tout autant que chrétiens, beaucoup ont baigné dans cette « culture des armes» depuis l’enfance et en possèdent une ou plusieurs dans leurs foyers. Se faire volontairement discrets sur le sujet leur évite de se sentir tiraillés ou en porte-à-faux avec leur croyance religieuse basée sur l’amour du prochain et la non-violence. Mais le silence n’est pas une option, tout au moins une position neutre, car il fait objectivement le jeu de la NRA et de son réseau sans qu’il soit besoin de militer pour sa cause. Les chrétiens, des anonymes aux plus éminents, qui pensent qu’il leur suffit de se murer dans le silence pour ne pas influencer le débat, ni dans un sens ni dans l’autre, se trompent. Leur silence, au contraire, est complice et contribue à maintenir les choses en l’état.

La réponse officielle de la NRA, par la voix de son vice-président exécutif, Wayne Lapierre, peu après la tuerie de Newton, a été : « The only thing that stops a bad guy with a gun is a good guy with a gun. » (« la seule chose qui peut stopper un méchant armé, c’est un bon gars armé » ). Sa proposition de placer des gardes armés dans les écoles et universités procède d’une vision outrancière d’une société où le problème des armes se règle par encore plus d’armes, où il faut plus de « gens bien – bien armés ». Un chrétien évangélique interrogé sur les mesures à adopter pour réduire la violence répond généralement que « le seul remède à la violence, c’est de reconnaître Jésus Christ comme son sauveur ». Dans la pensée morale évangélique usuelle, l’arme n’est pas le problème, ni la société, mais plutôt l’homme incroyant qui vit dans le péché. La société ne serait pas ravagée par la violence si chaque individu suivait la parole du Christ. L’individu est la clé. Sans aller jusqu’à soutenir les thèses de la NRA, ces chrétiens estiment, à l’instar des membres de cette association, que la politique du « gun control » est inefficace mais en usant, en revanche, d’arguments différents. Ce qui manque par dessus tout à la résolution du problème, de leur point de vue, c’est la conversion à la vraie foi chrétienne des non-croyants et des chrétiens égarés. Les croyants regrettent que les citoyens américains lambdas soient plus attachés à leur consumérisme fébrile, à leurs bien matériels, aux droits civils et à leurs armes qu’à Dieu et la Bible. Et cela constitue à leur sens le problème central. Par conséquent, si chaque citoyen adorait son Créateur, et à travers sa grâce, aimait son prochain (y inclus ses ennemis comme le Christ l’y exhorte), alors la violence et le besoin collectif de posséder des armes qu’elle excite, diminueraient arithmétiquement jusqu’à disparaître. De « remède à l’insécurité », l’arme à feu s’imposerait progressivement à l’esprit des citoyens comme ce qu’elle est intrinsèquement : un instrument de mort, privant les hommes de la possibilité de vivre ensemble en paix et en sécurité.

Un certain nombre d'églises dans le pays dispense désormais des formations  d'entraînements au tir à l'arme à feu, comme le Open Bible christian center de Yakima (Washington), qui a débuté cette activité à la suite de la fusillade de Newton (photo : Flickr / dagnyg).

Constatant l’inquiétude de leurs paroissiens, un certain nombre d’églises dans le pays a décidé de dispenser des formations d’entraînements au tir à l’arme à feu, comme le Open Bible Christian center de Yakima (Washington), qui a débuté cette activité à la suite de la fusillade de Newton (photo : Flickr / dagnyg).

La vision manichéenne des « gentils contre les méchants », des « cowboys contre les indiens », prônée par W. Lapierre a de quoi interloquer les chrétiens les plus avertis, qui se souviennent d’une parole, pour le moins catégorique et implacable, de Saint Paul dans « Romains 3:10 » : « Il n’y a pas de juste, pas même un seul(…) car tous ont péché et sont privés de la gloire de Dieu (3 :23); et ils sont gratuitement justifiés par sa grâce, par le moyen de la rédemption qui est en Jésus (3 :24)« . La certitude d’être du côté des « bons » ou des « justes » est à exclure d’une religion justement bâtie autour du « péché » et de la « rédemption » et qui recommande l’humilité et la foi. L’on retrouve bien évidemment ce manichéisme doublé d’une auto-glorification et d’un héroïsme exaltés dans de nombreux discours politiques d’une Amérique sûre d’être « une force au service du bien » selon les propres mots de l’actuel Secrétaire d’État à la défense Chuck Hagel prononcés lors de sa prestation de serment. Une phrase relativement sobre en comparaison avec les outrances mystico-guerrières des néoconservateurs tels que Donald Rumsfeld, l’un de ses prédécesseurs, dont les mémos top secret ornés de citations bibliques adressés au président George W. Bush quelques jours après l’invasion irakienne sont entrés dans les annales…

De récents faits divers suffisent également à faire mentir cette certitude orgueilleuse partagée par W. Lapierre et par beaucoup d’Américains pro-armes, religieux ou simplement patriotes. En effet, l’Amérique ne compte plus ses « bons gars armés » qui, pris d’un soudain élan vengeur ou dément, sont passés du « bien » au « mal » au cours des dernières décennies. Des hommes qui ne représentaient a priori aucune menace pour leur société avant de devenir, du jour au lendemain, des meurtriers de sang-froid. En février 2013, Christopher Dorner, ancien policier et ancien lieutenant de réserve dans la Navy, devenu tireur fou, a fait quatre victimes dans sa cavale meurtrière. Le même mois, un policier en fonction – donc un « homme au service du bien » – George Zimmerman, a abattu un adolescent de 17 ans non armé.

Choisir entre l’amour du prochain et l’amour des armes

(source : site web Christianitytoday.com)

La question complexe des liens entre la vision morale des chrétiens conservateurs et le militarisme traditionnel américain mériterait qu’on y consacre un ou plusieurs articles à elle seule (et en a déjà fait l’objet), mais n’est pas en l’occurrence mon propos essentiel. Plus constructive que la somme de fantasmes et de théories égrainés par des individus complotistes d’extrême droite et des fondamentalistes religieux conjoncturellement réunis, est la façon dont une partie des chrétiens modérés s’approprie la question des armes et de la violence (je n’aurai pas l’imprudence d’affirmer qu’ils sont majoritaires dans cette démarche). Ces derniers font certes preuve de plus de sérénité, mais pas forcément d’un recul toujours exemplaire puisque leur propos reste malgré tout assertorique et naturellement pétri de leurs croyances. Point positif, leur approche vis-à-vis de la Bible est descriptive voire scolastique, à même de permettre au public, citations du Livre à l’appui et sans argument captieux, de distinguer la prédication du Christ des tentatives vaseuses de justification spirituelle du deuxième amendement.
Hormis l’antienne sur la réduction/disparition de la haine et de la violence par la foi et la conversion, force est de reconnaître que les propositions politiques et sociales concrètes restent très rares chez les modérés comme chez les chrétiens les plus zélés. Si les premiers perçoivent bien les vulnérabilités nationales occasionnées par un accès vulgarisé, illimité et précoce aux armes, cependant leur outillage intellectuel et leurs réponses fondés quasi-exclusivement sur leurs idiosyncrasies, conjugués à leur ancrage social limité, leur font perdre de vue d’autres valeurs et réalités qui peuvent être à l’œuvre vis-à-vis des convictions personnelles, favorables ou non au port d’armes : le jugement social, le niveau de vie et d’instruction, la qualité et la sécurité de l’environnement, les origines sociales, la culture, l’éducation etc. En l’absence d’une démarche pédagogique et sociologique complète et variée, la teneur de leurs discours tangue entre le juridique et le religieux et, par conséquent, reste dans un carcan dogmatique et traditionaliste. Même s’ils insistent dans leur déclarations sur l’importance de la liberté et la volonté de l’individu (surtout en tant que candidat à la conversion), ces chrétiens peinent ou échouent à contourner la tentation du moralisme et se rangent davantage dans une perspective de reproduction du système par les lois et des traditions morales par la Bible, plutôt que dans le pouvoir d’action au profit du changement. Le relatif désintérêt ou la connaissance modeste des sujets internationaux (surtout constaté chez ceux qui ne sont jamais sortis de leur pays et ont vécu dans des petites villes ou des régions peu mixtes) fait que ces derniers effleurent à peine le débat sur l’éthique de la doctrine d’intervention de l’Amérique à l’étranger conformément aux standards juridiques internationaux. Ces aspects sont davantage abordés, et de façon critique, par les laïcs et les protestants libéraux.

Albrecht Dürer,"L'Arrestation du Christ" (1508)

(Matthieu 26 : 52 ): « Alors Jésus lui dit: rengaine ton glaive; car tous ceux qui prennent le glaive périront par le glaive ». Lors de son arrestation, Jésus, ne souhaitant pas opposer de résistance à ses assaillants, rejette la violence de (Simon)Pierre qui tente de les en empêcher par la force et tranche l’oreille de l’un d’entre eux. Le fait que l’un de ses compagnons porte sur lui un tel objet est un élément qui, loin de suffire à présenter le Christ comme un partisan des armes, semble toutefois écarter l’idée d’une antinomie absolue entre foi chrétienne et possession d’armes. (photo : gravure d’Albrecht Dürer « l’arrestation du Christ, 1508 ).

À l’instar des laïcs et des athées, les leaders religieux et membres d’églises n’ont pas de ligne univoque sur la violence : ils peuvent s’insurger contre la violence en Amérique (de la même façon qu’ils réprouvent la superficialité et la déliquescence des mœurs), critiquer vertement les manquements divers de l’État et de la société responsables de ces phénomènes, et en même temps soutenir sans réserve et sans états d’âme les frappes « chirurgicales » ordonnées par le président partout où cela est jugé nécessaire, et vice versa. Il est difficile, au regard de cette diversité de points de vue, de procéder à des classifications pertinentes et proches de la réalité, mais il semble néanmoins que deux groupes ou mouvements se dessinent : d’un coté, il y a ceux qui, parmi les chrétiens de gauche et les laïcs, s’émeuvent du fléau de la violence ordinaire qui continue de gangrener l’Amérique[1] et pensent qu’un durcissement des mesures de contrôle s’impose. Relativement à leur vision plus opératoire du christianisme, à la place plus importante qu’ils accordent à la culture et au dialogue dans leur engagement religieux et social, ainsi que leur participation active au débat public, les chrétiens de ce premier groupe entreprennent une réflexion plus ample, dans une perspective sociologique et historique qui fait aussi appel à des référents religieux. Il n’y a pas, dans l’immense communauté chrétienne américaine, de position officielle « œcuménique », claire, audible et prévalente, concernant les grandes questions de société. Par ailleurs, les plus prudents évitent de mettre en confrontation la Bible et la Constitution, ce qui reviendrait à se mêler de politique et à remettre en question la laïcité. Les libéraux laïcs quant à eux, voient davantage dans le « gun control » l’opportunité de faire progresser voire aboutir l’urgent débat national sur le sens à donner à la possession individuelle d’armes à feu en ce 21ème siècle agité (en considérant qu’aujourd’hui, le nombre, les circuits de distribution, la sophistication, la cadence de tir, la portée et la précision des armes modernes, la violence omniprésente dans les médias et les loisirs, et les problèmes sociaux ont modifié les enjeux depuis l’époque des Pères fondateurs). Ils privilégient une introspection à cheval entre les valeurs morales républicaines séculaires et le respect des droits civils.

Le second groupe, hostile ou réticent au projet du président, se compose d’un éventail somme toute plus large et hétéroclite, de conservateurs classiques (principalement représentés chez les républicains mais que l’on peut retrouver aussi dans l’aile la plus conservatrice socialement des démocrates), d’une droite religieuse extrémiste, néophobe et violemment anti-gays (rassemblée dans des lobbies et associations homophobes tels que le Liberty Counsel et l’American Family Association), de conspirationnistes d’extrême droite déjà évoqués plus en détail précédemment, et évidemment de groupements pro-armes pas ou peu religieux, et très affairistes, dont le plus puissant est la NRA. Cette alliance objective entre religieux et pro-armes détonne mais n’est pas inédite. Elle s’articule autour de la détestation de la personne d’Obama – sentiment sans effet sur le cours de l’histoire et qui n’est, de la part de certains groupes chrétiens blancs extrémistes, pas dépourvu d’arrière-fond raciste. Le but de tels groupes est de faire barrage à un progressisme qu’ils n’ont jamais cessé de combattre au cours du siècle dernier, et qui est aujourd’hui incarné par ce président qui entend, à l’entame de son second mandat, franchir une étape significative dans la cause des homosexuels et du « gun control ».[2].

Du traitement à géométrie variable de la violence
photo : le drone de lutte antiterroriste MQ-9 Reape

photo : le drone de lutte antiterroriste MQ-9 Reaper

Un autre aspect du débat, bien moins obsédant et crispant que celui sur le contrôle des armes, porte sur le contraste souligné entre le grand bruit et l’émotion suscités par les conséquences de la violence par armes à feu aux États-unis et le silence assourdissant des responsables et des médias américains autour des victimes « d’attaques ciblées » fréquemment effectuées par des drones depuis à peu près huit ans [3]. C’est davantage sur le web et la blogosphère que les langues se délient. Des Américains s’insurgent, à juste titre, contre la double hypocrisie qui nimbe d’une part les réactions de l’Amérique qui pleure ses enfants massacrés dans ses écoles mais sans prendre pour autant, une fois le choc dissipé et le deuil passé, de mesures sérieuses et radicales, et d’autre part, la quasi-indifférence que suscite la mort d’enfants du Pakistan, du Yémen ou de Somalie au cours d’attaques américaines, sans doute parce qu’ils ne sont tout simplement pas Américains. Le Bureau of Investigative Journalism (Londres) a établi qu’entre 411 et 884 civils ont été tués rien qu’au Pakistan, lors des attaques de drones conduites par la CIA entre 2004 et 2013. Parmi eux, on dénombre entre 168 et 197 enfants.

     Une phrase attribuée au président Obama lors de sa récente visite en Jordanie n’a pas manqué de m’interpeller. Il ne s’agit que d’un paradoxe criant de plus chez cet homme qui, en promettant d’apporter une aide financière au Royaume hachémite pour mieux faire face à l’afflux massif de réfugiés syriens, se confiait en ces termes : « Cela brise le cœur de n’importe quel parent de voir des enfants subir de tels bouleversements ». On ne contestera pas la sincérité de cette phrase au moment où elle est prononcée, mais l’on peut difficilement croire que le président ignore les conséquences du nouveau type d’intervention militaire limitée, par ailleurs particulièrement « infanticide », qu’il cautionne dans d’autres pays[4]. En effet, sous sa présidence, l’usage des drones s’est intensifié dans la région nord du Pakistan où 314 frappes (sur un total de 366 frappes par drones particulièrement concentrées sur la période 2009-2013)ont été effectuées conjointement par le Pentagone et la CIA sous ses ordres afin d’éliminer les membres éminents d’Al Qaïda, mais également tout combattant entretenant des liens avec le groupe terroriste. Au Yémen, l’Amérique traque les jihadistes du groupe Ansar al-Sharia aux côtés des forces armées gouvernementales. En Somalie, elle s’oppose au groupe Al Shabaab – devenu officiellement depuis 2012 une franchise d’Al Qaïda – que des impératifs de financement ont conduit à se rapprocher des gangs de pirates. Si l’attention est surtout portée sur les drones, ceux-ci font, en fait, partie d’un dispositif interarmées de contre-terrorisme dans les deux derniers pays cités, comprenant des opérations au sol, des attaques navales et aériennes. En Somalie, les opérations sont coordonnées au sol par l’unité d’élite de la Joint Special Operation Command (JSOC) qui possède elle-même sa flottille de drones d’attaque Reaper. D’après les chiffres connus, c’est en Somalie que les pertes civiles et d’enfants seraient les plus faibles (entre 0 et 43 entre 2007 et 2013, selon le BIJ). Les attaques de drones, « ciblées », dont la précision est sujette à caution, font généralement plusieurs dizaines de civils tués en même temps que le(s) terroriste(s) visé(s). Des enfants y perdent la vie, d’autres survivent après avoir vu leurs parents mourir atrocement et en gardent de lourdes séquelles physiques et psychologiques. Des vidéos choquantes et des témoignages d’enfants jettent le discrédit sur une « guerre de l’ombre » qui porte bien son nom, car sombre et brumeuse jusque dans ses procédures. Malgré les succès tactiques immédiats enregistrés, il est difficile d’affirmer que ces méthodes soient productives et qu’elles conduisent, à terme, à une meilleure situation sécuritaire pour l’Amérique en créant toujours plus d’ennemis animés par la haine et la vengeance. Un rapport publié en les Universités de Stanford et de New York basé entre autres sur des témoignages de victimes, souligne que 74% des Pakistanais considèrent à ce jour l’Amérique comme leur ennemi. Ses auteurs évoquent le climat de terreur et de paranoïa permanent dans lequel vivent les habitants de cette zone (le Waziristan) qui craignent d’être pris pour cible par méprise, majoritairement sur la base du « signature strike« . Ce principe consiste à cibler des individus ou des groupes surveillés dont l’identité n’est pas connue, mais seulement identifiés en tant qu’activistes ou terroristes en fonction de leurs activités, de leur emplacement ou de toute action de support ou de facilitation de leur part, assimilable à une participation directe à des activités de nature hostile/terroriste. Les populations craignent par conséquent d’être trahies par certains signes ou habitudes, tels que des rassemblements ou cérémonies festives susceptibles d’être interprétés comme des rassemblements de Talibans d’Al Qaïda.

Des Pakistanais manifestant contre les attaques de drones. Photographie : SS Mirza/AFP/Getty Images

Des Pakistanais manifestant contre les attaques de drones. Photographie : SS Mirza/AFP/Getty Images

Le décalage entre les vibrants plaidoyers pour le «gun control » et les modalités et conséquences autrement plus discutables de la doctrine du « targeted killings », entache le combat et la crédibilité du président. Si sa démarche à l’intérieur est louable et nécessaire pour tenter de réduire la violence, elle devrait également trouver son prolongement logique dans la politique étrangère et la défense, sans remettre nécessairement en cause le droit de l’Amérique à se protéger, y compris par le biais de mesures préventives prévues par le droit international, mais sous des conditions clarifiées et délimitées. Il s’agirait alors d’un tournant duquel sortirait grandie une nation qui commence à peine à prendre conscience que les valeurs de justice, d’égalité et la charité chrétienne ne doivent pas s’appliquer exclusivement aux enfants de l’Amérique. Quant à la problématique intérieure de la violence stricto sensu, sans doute faudra t-il voir survenir d’autres effroyables tueries et controverses avant qu’une prise de conscience globale et décisive ne s’installe et possède l’ampleur suffisante pour changer en profondeur la donne. L’émotion est un ressort indispensable pour faire avancer la cause, mais les anti-armes ne savent que trop bien qu’elle ne dure qu’un très court moment. Comme l’indiquent les sondages, l’opinion publique oublie vite et, une fois la colère et la tristesse retombées, affiche un soutien moins vif à une réglementation plus stricte, qui retrouve généralement ses niveaux antérieurs aux drames violents. les médias passent eux aussi rapidement à d’autres sujets d’actualité. L’attention du peuple et le temps médiatique accordé aux événements sont une variante qui ne tourne pas à l’avantage des partisans du gun control bien que leur camp se renforce et rallie plus de citoyens à sa cause que par le passé, au point d’en devenir inquiétant pour la NRA. L’argent, les médias, le travail de sensibilisation et l’implication forte de personnalités comme le richissime maire de New York, Michael Bloomberg, contribue(ro)nt jusqu’à un certain point à un rééquilibrage des forces, mais ces efforts ne suffiront peut-être pas à venir à eux seuls totalement à bout de quelque chose de plus vaste et de plus long à défaire, une synthèse apologétique et mystique de la violence et du patriotisme qui fonde et irrigue les institutions, et perdure grâce à ses symboles immanents.
D’ici à ce que les deux grands partis américains parviennent à un consensus politique le plus large possible sur les armes, il y a loin de la coupe aux lèvres. Nous pouvons affirmer sans trop de risque qu’en dépit d’un projet de loi (désormais a minima car amputé de sa mesure phare sur les fusils d’assaut) et d’avancées notables dans le débat citoyen et les mentalités mais à la portée politique encore très relative, l’adieu aux armes n’est pas pour demain en Amérique.

Chady Hage-ali

Stratpolitix


[1] Plus de 1 057 000 personnes ont été tuées aux États-Unis depuis le meurtre de John Lennon le 8 décembre 1980″ a rappelé sa veuve, Yoko Ono, dans un tweet choc illustré par une photo des lunettes de son mari, portées au moment de son assassinat et dont la lentille gauche est maculée de sang : http://www.gmanetwork.com/news/story/300504/showbiz/showbizabroad/yoko-ono-tweets-her-support-for-us-gun-control

[2] Confer cet article qui évoque ce rapprochement mais aussi les tentatives de réécriture de l’histoire auxquelles se livrent certains individus, qui revisitent entre autres les circonstances entourant la création de la NRA pour justifier à la fois son existence, l’importance des armes et le soutien dont elle (doit) bénéficie(r) aujourd’hui. [en ligne] ( http://www.salon.com/2013/01/23/religious_right_joins_the_nra_in_gun_control_battle/.

[3]En contrepoint, lire la contribution de David Kennedy, président diacre d’une église baptiste du Sud <a href="http://www.christianpost.com/news/god-guns-and-the-nra-88848/« >en ligne. Celui-ci ne mâche pas ses mots concernant la NRA et lance un appel à tous les chrétiens à quitter cette association qu’il qualifie de « compère des fabricants d’armes » . Offrant un point de vue théologique, ses arguments sont étayés par les principaux passages du Nouveau Testament susceptibles d’éclairer les intéressés sur la position chrétienne par rapport à la question des armes. Il évoque entre autres le glaive que portait Simon-Pierre (Jean 18 : 10- 20). En revanche, sur la question des drones, D. Kennedy fait partie des chrétiens qui soutiennent la stratégie d’Obama. Tout en émettant quelques inquiétudes sur ce pouvoir de vie ou de mort que possède le président, ce dernier estime que les victimes collatérales sont malheureusement inévitables, mais cela ne suffit à dénier la justesse de certaines guerres.

[4] L’article de Christian Rice “Is America is like Adam Lanza? U.S. Drone Strikes Have Killed 176 Children in Pakistan Alone” (dec.2012) est l’un de ceux qui dénoncent le bilan humain des attaques ciblées, ainsi qu’une émotion et une justice à deux vitesses.[en ligne] (http://www.policymic.com/articles/20884/is-america-like-adam-lanza-u-s-drone-strikes-have-killed-176-children-in-pakistan-alone)

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Publié dans Défense & sécurité, Société américaine, Sociologie & géopolitique des religions

Visite du président américain en Israël : gains politiques pour les uns, fin des illusions pour les autres

(Photo: Carolyn Kaster, AP)

(Photo: Carolyn Kaster, AP)

La continuité assurée et assumée

Il y est allé et, fidèle à lui-même, à ses talents d’équilibriste reconnus, ne s’est à aucun moment mis dans une position trop risquée. Pour sa toute première visite officielle de trois jours en Israël la semaine dernière, le président américain aura pris soin d’éviter de contrarier ses hôtes israéliens, préférant les bons sentiments et les hommages appuyés aux points de controverse sur lesquels le monde arabe l’attendait pourtant en ce début de second mandat. Loin de lui apporter les réponses espérées ou adéquates, son déplacement n’a eu pour seule ambition que de repartir du bon pied avec le premier ministre Benyamin Netanyahu (avec lequel ses relations étaient exécrables depuis 2009), de réchauffer et de resserrer les liens entre les deux administrations, de rappeler « l’alliance éternelle » entre l’Amérique et Israël, sur fond d’instabilité politique et de montée de l’islamisme dans la région, de guerre en Syrie et de menace nucléaire iranienne. Bref, dans un contexte où les périls régionaux exacerbés appellent d’urgence au raffermissement de « l’union sacrée ». Dans la foulée, le président, enhardi par ce très chaleureux accueil, s’est même payé le luxe d’arracher une réconciliation « inespérée » entre l’État hébreu et la Turquie en parvenant sur place à convaincre (selon la version officielle) le premier ministre israélien Netanyahu d’appeler son homologue Recep Tayyip Erdogan afin de lui « présenter ses excuses » pour l’assaut sanglant des commandos de Tsahal contre la flottille du Mavi Marmara le 31 mai 2010. Quitte à gâcher un peu la belle histoire, il est raisonnablement permis de subodorer que le processus de réconciliation avait commencé bien avant la venue du président. Sous ce rapport, la mission peut tout de même être considérée comme un franc succès diplomatique. L’on ne sera guère surpris, en revanche, par la maigreur de ce qui est ressorti des échanges avec le gouvernement israélien nouvellement formé, puis de la rencontre – beaucoup plus sobre – avec le président de l’Autorité nationale palestinienne, Mahmoud Abbas. La portée politique de l’événement reste donc globalement limitée, dissymétrique selon le point de vue.

Faire front commun, une priorité stratégique

Cette visite n’aura pas été foncièrement inutile comme certains commentaires affligés ont pu le laisser entendre. Le président Obama s’est montré certes moins soucieux de décliner un ensemble de pistes et de solutions concrètes, originales et courageuses à même de réanimer le processus de paix et de faire progresser la cause palestinienne que de rappeler une fois de plus à Israël qu’il n’a pas de meilleur allié au monde que l’Amérique. La principale information à en retenir est, pour ceux qui en douteraient encore, que les fondations de l’association israélo-américaine sont bel et bien stables, solides et pérennes, autant que peut être durable et rigide la ligne du gouvernement israélien sur la question des colonies, notamment.En cette période de turbulence, les E.U et les dirigeants israéliens reconnaissent qu’il est indispensable, dans l’intérêt de chacun, de faire table rase des petits malentendus et dissensions survenus ces trois dernières années, et d’œuvrer au renforcement du consensus autour d’objectifs prioritaires, au premier rang desquels la neutralisation du programme nucléaire iranien. Cette visite – abstraction faite du flot d’honneurs et des pompes qui l’ont entourée – a été avant tout une initiative hautement stratégique pour Obama, utile et bénéfique à plus d’un titre, d’abord à son image dans son propre pays, ensuite à la préparation des prochains actes que son équipe posera dans la région. Le président y a vu, en effet, une opportunité de contredire ses opposants républicains qui le soupçonnent, depuis son premier mandat, d’inimitié larvée envers Israël et lui reprochent de trop pencher en faveur des Palestiniens. En outre, le président a voulu en quelque sorte défricher le terrain afin d’offrir un sillage plus clair à son secrétaire d’État John Kerry, et surtout à son secrétaire de la défense Chuck Hagel, dont la nomination a été particulièrement chaotique et semée d’embûches. Le premier a déjà entrepris un périple dans le monde arabe et a pour lourde tâche de clarifier la position américaine sur le dossier syrien et de coordonner ses efforts avec les pays membres de la Ligue arabe en vue d’isoler Damas et de préparer la transition post-Bashar el Assad. Le second (Hagel) n’est pas tout à fait sorti de sa phase probatoire, et doit encore convaincre, par des faits concrets, qu’il agira dans le sens des intérêts d’Israël après avoir fait l’objet d’une obstruction parlementaire, somme toute symbolique mais malgré tout éloquente, lors de son grand oral au Sénat.

Des relations détendues, une compréhension et une confiance optimales constituent donc un préalable pour manœuvrer dans le délicat dossier iranien, et c’est la raison pour laquelle le président a souhaité débarrasser son équipe de tout élément (procès d’intention, soupçon ou rancœur) susceptible de parasiter ses prochaines initiatives. Le président américain a choisi le meilleur timing qui soit, au moment où le nouveau gouvernement israélien, dominé par la droite nationaliste et religieuse pro-colons, vient à peine d’être formé. Et si cette rencontre exhale des relents d’allégeance à Israël qui suscitent colère et indignation chez ceux qui attendaient un président plus combattif, opiniâtre, délié en ce début de second et ultime mandat, il est cependant difficile de faire grief à ce dernier de ne pouvoir davantage s’affirmer et peser sur les décisions internes israéliennes, et d’être contraint de suivre, plus ou moins docilement, la position majoritaire exprimée par les représentants du Congrès américain, démocrates et républicains confondus. Beaucoup estiment que l’aide globale apportée à Israël doit, au regard des circonstances actuelles, être plus forte et inconditionnelle que jamais. Les Israéliens ont été, en outre, assurés par le président que l’aide militaire annuelle accordée à Israël ne souffrira pas des récentes coupes effectuées dans le budget de la défense américaine, et ce jusqu’en 2017.

Barack Obama (source : site web AIPAC)

Barack Obama (source : site web AIPAC)

La Turquie, un appui nécessaire

Cette visite en grande pompe doublée d’une opération de séduction aura autant conquis le public israélien (auquel elle était spécifiquement destinée) qu’elle aura lésé les Palestiniens. La déception est somme toute relative puisque des communiqués avaient clairement prévenu que le but de ce voyage était « d’écouter » et non de (re)lancer une initiative de paix israélo-palestinienne. Le président Obama préférant insister, dans le temps limité qui lui était imparti, sur le cas de l’Iran et sur l’extrême vigilance et fermeté avec laquelle Washington entend gérer jusqu’au bout l’épineux dossier nucléaire. En tout état de cause, il eût été difficile, à la fois, en seulement trois jours, de redonner un second souffle à un processus de paix moribond depuis 2010 par le biais une énième feuille de route, d’élaborer une stratégie commune vis-à-vis de Téhéran (avec lequel la reprise des négociations est enclenchée mais reste timide et pour l’instant infructueuse), de trancher sur la manière de gérer ensemble les derniers rebondissements et enjeux sécuritaires soulevés par le conflit syrien (et l’inquiétude particulière exprimée par Israël quant à la possibilité que des armes chimiques tombent entre les mains d’islamistes engagés dans le conflit armé). La seule « surprise » de cet événement, c’est le « soudain » rapprochement entre Israël et la Turquie. Celui-ci n’est pas tout à fait anodin, au regard de la proximité de la Turquie avec le monde arabe, de sa diplomatie très active, de sa qualité d’acteur émergent, de sa frontière avec la Syrie, du capital sympathie significatif dont jouit Ankara auprès des masses arabes sunnites depuis son soutien affiché aux révoltes populaires en Tunisie, en Égypte et à présent en Syrie. Ces données font de son concours un élément incontournable dans la recherche d’une issue au conflit qui ronge son voisin et dans la stabilisation régionale. La Turquie est d’autant plus importante dans l’équation que l’Égypte, affaiblie, traverse une grande période d’instabilité politique et ne peut, par conséquent, jouer pour le moment un rôle diplomatique régional similaire à celui tenu à l’époque par le régime de Hosni Moubarak. Sans le Caire et Ankara, Washington et Israël se voient privés de deux appuis majeurs et peuvent difficilement gérer tous les problèmes de la région à la fois.

Le calcul d’Obama

Pour convaincre Israël de ne pas attaquer unilatéralement l’Iran, le président américain a, semble t-il, changé sensiblement de méthode en acceptant, du moins en façade, la possibilité que l’État d’Israël puisse être amené à prendre seul la décision d’une frappe préventive en dernier ressort (au cas où ses dirigeants considèreraient la menace d’un Iran possédant l’arme atomique imminente et la diplomatie inopérante). « Je ne m’attends pas à ce que le Premier ministre (Netanyahu) prenne une décision sur la sécurité de son pays et s’en remette pour cela à n’importe quel autre pays », a ainsi lancé le président Obama en réponse à un journaliste qui souhaitait savoir s’il avait demandé au PM israélien d’être plus patient avant une éventuelle frappe contre l’Iran. Cette réponse ne semble pas suffire à conclure que l’Amérique se démobilise ou que B. Obama ait changé d’avis sur les conditions, délais et modalités d’une intervention contre l’Iran, mais s’apparente à une feinte consistant à (faussement) laisser la plus grande latitude possible au PM israélien, tout en sachant pertinemment que ce dernier ne prendra pas le risque inconsidéré de faire peser sur ses seules épaules toutes les conséquences potentielles, régionales et internationales, d’une attaque en solitaire contre l’Iran. L’opération est trop complexe, hasardeuse et pourrait être suivie de lourdes représailles pour l’Amérique et ses alliés régionaux. D’un point de vue diplomatique, logistique et militaire, une telle décision pourrait s’avérer préjudiciable pour Israël qui n’obtiendrait pas forcément le soutien de la société internationale dans sa campagne militaire et n’aurait aucune garantie de succès tactiques permettant de mettre un terme au programme nucléaire. Par sa rhétorique détendue, sereine, presque stoïque, le président Obama montre qu’il a pris du recul par rapport aux anciennes provocations de B. Netanyahu dont il connaît désormais les mécanismes pour les avoir éprouvés. Peut-être est-il permis de penser (ou de faire le pari) que le président américain a sensiblement rééquilibré leurs rapports, parvenant même, sous certains angles, à prendre légèrement l’ascendant sur un Netanyahu moins flamboyant, réélu avec une avance moindre lors des dernières élections législatives marquées par la percée remarquable du parti centriste Yesh Atid et de la droite nationaliste religieuse. Les prochains échanges diplomatiques entre Obama et Netanyahu permettront sans doute de vérifier cette hypothèse.

Barack Obama quittant Israël

Barack Obama quittant Israël (source : site web AIPAC)

Les grands perdants de l’équation

Pour ce début de deuxième manche, les observateurs ont retrouvé un président (en apparence) plus consensuel, un État israélien traité aux petits oignons, et des Palestiniens lésés et dépités. Pourtant, le président Obama ne peut se voir reprocher de s’être formellement dédit : ce dernier n’a, en effet, pas fondamentalement changé d’opinion sur le problème, sa vision demeure toujours inspirée par la pensée d’une gauche américaine forgée autour du processus d’Oslo, incomparablement plus favorable aux Palestiniens que ne l’est droite conservatrice, et qui considère que l’expansion coloniale est « illégale », constitue un facteur de violence et l’obstacle principal, voire unique, d’une formule à deux États indépendants et vivant en paix côte à côte. Le président Obama a très exactement réitéré ses positions bien connues, énoncées lors de son lénifiant discours du Caire de 2009, mais sans tracer le moindre cap ou définir des contours susceptibles de montrer la voie à suivre. Il a mesuré ses mots, édulcoré sa critique qui est désormais aux antipodes de la tonalité de son discours de 2009 dans lequel il avait osé dire, avec une franchise jusqu’alors inédite – qui lui attira l’ire de nombreux Israéliens, dont Netanyahu – que « les États-Unis ne reconnaiss(ai)ent pas la légitimité des colonies israéliennes ». La semaine dernière, B. Obama a certes répété son opposition de principe à la poursuite de la colonisation en Cisjordanie et à Jérusalem-Est, qu’il ne « considère pas comme constructive, adéquate, ou de nature à faire avancer la cause de la paix », affirmant croire encore à une solution binationale (sans expliquer comment y parvenir) à l’adresse d’une opinion palestinienne et arabe que l’on imagine désabusée et incrédule. Outre certains adjectifs qui fâchent, son discours a été largement purgé, à desseins, de précisions portant sur le tracé des futures frontières. Contrairement à ses premiers discours prononcés entre 2009 et 2011, le président américain, rattrapé par la cruelle réalité d’une bantoustanisation accélérée et quasi achevée dans les territoires, a sciemment évité de mentionner un futur État palestinien tracé sur la base des frontières de 1967, pas plus qu’il n’a placé le gel des colonies comme une précondition naturelle et logique à la reprise des négociations israélo-palestiniennes. Ces formulations de plus en plus évasives tendent à démontrer que le temps des grands espoirs et des belles promesses est bien révolu, et que le président lui-même n’y croit plus vraiment. Le sentiment de « deux poids deux mesures », de « trahison », « d’hypocrisie », voire de « mascarade » ressenti par les Arabes reste donc, à juste titre, fort et affleure dans les réactions lues et entendues. Une cassure que le président américain aura bien du mal à résorber, même s’il le souhaite et s’y emploie ardemment dans un proche avenir. Alors que la promotion des processus de réconciliation politique ( dite « nationale ») reste l’un des enjeux fondamentaux pour la reconstruction des nations arabes en transition, les divisions politico-confessionnelles internes ne cessent pourtant de se creuser dans la région, en Irak notamment, et l’Égypte n’est pas encore totalement sortie d’affaire. Dans le champ palestinien, la politique telle qu’elle est aujourd’hui menée par Israël avec l’assentiment américain, risque hélas d’hypothéquer durablement une éventuelle réconciliation entre le Hamas et le Fatah, seul partenaire des négociations et autorité reconnue par Israël, qui s’affaiblit à mesure que le processus de paix piétine, et perd du terrain en faveur des mouvements islamistes. Quant au Hamas, parti islamiste historique palestinien, celui-ci subit aussi les effets de cette impasse, et voit de nouveaux groupuscules salafistes encore plus radicaux émerger, défier son autorité et prendre l’initiative de tirs de roquettes (comme lors de la visite du président où ces derniers ont tiré deux projectiles, dont l’un est tombé dans la cour d’une maison de Sdérot, l’autre dans un champ).

Les Palestiniens sont perdants sur toute la ligne. Les développements du « Printemps arabe » ont détourné le peu d’attention dont ils bénéficiaient encore mais qui n’a cessé de s’éroder depuis 2007.  L’ Europe quant à elle, s’est lassée de ce problème insoluble dans lequel elle s’est largement et depuis longtemps décrédibilisée, et qu’elle préfère commodément ignorer. L’ Amérique se montre plus préoccupée par la lutte antiterroriste et par l’Iran. Le président Obama est venu enterrer les dernières illusions du discours du Caire. Il ne rentre cependant pas bredouille à la Maison blanche. La Turquie et Israël se rapprochent après trois ans de froid diplomatique qui, contrairement à ce que la posture revancharde et les diatribes chroniques du président turc à l’égard d’Israël et du sionisme ont pu laissé croire, ne se sont toutefois pas traduits dans les faits par une rupture totale des relations diplomatiques, des échanges commerciaux et de la coopération militaire entretenus de longue date ces deux alliés stratégiques de Washington dans la région. Le « réchauffement » des relations de B. Obama avec B. Netanyahu n’efface pas le fait que les tempéraments des deux hommes s’opposent diamétralement et que leurs désaccords sur la colonisation demeurent. Ils sont obligés, sans doute malgré eux, de s’entendre ou de faire semblant, de se concerter, de s’épauler, en tous cas de mettre de côté leurs différends au nom des intérêts supérieurs et de la relation inaliénable entre leurs deux pays.

Chady Hage-ali

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